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Le Monde.fr : Tribune : : Taxe lapin : « Les incitations monétaires peuvent s’avérer contre-productives »

il y a 1 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : Tribune : : Taxe lapin : « Les incitations monétaires peuvent s’avérer contre-productives »

Nicolas Jacquemet

Professeur à l’Ecole d’économie de Paris et à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne

L’économiste Nicolas Jacquemet met en garde, dans une tribune au « Monde », contre l’utilisation d’un outil financier pour régler un problème de comportement moral
Les taxes sont certes un outil de financement des collectivités publiques, mais elles constituent également un outil de pilotage particulièrement efficace des décisions que prennent les acteurs de l’économie. La modulation du poids de la fiscalité, alourdie pour certaines activités et allégée pour d’autres, vise en effet à favoriser les décisions conformes à l’objectif poursuivi par le décideur public et à dissuader celles qui le sont moins.

La force de la fiscalité est qu’elle crée les conditions pour que ces signaux soient directement suivis d’effet : les variations de prix qui vont de pair avec la modulation des taux de taxe tendent naturellement à décourager les décisions les plus taxées au bénéfice de celles dont la taxation se voit allégée. Loin de constituer une forme de signal social, de « socio-score », visant à stigmatiser certaines décisions et à en louer d’autres, la fiscalité fonctionne ainsi comme une console de contrôle du décideur public, permettant un pilotage fin des décisions économiques.

Lorsqu’une municipalité décide de faire varier le coût du stationnement des véhicules les plus polluants (et/ou qui occupent une place plus importante de l’espace public), il ne s’agit pas, par exemple, de sanctionner les propriétaires de ces véhicules. L’objectif est simplement d’en augmenter le coût d’usage, de telle sorte qu’il devienne plus avantageux de faire des choix d’achat de véhicule plus conformes aux objectifs de réduction de la pollution et d’utilisation de l’espace public.

Les effets inattendus des incitations financières
L’efficacité des taxes, et plus généralement des sanctions financières, tient donc à leur capacité à faire basculer les choix de consommation et de production vers les options qui sont devenues plus avantageuses en raison des variations de prix. Les réflexions actuelles sur la possibilité d’introduire une taxe visant à sanctionner les patients qui n’honorent pas un rendez-vous médical (dite « taxe lapin ») participent du même raisonnement.

Une telle mesure serait efficace si la sanction modifiait uniquement les conséquences financières de tels comportements. Mais de nombreux travaux de recherche récents montrent que les incitations financières ont des effets inattendus sur les décisions qui comportent une dimension morale, car elles présentent un risque important d’éviction de ces motivations morales au profit de décisions fondées uniquement sur un raisonnement financier.

Cette idée a fait son apparition dans la pensée économique à l’occasion d’un intense débat entre le père fondateur des recherches en politiques sociales, le Britannique Richard Titmuss (1907-1973), et les plus fameux économistes des années 1970, qui étaient convaincus que les forces de marché s’appliquaient à toute forme de bien et affirmaient par exemple que l’introduction de récompenses financières pour les dons de sang ne pouvait qu’en accroître l’offre.

Economie et psychologie dans les décisions économiques
Richard Titmuss était au contraire convaincu qu’une telle mesure serait contre-productive et conduirait à une baisse des dons, car l’introduction de récompenses financières annihilerait l’une des motivations importantes de la décision de se porter volontaire : le sentiment d’avoir fait une bonne action, et la récompense que constituent l’estime de soi et l’estime des autres qui en découle. Les travaux de recherche qui ont été menés depuis confirment sans ambiguïté cette intuition : l’introduction de récompenses financières n’augmente aucunement le volume des dons de sang – et pose des questions qui restent largement débattues sur la qualité des dons attirés par de telles récompenses.

Ce phénomène est aujourd’hui bien compris, grâce notamment aux travaux qui combinent l’économie et la psychologie pour comprendre les décisions économiques. Les décisions qui comportent une dimension morale sont fortement influencées par l’idée qu’on se fait de soi-même, et par l’idée que les autres se font de nous sur la base de nos actes. L’introduction de conséquences financières de ces mêmes actes ne se cumule pas avec ces enjeux moraux : lorsqu’une action procure un bénéfice financier, elle n’est associée à aucune récompense sociale, ni à ses propres yeux, ni aux yeux des autres.

Faisant disparaître les conflits moraux associés aux décisions ciblées, les incitations monétaires peuvent donc s’avérer contre-productives et encourager les décisions les plus taxées – qui deviennent des choix économiques coûteux plutôt que des attitudes moralement discutables. Un excellent exemple en est fourni par l’expérience menée par Uri Gneezy et Aldo Rustichini (dans un article paru en 2000 dans le volume 29, n° 1 du Journal of Legal Studies).

Prendre en compte la psychologie des comportements
Dans un certain nombre de crèches, une amende a été introduite afin de lutter contre les retards récurrents des parents venant récupérer leurs enfants à la sortie. En comparant les retards entre ces crèches et celles dans lesquelles cette mesure n’a pas été appliquée, les auteurs ont pu montrer que non seulement l’amende n’a pas permis de limiter les retards, mais qu’elle a, au contraire, conduit à leur nette augmentation, car l’amende était interprétée par les parents comme une garde additionnelle tarifée (« a fine is a price » – « une amende fonctionne comme un prix », en concluent les auteurs).

Il est malheureusement à craindre que la « taxe lapin » produise des effets similaires et conduise les patients non pas à se préoccuper des conséquences de l’annulation intempestive de leurs rendez-vous sur les praticiens, mais au contraire à considérer cette taxe comme le prix d’un simple service marchand.

Pour éviter que cette taxe ne fasse qu’aggraver la situation contre laquelle elle s’efforce de lutter, il conviendrait, au minimum, de prendre le temps d’en évaluer les effets avant d’envisager de la généraliser ; et de prendre soin d’intégrer à la réflexion le rôle trop souvent négligé de la psychologie des comportements économiques.

Nicolas Jacquemet(Professeur à l’Ecole d’économie de Paris et à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne)