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Mediapart : Pourquoi la loi immigration met en péril le secteur déjà fragile de l’aide à domicile

il y a 2 mois, par infosecusanté

Mediapart : Pourquoi la loi immigration met en péril le secteur déjà fragile de l’aide à domicile

Chercheurs à l’Institut national d’études démographiques, Marie-Victoire Bouquet et Loïc Trabut considèrent que le texte « fait peser des risques importants sur l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie », en tarissant le vivier d’aides à domicile et en les précarisant.

Faïza Zerouala

25 janvier 2024 à 06h56

Les sociologues Marie-Victoire Bouquet et Loïc Trabut, respectivement chercheuse contractuelle et chercheur à l’Institut national d’études démographiques (Ined), spécialistes de la dépendance et du vieillissement, considèrent que la loi immigration fait peser des risques importants sur les conditions de l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie.

L’équation est limpide. La population française vieillit : en 2030, il y aura 6,1 millions de personnes âgées de 75 à 84 ans. De fait, il va falloir du personnel, des aides à domicile et des aides ménagères en particulier, pour s’occuper d’elles et eux.

Seulement, ces métiers du soin sont déjà en tension, et les emplois occupés en large part par des personnes immigrées. Dans ce contexte, la loi immigration votée le 19 décembre 2023, avec l’objectif de limiter le nombre d’immigré·es en France et d’exclure de la liste des métiers en tension le secteur de l’aide à domicile, notamment en Île-de-France, ne peut qu’aggraver le problème.

Sans défendre une stricte vision utilitariste des personnes immigrées, les deux chercheurs pointent le risque du tarissement du vivier de main-d’œuvre pour l’accompagnement des personnes âgées. Mais ils alertent aussi sur l’appauvrissement d’une population déjà précaire, qui sera privée d’un ensemble de prestations sociales et familiales conditionnées à une durée de séjour précise sur le territoire français.

Si le texte voté par le Parlement était validé en intégralité par le Conseil constitutionnel, qui doit se prononcer le jeudi 25 janvier, Marie-Victoire Bouquet et Loïc Trabut alertent sur ce « risque grave en matière de santé publique » que la loi immigration ferait courir aux personnes les plus âgées.

Mediapart : La population française vieillit. Or la majeure partie du travail de soin à domicile est effectué par des personnes immigrées, et le métier est par ailleurs en tension. Pouvez-vous décrire le contexte de cet enchevêtrement de problématiques ?

Marie-Victoire Bouquet : Nous partons du constat que la population française a une dynamique de vieillissement importante. Le Haut-Commissariat au plan estime que le nombre de personnes âgées de 75 à 84 ans atteindra 6,1 millions en 2030, contre 4,1 millions en 2020, soit une hausse de 50 %.

L’autre constat que nous dressons, c’est que dans cette population, une part importante sera en perte d’autonomie, en incapacité de réaliser telle ou telle activité. Et forcément, ces personnes auront des besoins liés à cet état dans leur vie quotidienne. Certaines demanderont une assistance à domicile de la part de professionnels.

Loïc Trabut : Outre ce vieillissement de la population, politiquement, on observe en parallèle ce qu’on peut qualifier de « virage ambulatoire », avec cette idée qu’il faut maintenir de plus en plus les gens à domicile. Il faudrait les sortir à tout prix de l’hôpital, des maisons de retraite, selon l’affirmation qui voudrait que les personnes âgées préfèrent rester à domicile. Cela reste à vérifier, il y a quand même beaucoup de situations où les gens préfèrent être à l’hôpital, notamment parce qu’on y est quand même mieux soigné.

Or, l’État fait ce choix, car cela coûte moins cher d’avoir recours à des aides à domicile, avec en toile de fond une volonté d’industrialisation de la profession. On a donc développé ces emplois peu qualifiés, de très mauvaise qualité, avec l’idée d’offrir aux personnes âgées un service reproductible et standardisé. Ces emplois sont pourvus à 95 % par des femmes, ils sont parmi les plus féminisés, et il y a dans leurs rangs une large part de personnes immigrées. En 2018, en Île-de-France, 61,4 % des aides à domicile, aides ménagères et employé·es de maison sont des immigré·es.

Comment expliquer qu’il y a non seulement une majorité de femmes, mais aussi une forte proportion d’immigrées parmi ces travailleuses du « care » ?

L.T. : La réponse est simple. Personne d’autre ne veut faire ce boulot. Ce sont des emplois non qualifiés pour lesquels on considère qu’on n’a quasiment besoin d’aucune formation. Et comme pour tous ces emplois, il y a des difficultés de recrutement. Depuis vingt ans, Pôle emploi, devenu France Travail, oriente toutes les personnes sans diplôme vers ces métiers. Le nettoyage et le bâtiment pour les hommes, le care pour les femmes.

Par ailleurs, les conditions de travail sont tellement dégradées qu’il y a un fort turnover. Celles et ceux qui restent n’ont pas le choix, comme les mères célibataires. Ou les personnes en fin de droit de chômage.

Dans le détail, quelles conséquences la loi immigration, si elle était validée par le Conseil constitutionnel, pourrait-elle avoir ? Tarir un vivier déjà fragile ?

M.-V. B. : Oui, dans ce contexte, la loi immigration fait peser des risques importants sur les conditions de l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie, en accentuant la pénurie de main-d’œuvre dans un secteur où, particulièrement en Île-de-France, la part des travailleuses immigrées est très importante. Limiter le nombre d’immigré·es sur le territoire d’une part, et exclure de l’aide à domicile de la liste des métiers en tension d’autre part, produit mécaniquement un tarissement du vivier de main-d’œuvre disponible pour accompagner nos aîné·es dans la perte d’autonomie.

Ce sont, par ailleurs, des métiers déjà précaires et aux conditions de travail très difficiles. Il existe aussi le risque de la dégradation des conditions de vie matérielles de ces personnes, avec ce volet controversé des prestations sociales et familiales désormais conditionnées à une durée de séjour sur le territoire français… Que pouvez-vous en dire ?

M.-V. B. : Si la loi immigration passe, ces personnes verront leurs droits se restreindre. Cette population sera notamment privée des prestations de base telles que l’aide personnalisée au logement (APL), l’aide sociale à l’hébergement (ASH), ou l’allocation de soutien familial (ASF).

Il ne faut pas perdre de vue que ces emplois ne sont pas vivables sans les prestations sociales. Si on résume, ce sont des emplois à temps partiel payés au Smic avec un éclatement des temps de travail sur des plages horaires très étalées. Sans les prestations sociales, en fait, on ne peut pas vivre de ces métiers.

L. T. : Par exemple, les APL viennent compenser le fait que sans elles, le salaire ne serait pas suffisant pour se nourrir et payer son loyer. Une mère célibataire va pouvoir toucher l’allocation spécifique parents isolés. Cela va compenser le fait qu’elle doive s’occuper seule d’un enfant, avec un emploi à large amplitude horaire, avec un temps de repos et un salaire réduit.

Quels risques cela fait-il peser sur les personnes âgées et sur les aides à domicile ?

M.-V. B. : Au regard du vieillissement de la population et, partant, de l’augmentation des besoins d’accompagnement et de soin, aggraver la pénurie de main-d’œuvre pour prendre en charge ces besoins fait courir un risque grave de santé publique à nos aînés.

La loi va priver non seulement les salariées de l’aide à domicile d’aide de prestations vitales, mais va également écarter du droit commun la population immigrée de plus de 60 ans.

Compte tenu des effectifs annuels d’entrée d’immigrés extracommunautaires en France, plus de 45 000 personnes de 60 ans et plus seraient exclues des prestations sociales en raison d’une durée trop courte de séjour sur le territoire français. Parmi elles, les personnes en perte d’autonomie seront de surcroît privées de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Outre le fait de dégrader massivement les conditions de vie et l’état de santé physique et psychologique de ces populations, cette réforme tend à réassigner aux familles le travail de care, bien plus souvent dévolu aux conjointes et aux filles.

La loi immigration, qui paraît annexe à vos recherches, révèle finalement toutes les fragilités de ce secteur…

L. T. : Oui, elle montre certaines de ses limites. De manière tacite, tout notre système de protection sociale est structuré de telle sorte qu’il permette aux employeurs de proposer des emplois si mal payés. Les prestations sociales sont considérées comme un complément. Elles restent vitales car elles permettent à de nombreuses personnes d’entrer dans le marché du travail ou en tout cas de se maintenir partiellement en dehors de la pauvreté.

Cette loi propose de réduire l’accès à des ressources qui permettent aux gens arrivant en France de s’en sortir. On va créer une précarisation très forte, encore plus forte qu’elle ne l’est déjà. Ce serait la double peine.

Faïza Zerouala