Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Coronavirus : dans l’Oise, « on ne maîtrise plus rien du tout »

Mars 2020, par Info santé sécu social

5 MARS 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Département le plus touché par le Covid-19, l’Oise est déjà passé, dans les faits, au stade 3, celui de l’épidémie. S’il n’y a pas de psychose, l’inquiétude est grande pour les personnes âgées et fragiles. Les professionnels de santé libéraux à leur contact se sentent abandonnés.

En France, l’Oise apparaît comme le « territoire zéro » du Covid-19, cette maladie respiratoire due au nouveau coronavirus. Sur 285 cas en France (confirmés à la date du mercredi 4 mars, 16 heures), 99 se concentraient dans ce département, dont neuf communes (Creil, Crépy-en-Valois, Croix-Saint-Ouen…) ont dû fermer tous leurs établissements scolaires.

Le maire de Creil énumère les autres mesures déjà prises : « Ceux qui le peuvent doivent faire du télétravail. Il est déconseillé de se déplacer en dehors du cluster. Tous les rassemblements sont interdits : les compétitions sportives, les messes, les réunions politiques… »

Mais Jean-Claude Villemain souligne les incohérences de cette stratégie : « On a un très gros centre commercial sur Creil qui reste ouvert, qui attire pourtant des gens de tout le département et même d’Île-de-France… »

Le principal enseignement de l’Oise, c’est qu’on ne « maîtrise plus rien du tout », déclare Françoise Courthalac, médecin généraliste à la Croix-Saint-Ouen (l’une des neuf communes précitées).

Elle-même est confinée à domicile depuis la semaine dernière, quand son associée a été testée positive pendant ses vacances à Nantes. Le lien a été vite trouvé : dans leur cabinet médical a été soigné, au tout début de sa maladie, le « cas 1 » de l’Oise, employé sur la base militaire de Creil, aujourd’hui hospitalisé à Amiens.

Vice-présidente du Conseil départemental de l’Ordre des médecins, Françoise Courthalac a eu le temps de s’informer. « Mais au final, je ne suis plus tout à fait sûre de ce que j’ai compris. Les discours administratifs ou politiques, au niveau national ou régional, sont différents, ils évoluent tout le temps… » Les autorités de santé lui paraissent débordées : « Sur les trois médecins du cabinet, toutes confinées, une seule a été appelée par l’agence régionale de santé [ARS]. »

Sur les tests du coronavirus, elle comprend que les indications sont de plus en plus restrictives : « Sont seulement testés les premiers contacts de personnes malades qui ont des signes cliniques, ainsi que les cas de détresse respiratoire. Moi, par exemple, je vais bien et je n’ai pas été testée. »

Au sujet du confinement de quatorze jours en cas de contact rapproché avec un malade, la médecin généraliste n’était plus tout à fait sûre, mardi soir, de l’intérêt de la mesure. L’infirmière Marie-Odile Guillon, elle, a assisté à une réunion à Lille à l’ARS des Hauts-de-France à Lille, mardi soir, et elle est catégorique : « S’ils n’ont pas de symptômes, le confinement des professionnels de santé est levé. Et ils ne seront pas testés. »

Dans les hôpitaux de Creil et de Compiègne, le confinement pendant quatorze jours de deux cents soignants au contact de deux malades hospitalisés sans précautions a également été levé. « Ils ont été rappelés », indique Loïc Pen, médecin urgentiste à Creil. L’ARS des Hauts-de-France, la seule à communiquer, confirme : « Cette décision est une application de la doctrine nationale (qui a évolué sur ce point). »

De même, à l’hôpital Tenon de Paris, où de nombreux soignants ont été exposés à un patient malade du Covid-19, « tous ceux qui vont bien ont été rappelés, on ne peut pas se permettre d’arrêter pendant quatorze jours des soignants sans symptômes », explique Éric Caumes, infectiologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

La France est officiellement au « stade 2 » de sa stratégie de réponse sanitaire, qui prévoit l’hospitalisation de tous les cas avérés, et le test et le confinement de tous les cas contacts à risque élevé. Mais dans les faits, elle est passée au stade 3 dans tous les territoires où le virus circule : la stratégie se concentre désormais sur les personnes malades du Covid-19, qui sont les seules à être testées, confinées et hospitalisées.

Même les « cas contact » suspects ne sont plus automatiquement hospitalisés. Philippe Veron, médecin généraliste à Tracy-le-Mont, dans l’Oise, affirme que le 15 a renvoyé vers lui « un patient diabétique avec une fièvre et de la toux, pourtant passé par le service d’endocrinologie de l’hôpital de Compiègne, où a été hospitalisé un malade du coronavirus, sans aucune précaution ».

Comment soigne-t-il dans ces conditions ? « Je m’équipe avec un masque FFP2 périmé, qui date de l’épisode de la grippe A/H1N1, en 2009. Il m’en reste quatre. Et après je fais quoi ? »

Président du conseil départemental de l’Ordre des médecins, Philippe Veron est furieux : « Les médecins généralistes sont livrés à eux-mêmes, il y a une démission des autorités sanitaires. L’ARS est aux abonnés absents. On nous envoie en première ligne, sans être ni informés ni équipés. » Tous les médecins généralistes, mais aussi les infirmiers libéraux ou les sages-femmes, sont en train de recevoir un lot de cinquante masques chirurgicaux, à usage unique.

« Cela ne calme pas la colère du terrain, explique Philippe Veron. Cinquante masques chirurgicaux à usage unique, ce n’est pas suffisant. Les meilleurs masques – les FFP2 – sont réservés aux médecins hospitaliers. Pour l’épisode de la grippe A/H1N1, on avait reçu un colis de masques FFP2, de lunettes et de blouses, tout ce qu’il fallait », se souvient le médecin.

À Crépy-en-Valois, où l’hôpital gériatrique est touché, ainsi que ses deux maisons de retraite, la pharmacienne Cécile Lefeuvre est furieuse : « On est à court de solutions hydroalcooliques. Les masques sont réservés aux médecins, aux infirmières et aux sages-femmes. Nous les pharmaciens, nous n’avons rien ! Il n’y a eu aucune anticipation des autorités. Cette gestion de crise, c’est du n’importe quoi. »

Même regret pour la médecin généraliste Françoise Courthalac, confinée chez elle : « On ne s’intéresse pas à nous, les libéraux, j’en ai mal aux tripes. »

Mais même à l’hôpital de Creil, « on nous demande d’être économes sur l’usage des masques FFP2, ce qui est inacceptable », indique Loïc Pen, urgentiste. Preuve de la pénurie de masques : dans les hôpitaux, plus de 10 000 masques ont été dérobés.

Le ministre de la santé a annoncé, mardi 3 mars, qu’il déstockait « 15 à 20 millions » de masques chirurgicaux des réserves de l’État. Le même jour, le président de la République a décidé de réquisitionner « tous les stocks et la production de masques de protection. Nous les distribuerons aux professionnels de santé et aux Français atteints par le coronavirus ».

Seulement, au journal Libération, un des gros producteurs français de masques, Valmy, a expliqué être occupé par la fabrication de masques pour le NHS (National Health Service) britannique, qui a passé commande avant les autorités françaises : « Ça fait six semaines qu’on leur dit qu’il va y avoir un problème », assure le directeur de l’exploitation.

Dans l’Oise, pourtant, il n’y a pas pas de psychose. « On est inquiets, pour les personnes âgées et fragiles, comme pour une grippe, explique la pharmacienne de Crépy-en-Valois, Cécile Lefeuvre. La psychose, ce sont les journalistes qui la propagent. »

Dans son cabinet, le médecin généraliste Philippe Veron ne constate « pas d’afflux de patients, heureusement. Au contraire, certains patients annulent des rendez-vous ou des examens non urgents ».

La médecin généraliste Françoise Courthalac ne craint rien pour elle, et son associée qui a contracté le Covid-19 se porte bien. Mais elle tremble pour ses patients âgés et fragiles. « Même si je ne suis pas malade, je peux leur transmettre le virus. À partir du moment où il y a des porteurs sains, on ne maîtrise plus rien du tout. »

Éric Caumes, l’infectiologue à la Pitié-Salpêtrière, l’un des trois établissements de référence sur le Covid-19 en Île-de-France, aux avant-postes de l’épidémie, confirme : « À partir du moment où une grande partie des personnes infectées n’est pas malade, on ne pourra pas arrêter le virus. »

En même temps, il se montre rassurant sur la sévérité du virus : « Je pense que nous sommes face à une grippe. Mais est-ce une petite grippe ou une grosse grippe ? »

« Le vrai problème, c’est la submersion du système de santé »
La plus importante étude chinoise, publiée le 24 février dans le Journal of the American Medical Association, fait état de 14 % de cas sévères et 5 % de cas critiques, et établit le taux de mortalité à 2,3 %.

Mais « cette étude n’est pas fiable, affirme Éric Caumes, parce qu’on ne connaît que la partie émergée de l’iceberg, pas sa profondeur. Il y a énormément de cas asymptomatiques, la plupart ne sont pas dépistés. Le vrai problème, c’est la submersion du système de santé. Car ce coronavirus va toucher beaucoup de monde : la population n’a pas d’immunité, il n’y a pas de vaccin, pas de traitement. Il peut donc faire beaucoup de morts sur un temps court. Mais je rappelle que la grippe tue environ 10 000 personnes chaque année ».

Dans l’Oise, comment réagit le système de santé localement ? « C’est le bordel aux urgences, il y a des patients plein les couloirs, mais la situation est sensiblement la même que d’habitude, confie l’urgentiste de l’hôpital de Creil, Loïc Pen. Pour l’instant, on a plus de grippe que de coronavirus. La difficulté des soignants, c’est de distinguer les deux, les symptômes sont les mêmes. Le Samu à Beauvais est en revanche complètement débordé par les appels au 15, il y en a trois mille par jour, 2,5 fois plus que d’habitude. »

Pour lutter contre une éventuelle psychose, le ministre, Olivier Veran, mise sur la « transparence ». Seulement dans l’Oise, subsiste un flou sur l’origine de l’épidémie. « L’agglomération de Creil est stigmatisée alors qu’il n’y a aucun cas localement, explique le maire. Tous les cas positifs sont sur le base militaire. »

Le « cas 1 » de l’Oise est en tout cas un employé civil sur la base militaire de Creil, aujourd’hui hospitalisé à Amiens. Et le 29 février, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, a reconnu que dix personnels étaient contaminés. Mais en excluant que le « patient 0 » de l’Oise soit sur la base : « L’enquête a découvert que deux personnes ont été malades précocement début février, exposées à un malade antérieur qui reste à déterminer, qui serait le patient 0. Une de ces personnes a des contacts réguliers avec une amie qui travaille sur la base aérienne de Creil. C’est l’hypothèse retenue pour la circulation du virus sur la base aérienne de Creil. »

Il a cependant admis que du personnel de la base, membre de l’escadron Estérel a effectué un vol de rapatriement de Français de Wuhan : « Ce vol n’avait à bord aucun passager positif, je vous rappelle que toutes les personnes avaient été testées à deux reprises, et les équipes à bord avaient été protégées et surveillées pendant 14 jours. »

« Non, les militaires de l’escadron Estérel qui ont réalisé l’opération de rapatriement Wuhan-Paris le 31 janvier 2020 n’ont pas ramené le coronavirus de Chine, a aussi assuré l’armée dans un communiqué officiel. Aucun membre de l’équipage n’est entré sur le territoire chinois. Au retour de l’avion, l’équipage a bénéficié du protocole de surveillance durant 14 jours passés à domicile. Leur température a été prise deux fois par jour. Après 14 jours de surveillance : aucun n’a présenté de symptôme. »

Seulement, aucun n’a en réalité été testé, et il y a maintenant une certitude sur le fait que des personnes infectées, et non malades, peuvent transmettre le virus.

L’infectiologue Éric Caumes ne croit pas à la thèse d’une transmission par l’escadron Estérel : « L’armée est rigoureuse, a d’excellents médecins infectiologues. Il est aussi possible que la base ait été contaminée par l’intermédiaire d’un enfant de militaire. Beaucoup de personnels de l’aéroport Charles-de-Gaulle vivent dans l’Oise. Les touristes chinois dorment dans des hôtels dans la grande banlieue parisienne. Le virus a probablement circulé à partir de là, puis contaminé les écoles. »

C’est pour cette raison que les écoles sont fermées dans les communes où le virus circule : les enfants n’ont quasiment aucun symptôme (en Chine, seuls 2 % des personnes diagnostiquées ont moins de 20 ans), mais ils contractent le virus et le transmettent.

Un lien a par exemple été trouvé entre l’enseignant de 60 ans de Crépy-en-Valois décédé et un vieil homme testé positif à l’hôpital Tenon à Paris : sa petite-fille est scolarisée dans le même établissement que l’enseignant. Elle, se porte très bien.

« Les enfants se transmettent le virus par leurs mains sales, ils se touchent sans arrêt la bouche, le nez, puis touchent les mains des copains… Mais il faut le redire : les enfants n’ont aucun problème avec ce virus !, insiste Éric Caumes. Le virus n’épargnera pas grand monde mais comme une grippe, il sera d’autant plus grave que l’on est âgé ou avec des problèmes respiratoires ou d’autres maladies. Ce sont les personnes âgées qui vont payer le plus lourd tribut à la maladie, car ce sont elles les plus fragiles. »

L’Italie est en train de se confiner, après que plus de 3 000 personnes ont été testées positives et 100 personnes sont décédées. Toutes les écoles et les universités du pays sont fermées jusqu’à la mi-mars.

Éric Caumes n’en revient pas : « On est en train de suivre l’exemple des Chinois. Mais à ce jour, il n’y a eu que 3 000 morts en deux mois, dans le monde, ce n’est rien. Et les mesures ne font que repousser le problème : en Chine, le virus se remettra à circuler quand l’activité économique reprendra. Il y a déjà quatre coronavirus en circulation, qui provoquent des rhumes, des syndromes grippaux, et parfois des pneumonies graves. Celui-ci finira probablement par rejoindre les quatre autres, on n’en parlera bientôt plus ».

En attentant, l’Oise se prépare aux élections municipales. « On se pose des tas de questions, avance le maire de Creil, Jean-Claude Villemain. Par exemple, comment faire avec le cahier d’émargement, touché par tout le monde. Les assesseurs échangent avec tous les votants. Doivent-ils porter des gants, des masques ? On n’a pas de réponse. L’élection est dans dix jours ».