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Le Monde.fr : Un « Tinder du remplacement hospitalier » pour faire face à l’absentéisme

Mars 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Un « Tinder du remplacement hospitalier » pour faire face à l’absentéisme

Des hôpitaux publics font appel à des applis pour trouver des remplaçants volontaires parmi leur personnel. Une start-up, Whoog, contrôle les deux tiers du marché.

Par Jordan Pouille

Publié le 11/03/2020

Dix-sept postes d’infirmiers vacants, vingt-huit d’aides-soignants, plusieurs de sages-femmes… Comme de nombreux établissements de santé en France, l’hôpital de Vierzon (Cher) ne parvient pas à pourvoir tous ses effectifs médicaux et paramédicaux. Pour faire tourner les services et remplacer les personnels absents, infirmiers et aides-soignants sont régulièrement invités à renoncer à la dernière minute à des congés ou à des jours de repos.

« On nous met en “bulle”, raconte Maryvonne Roux, aide-soignante et déléguée syndicale Force ouvrière. Cela veut dire que nous sommes chez nous, à nous reposer mais en restant disponibles. C’est une astreinte déguisée. On est bloqué, mais pas payé, ce qui est illégal. On a bien tenté de remettre en place un pool de remplacement, avec du personnel dédié mais on nous l’a refusé, faute de budget. »

Pour sortir de cette logique, et éviter de recourir à l’intérim, la direction de l’établissement pousse depuis un an à la mise en place d’une application permettant de remplacer, sur la base du volontariat, du personnel absent ou manquant. « Il n’y aurait plus d’intimidation, ça mérite réflexion », reconnaît la représentante syndicale.

« Il y a des gens qui s’auto-remplacent »

Déjà adoptée par 1 500 établissements de santé, dont 400 d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et dix-sept CHU, la start-up Whoog, lancée en 2015, est le leader de ce marché. L’application est souvent décrite comme le « Tinder » du remplacement hospitalier. L’infirmier ou l’aide-soignant en congé ou en repos reçoit sur son smartphone des notifications lui demandant s’il souhaite assurer rapidement un bref remplacement dans son propre service ou ailleurs dans l’hôpital. Bouton rouge pour refuser, vert pour accepter.

« Quelqu’un qui aura fait dix Whoog d’affilée, il n’y aura pas de contrôle, pas de suivi par les ressources humaines », raconte une infirmière déléguée syndicale CGT à Blois.

Chaque mois, Léon (le prénom a été modifié à sa demande), infirmier aux urgences d’un hôpital varois utilise Whoog et fait une garde de nuit dans son propre service pour 350 euros. « Ça me permet de me constituer un salaire correct, même si je pourrais en faire beaucoup plus. Pallier l’absentéisme par de l’interne, c’est plus sécurisant car on travaille dans un environnement connu, mais évidemment, la fatigue peut se faire sentir », explique-t-il.

Le système peut parfois conduire à des aberrations. « Il y a des gens qui s’auto-remplacent. Ils sont en congés, découvrent une sollicitation sur leur poste car aucun remplacement n’a été prévu. Ils se retrouvent alors à se remplacer eux-mêmes », témoigne une aide-soignante en Ehpad. Et même si les heures supplémentaires sont théoriquement plafonnées dans un établissement, la règle n’est pas toujours respectée. « Quelqu’un qui aura fait dix Whoog d’affilée, il n’y aura pas de contrôle, pas de suivi par les ressources humaines. Une fois que le cadre a accepté que la personne puisse utiliser l’appli, c’est au soignant de se gérer », raconte une infirmière déléguée syndicale CGT à Blois.

« C’est du bricolage ! »

Face à ce type d’application, les syndicats sont partagés. S’ils reconnaissent qu’il vaut mieux privilégier le volontariat à la contrainte, ils s’inquiètent d’un système qui, derrière une application simple et ludique, encourage le travail sur les jours de repos.

« La seule motivation, c’est l’argent et c’est légitime. Je ne juge pas du tout mes collègues qui font face à des situations personnelles. Des gens à temps partiel forcé, des bas salaires, ils n’ont pas le choix », estime Yves Morice, délégué syndical SUD au CHU de Rennes, où Whoog est opérationnel depuis l’automne 2018. Mais selon lui, ce système a tout de l’ubérisation : « On crée une place du marché virtuelle avec des journaliers qui sont dans le besoin et qui attendent que le camion vienne chercher les ouvriers. Mais comme ça ressemble à Uber, c’est plus cool. A Rennes comme ailleurs, on réclame des recrutements, or le ministère nous donne des petites primes et promeut ces applis… Tout ça, c’est du bricolage ! »

« Avant, ces remplacements en interne pouvaient être la chasse gardée d’une poignée. Aujourd’hui, tout le monde peut en profiter », raconte Guerric Faure, cofondateur de Whoog

Pour Guerric Faure, cofondateur de Whoog, l’ubérisation consisterait à attribuer des étoiles aux services comme aux remplaçants, ce qu’il refuse. « Comme quand ces médecins préfèrent devenir intérimaires. Les agences qui les placent font monter les enchères entre les différents hôpitaux et ils quadruplent ainsi leur ancien salaire. Nous, on respecte les règles sociales, les contraintes économiques de chaque hôpital, tout en ajoutant de la flexibilité et du retour sur investissement », assure-t-il.

Des statisticiens de la plate-forme contactent régulièrement les établissements affiliés pour leur livrer des données « pour qu’ils comprennent mieux là où un recrutement serait plus approprié que des “whoog” répétés ».

Un tiers de leurs établissements clients ouvrent désormais leurs missions de remplacements aux étudiants. « Ils ont souvent des écoles d’infirmiers ou de kinés en leur sein, un véritable vivier qui parfois se présentait à eux par le biais des agences d’intérim ! Un chef d’établissement m’a même dit qu’il préférait qu’un étudiant travaille chez lui le week-end plutôt qu’au McDonalds. Avant, ces remplacements en interne pouvaient être la chasse gardée d’une poignée. Aujourd’hui, tout le monde peut en profiter », raconte Guerric Faure.

En pleine crise du coronavirus, le ministre de la santé a signé, dimanche 8 mars, un décret qui déplafonne les heures supplémentaires pour les professionnels de santé à l’hôpital. L’application Whoog risque d’être encore plus prisée par les chefs d’établissement dans les jours qui viennent.

Jordan Pouille