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Médiapart - Pour Macron, le néolibéralisme est un socialisme

Juillet 2018, par Info santé sécu social

9 JUILLET 2018 PAR ROMARIC GODIN

Emmanuel Macron a précisé sa vision de la politique sociale : un nouvel État-providence qui fournit à chaque individu les moyens d’être acteur du marché et qui réduit la redistribution des revenus. Un rêve néolibéral à haut risque pour la société.

Ce deuxième discours devant le Congrès de Versailles aura été l’occasion pour Emmanuel Macron de répondre à la critique lancinante depuis un an de son action : son absence de « pilier social ». Encore une fois, cette réponse n’a pas été celle d’une inflexion de la politique, pas davantage par l’annonce de mesures concrètes. La réponse a été une réponse de principe : le social ne passe pas par la redistribution, mais par le bon fonctionnement de l’ordre concurrentiel.

Le chef de l’État a annoncé sa tâche : construire « l’État-providence du XXIe siècle ». Un État-providence qui viendrait se substituer à celui du siècle dernier qui serait désormais caduc. C’est une figure de rhétorique habituelle de la social-démocratie convertie à l’ordre néolibéral. En juin 1998, Tony Blair avait ainsi déjà promis de mettre en place ce même « État-providence du XXIe siècle ». Il est très frappant de souligner la ressemblance des deux notions. À l’époque, Tony Blair défendait une vision inspirée de William Beveridge, penseur libéral de la sécurité sociale qui promouvait un « dialogue entre l’individu et l’État » : l’État apporte un filet de sécurité sociale minimale en échange d’une forte responsabilité de l’individu.

Au milieu des années 1940, lorsque Beveridge fait cette proposition, l’économie est fort différente de celle d’aujourd’hui. À l’époque, la sécurité sociale est à construire dans une économie en reconstruction et encore traumatisée par la crise de 1929. Dans l’économie mondialisée et financiarisée d’aujourd’hui qui place les finances des États sous tension permanente, et alors qu’il existe une protection sociale importante, la pensée beveridgienne apparaît désormais comme le paravent derrière lequel il s’agit de déconstruire des solidarités pour les remplacer par des responsabilités individuelles. En insistant sur l’aspect de responsabilité. Là où Beveridge y voyait un moyen de sauvegarder l’économie de marché, Tony Blair et Emmanuel Macron y voient un moyen de développer la logique de marché.

Aussi Emmanuel Macron n’a-t-il eu de cesse de dénigrer le système social français existant. Ignorant sa résistance à la crise et sa capacité à contenir les inégalités de revenu (la France est l’un des rares pays avancés à l’avoir fait après la crise), il a attaqué de front sa logique redistributive. « La politique sociale, a-t-il indiqué, ce n’est pas donner plus d’argent, mais c’est permettre à chacun de s’en sortir. » Plus loin, il explique que la mesure de division des classes de CP en zones d’éducation prioritaire est « plus efficace que tous les dispositifs de redistribution ». Cette critique est également vive dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. « Quelle gloire peut-on tirer de politiques sociales qui ont condamné à la pauvreté un enfant sur cinq ? » a-t-il interrogé, sans se demander si la France était ici un cas isolé, ce qui effectivement condamnerait son système social, mais ce n’est pas le cas.

Peu importe, l’essentiel pour le président de la République est ailleurs : dénigrer la politique de redistribution permet de dessiner un autre modèle social, fondé non pas sur un rééquilibrage des ressources, mais sur une égalité devant la participation à l’économie. « La première des inégalités, c’est l’inégalité de destin », a-t-il martelé, rappelant sa volonté de donner à chacun les moyens « de s’en sortir ». Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que l’État n’a pas à « corriger » les différences de revenus qui ne sont en réalité que le reflet des compétences de chacun, mais donner à chacun la capacité à venir sur le marché vendre ses compétences. Le marché fera le tri. Ceux dont le destin est l’échec devront alors l’assumer en acceptant ce que lui donnera le marché. C’est bien le sens de la réforme de l’assurance chômage annoncée par le président de la République : la responsabilité passe par l’acceptation accrue des postes par les chômeurs. En cela d’ailleurs, le système beveridgien est fort commode avec son financement par l’impôt : il permet à l’État d’imposer ses conditions aux chômeurs. Or, l’État est, dans la pensée néolibérale à laquelle adhère désormais clairement le chef de l’exécutif, celui qui garantit la concurrence.

Emmanuel Macron a donc raison : sa vision est cohérente. Sa politique sociale est de permettre l’accès de tous au marché. Là encore, cela ne suppose pas la destruction de tout système social, car, dans ce cas, beaucoup d’individus ne pourraient pas participer au marché. C’est l’instauration d’un « filet de sécurité » minimal garanti par l’État. On l’oublie souvent, mais le néolibéralisme est né à la fin des années 1930 autour de cette idée en réaction au vieux libéralisme purement anti-étatique qui avait sombré après la crise de 1929. Emmanuel Macron en est le digne héritier. Mais en tant que président de la République française de 2018, ceci suppose de détruire la logique du système social existant.

Ici intervient un autre classique de la pensée néolibérale : c’est l’activité économique qui fait la richesse et c’est une fois cette richesse produite que l’on peut la redistribuer. Or, pour créer de la richesse, il faut libéraliser, déréguler et baisser les impôts. Dans son discours devant le congrès, Emmanuel Macron a repris ce thème avec la métaphore assez éculée du « gâteau » créé par les entreprises que l’on ne peut que partager une fois qu’il est fait. Cette vision est économiquement contestable à plus d’un titre. D’abord parce que le partage de la richesse par l’impôt participe bel et bien à la construction de ce gâteau. L’État contribue en effet largement à cette création de richesses par ses investissements et ses dépenses. Mais les consommateurs qui bénéficient de la redistribution sociale y contribuent aussi et sans doute davantage.

Cependant une fois le gâteau cuisiné, la « justice » du partage de ce dernier laisse largement à désirer : la financiarisation, les dividendes et l’évasion fiscale (à peine évoquée ce lundi par le chef de l’État) laisse in fine peu de place à la redistribution. La loi Pacte veut certes corriger cela, mais uniquement par une baisse d’impôt pour les employeurs. Et du reste, cette vision est extrêmement risquée : elle prétend que la construction du gâteau doit être la moins chère possible pour pouvoir le faire grossir. Elle prétend donc faire pression sur les salaires et les investissements et ainsi faire croître les inégalités pour une redistribution très hypothétique. Cette thèse du gâteau permet de justifier les réformes du marché du travail pour faire pression sur les salaires. Elle est là encore profondément antisociale.

Rêve néolibéral
Cette thèse du gâteau est d’autant plus antisociale qu’elle fait aussi pression sur l’impôt, qui est la première forme de redistribution. Pour augmenter le gâteau, il ne faut pas seulement réduire les salaires, il faut aussi baisser les impôts et les cotisations. C’est la vision défendue par Emmanuel Macron depuis son élection et encore ce lundi : réduire la fiscalité sur le capital ne favorise pas les riches mais les entreprises, donc les emplois. On recycle ainsi le vieux théorème de Helmut Schmidt : « Les bénéfices d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. » Sauf que rien n’est plus faux aujourd’hui, pour les raisons que l’on a déjà évoquées : l’investissement est financiarisé et se doit d’être liquide dans le monde contemporain. L’argent gagné par les plus riches va, comme celui que les entreprises reversent aux actionnaires, dans des circuits qui profitent peu à l’économie réelle et encore moins à l’économie française. La baisse d’impôt n’est pas le gage d’un plus grand gâteau.

En revanche, la réduction des impôts, c’est assurément plus d’inégalités par moins de redistribution. C’est aussi une nouvelle pression sur les finances publiques et, partant, sur le système social. Emmanuel Macron a prévenu : les baisses d’impôt mènent à des dépenses publiques réduites et les prochains jours vont le confirmer, car l’austérité est plus que jamais à l’ordre du jour. Or, l’austérité n’est pas neutre économiquement : elle réduit le gâteau. Le chef de l’État n’y croit pas, ajoutant à sa besace intellectuelle une des plus formidables erreurs du néolibéralisme : l’austérité expansive, où l’idée que la baisse des dépenses publiques favorise l’activité.

La logique du président du gouvernement est donc simple : le social, ce n’est pas la redistribution des revenus, mais l’égalité devant le marché. Il faut donc former les individus pour qu’ils soient les plus performants dans la compétition économique. Les perdants de cette compétition doivent accepter leur sort. C’est cette défense d’un accès au marché qu’Emmanuel Macron veut défendre et c’est pour cela qu’il prétend ne pas aimer « ni les castes, ni les rentes, ni les privilèges ». Le chef de l’État croit dans le marché. Pour lui, défendre le marché c’est défendre la prospérité. C’est le vrai socialisme. « La création de richesses, la prospérité d’une nation, sont le socle de tout projet de justice et d’équité », affirme-t-il ainsi. Et cette prospérité ne peut s’inscrire que dans un projet de libération des « énergies » par la baisse des impôts et la réduction des réglementations.

Aussi, dans le nouvel État-providence, « efficace, émancipateur, universel et responsabilisant », le pouvoir public se contente de laisser tous les individus en capacité de participer à cette compétition. C’est donc un système qui réduit la redistribution des revenus à son strict minimum. L’inspiration de Friedrich Hayek est ici évidente. Dans son ouvrage, La Constitution de la liberté, ce dernier écrivait ainsi : « Il est essentiel que nous devenions conscients de la ligne qui sépare l’état des affaires dans lequel la communauté accepte le devoir de prévenir la destitution et de pourvoir à un niveau minimum de bien-être de celui qui assume le pouvoir de déterminer la “juste” position de chacun et alloue à chacun ce qu’il croit devoir lui revenir. » Dans ce cas, précise le père de l’école autrichienne, il s’agit d’une « coercition autoritaire des individus ». Il est frappant de voir combien cette distinction entre la redistribution et le soutien minimal des individus est au cœur de la pensée sociale du président français.

Emmanuel Macron agit comme si la crise n’avait pas eu lieu, comme si le monde économique n’était ni financiarisé ni ouvert, comme si les inégalités d’accès au marché n’étaient pas aussi des inégalités de revenus, comme s’il existait des lieux où il y avait une égalité parfaite des chances qui n’avait pas besoin de redistribution. Emmanuel Macron rêve. Il porte le rêve néolibéral selon lequel le marché libre réduit les inégalités. Les faits montrent l’inverse. Dans un entretien au Monde publié ce jour même, Olivier Blanchard, un des économistes qui ont soutenu le président français et ancien chef économiste du FMI, met en garde sur ce point. Le chef de l’exécutif prend donc le risque de creuser les inégalités, comme ses inspirateurs britanniques. Et comme lui-même l’a dit ce lundi : « Les sociétés qui ne se soucieront pas des inégalités le paieront au prix fort. » Il sait donc parfaitement ce qu’il fait.