Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Coronavirus et libertés publiques : l’équation à mille inconnues

Mars 2020, par Info santé sécu social

10 MARS 2020 PAR CAMILLE POLLONI

Dans leur gestion de l’épidémie, les gouvernements démocratiques doivent répondre à des injonctions paradoxales. D’un côté, une demande sociale très forte de protection sanitaire. De l’autre, une défiance envers les contraintes imposées par l’État.

L’épidémie de coronavirus fait des dégâts sur tous les tableaux. Sur le plan sanitaire, c’est évident : plus de 113 000 cas et 4 000 décès ont été dénombrés dans le monde, dont 1 784 malades diagnostiqués et 33 morts en France ce mardi 10 mars au soir. Sur le plan économique, c’est joué d’avance : les conséquences seront ravageuses. Sur le plan des libertés publiques, c’est plus épineux. Les mesures mises en place par un gouvernement pour endiguer la propagation du virus peuvent s’avérer proportionnées, mais vaines ; efficaces, mais dommageables ; abusives, mais temporaires… Ou n’importe quelle autre combinaison d’adjectifs encore inconnue.

À long terme, impossible de prédire les conséquences de cette épidémie sur l’équilibre déjà vacillant du système politique français. Il est troublant de lire, sous la plume de scientifiques du monde entier, une validation des méthodes chinoises de quarantaine fondées sur la surveillance et la contrainte. Troublant, mais pas inexplicable. Sans aller jusqu’à l’éloge, plusieurs érudits commentateurs issus de pays démocratiques reconnaissent à la Chine une certaine efficacité.

Le pays a mené « l’effort d’endiguement le plus ambitieux, le plus agile et le plus agressif de l’histoire », écrivait ainsi l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en février. « La nation chinoise a été remarquable de réactivité, de lucidité, de sérieux, même si cela s’est traduit par une dimension politique forte », euphémisent deux médecins français, tout en rendant hommage « à la mémoire du Docteur Li Wenliang, lanceur d’alerte », menacé par le régime et mort du coronavirus. De son côté, l’anthropologue Frédéric Keck estime que les Chinois « acceptent ce discours de sacrifice » pour des raisons philosophiques et historiques étrangères aux sociétés démocratiques occidentales.

Faut-il imiter la Chine et tout boucler de force ? Opter pour une approche plus respectueuse des libertés publiques, au risque d’affronter une crise sanitaire incontrôlable ? La semaine dernière, Antoine Flahault évoquait ces dilemmes éthiques dans les colonnes de Mediapart. Selon ce médecin de santé publique, l’Italie « prouve à son tour qu’il est possible pour un pays démocratique de prendre des mesures très fortes », qui tout en étant « liberticides » peuvent avoir une réelle efficacité médicale. Et au moment où il s’exprimait, le pays n’avait pas encore décrété l’isolement d’une vaste zone nord, étendue hier soir à tout son territoire.

« La réduction des libertés individuelles au nom du bien commun et de la santé de tous est toujours une pratique utilisée », écrivait récemment l’historienne Celia Miralles Buil dans une notice encyclopédique intitulée « Les épidémies et les quarantaines en Europe ». « Tout comme les cordons sanitaires du XIXe siècle, les mesures prises reflètent la même peur et la même impuissance des autorités politiques et médicales face à la menace épidémique. »

Les autorités politiques françaises, qui dansent déjà sur un volcan en temps normal, se retrouvent confrontées à des arbitrages particulièrement complexes. Si elles ne semblent pas prendre la mesure de la situation, elles peuvent se voir accusées de négligence coupable, façon « nuage de Tchernobyl ». Si elles en font trop, on leur reprochera un maximalisme inutile, motivé par l’opportunité politique. Dans ce contexte exceptionnel, la liberté de réunion, la liberté d’aller et venir et la liberté de culte sont les plus difficiles à préserver.

Dans un arrêté du 4 mars, le ministre de la santé Olivier Véran a commencé par interdire « tout rassemblement mettant en présence de manière simultanée plus de 5 000 personnes en milieu clos » jusqu’au 31 mai (délai ramené ensuite au 15 avril), permettant même aux préfets d’abaisser ce seuil « lorsque les circonstances locales l’exigent ». Le ministre s’appuie sur l’article 3131-1 du code de la santé publique, dont le texte est le suivant :

« En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population.

Le ministre peut habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles. Ces dernières mesures font immédiatement l’objet d’une information du procureur de la République. »

Ce premier arrêté a conduit à l’interdiction d’événements publics de grande ampleur, notamment le Mondial du tatouage et des concerts à forte audience. D’autres ont été annulés ou reportés par les organisateurs eux-mêmes, comme le Salon du livre. Les élections municipales sont maintenues, mais assorties d’un ensemble de mesures d’hygiène et visant à faciliter les procurations, tandis que nombre de meetings de campagne ont été supprimés (mais pas celui de Rachida Dati).

Le 9 mars, le gouvernement prend un nouvel arrêté interdisant cette fois les rassemblements de plus de mille personnes, qu’ils se tiennent en intérieur ou en extérieur, jusqu’au 15 avril. Les préfets sont toutefois chargés de dresser une liste de rassemblements « utiles à l’intérêt de la nation » et donc autorisés. Le ministre cite comme exemple « les manifestations, les concours, les transports en commun ».

Avec ce deuxième arrêté ministériel, le rassemblement évangélique qui a réuni environ deux mille fidèles à Mulhouse du 17 au 21 février et mené à la contamination de plusieurs dizaines de personnes n’aurait pas pu avoir lieu. Dans les plus grandes mosquées de France, la prière du vendredi est annulée « jusqu’à nouvel ordre ».

Les principales rencontres sportives se déroulent désormais à huis clos pour éviter que plusieurs milliers de personnes ne se retrouvent en contact dans les tribunes. Diverses préfectures annoncent aussi l’annulation de manifestations culturelles, sans qu’on sache toujours s’il s’agit d’interdictions formelles ou de décisions prises d’un commun accord avec les organisateurs : ainsi le concert de Jean-Louis Aubert, au Zénith de Caen, le Salon de la moto de Nancy ou encore le carnaval de Belfort se retrouvent déprogrammés.

Pour l’instant, les manifestations revendicatives ne sont pas directement visées par des interdictions préfectorales. Comme le font toutefois remarquer les syndicats opposés à la réforme des retraites, le climat d’inquiétude généralisée peut suffire à décourager les participants. « Cela va avoir un impact indéniable sur l’exercice des droits démocratiques fondamentaux : nombre de personnes vont éviter de participer dans les semaines à venir à toute initiative publique », a écrit lundi l’intersyndicale dans un communiqué. Si les Français commencent à avoir peur d’aller au cinéma, de dîner au restaurant ou de partir en voyage, iront-ils défiler dans les rues ? Alors qu’une nouvelle journée interprofessionnelle de grèves et de manifestations était prévue le 31 mars, l’intersyndicale appelle à « la suspension du processus législatif ».

D’ici quelques jours, la France pourrait passer au « stade 3 » de son plan anti-épidémique. Cette étape peut impliquer une nouvelle série de mesures, comme des fermetures à grande échelle de crèches et d’écoles, une suspension des transports en commun ou la mise en place de lieux d’accueil destinés aux SDF. Pour s’y préparer, Olivier Véran a saisi dès le 1er mars le Comité consultatif national d’éthique, lui demandant « d’éclairer le lien entre impératifs de santé publique et respect des droits humains fondamentaux ». L’avis n’a pas encore été rendu. Mais le comité d’éthique s’était déjà prononcé en 2009 sur la question des libertés en période de pandémie grippale.

Au-delà des décisions nationales, les préfectures des départements particulièrement touchés par le coronavirus ont pris des arrêtés spécifiques. Tous peuvent, par définition, être contestés devant le tribunal administratif, mais aucun cas d’arrêté attaqué n’a été porté à notre connaissance.

Dans l’Oise et le Haut-Rhin, ainsi qu’à Ajaccio (préfecture de Corse-du-Sud), toutes les écoles et crèches sont fermées pour deux semaines. Dans le Haut-Rhin toujours, le préfet Laurent Touvet a limité le droit de visite dans les établissements de soins (« sauf nécessité absolue »), imposé que toutes les manifestations sportives se tiennent à huis clos et interdit tous les rassemblements de plus de cinquante personnes en milieu fermé, du 6 au 19 mars. Des exceptions sont néanmoins prévues : les commerces, les entreprises, les bars et les restaurants, les transports en commun restent ouverts dans ce département. Les mariages et obsèques peuvent se tenir « en veillant à limiter le nombre de participants ». L’Oise est allée plus loin en interdisant tous les « rassemblements collectifs » du 1er au 14 mars.

Dans le Morbihan, le préfet a opté pour une approche différenciée entre les communes abritant un « cluster » de cas et le reste du département. Dans les deux cas, les mesures très strictes prises au départ (fermeture de nombreux établissements accueillant du public et interdiction de bon nombre d’activités) ont été légèrement assouplies depuis le début du mois de mars.

Pour Isabelle Denise, responsable du service juridique de la Ligue des droits de l’homme (LDH) depuis une vingtaine d’années, la question des restrictions de libertés publiques en période d’épidémie n’est « pas binaire ». « La LDH est évidemment favorable à ce que des mesures de santé publique soient prises. Nous serons attentifs à ce que la situation actuelle ne soit pas instrumentalisée au détriment de rassemblements ou de manifestations qui dérangeraient. Pour l’instant, ce n’est pas le cas : les arrêtés qui nous sont parvenus ont été pris dans le respect du droit. Ils ne sont ni attaquables ni disproportionnés, bien sériés dans le temps et de courte durée. »

De manière générale, les organisations de défense des droits de l’homme se montrent vigilantes mais prudentes. Si elles n’hésitent pas à critiquer l’action gouvernementale sur les questions sécuritaires – en matière de législation antiterroriste, de création de nouveaux fichiers ou d’autres dispositifs répressifs – elles se retrouvent ici confrontées à une problématique inédite et délicate. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’ayant pas été alertée « d’atteintes aux droits humains qui découleraient de ces mesures » par ses associations membres, elle n’a pas choisi de prendre position pour l’instant. Des ONG comme Amnesty International et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) préfèrent elles aussi rester sur la réserve.

De son côté, la Commission nationale informatique et libertés (Cnil) a publié vendredi un mémorandum sur la collecte de données personnelles liées à l’épidémie, à destination des entreprises et des particuliers. L’institution rappelle ainsi que si les employeurs sont en droit de « favoriser les modes de travail à distance » et d’appliquer certaines précautions, ils « ne peuvent pas prendre des mesures susceptibles de porter atteinte au respect de la vie privée », par exemple imposer « des relevés obligatoires de température corporelle » à ses salariés.

Plus l’épidémie avance, plus il devient difficile de faire la part des choses entre ce qui relève d’interdits posés par les autorités et de décisions individuelles guidées par l’inquiétude. C’est pourtant une différence de taille. En France actuellement, des atteintes à la liberté de réunion – qu’on les trouve justifiées ou pas – sont avérées. En revanche, la liberté d’aller et venir n’a pas été restreinte à ce stade, contrairement à ce qui se passe en Italie. En France, les trains circulent-ils, même si la SNCF propose désormais des annulations gratuites à ceux qui voudraient reporter leur voyage.

Surtout, les quarantaines conseillées aux personnes atteintes par le coronavirus – ou soupçonnées de l’être – ne reposent que sur une forme de contrainte sociale : l’appel à s’isoler à domicile, au nom de la responsabilité individuelle et contre la contagion. Personne n’est assigné à résidence, même si le code de la santé prévoit la possibilité d’habiliter les préfets à prendre « des mesures individuelles ». Serge Slama, professeur de droit public à l’université de Grenoble, rappelle qu’une quarantaine « repose sur le bon vouloir de la population ». « Bien sûr que les gens ont tout intérêt à la respecter. Mais il n’y a pas, à ma connaissance, de sanctions spécifiques en cas de non-respect. »

L’association de défense des libertés constitutionnelles, à laquelle appartient Serge Slama, a annoncé mardi soir le dépôt d’un recours devant le Conseil d’Etat contre la circulaire prise par Christophe Castaner pour faciliter les opérations de vote pour les personnes âgées. L’association conteste la possibilité, pour les directeurs d’Ehpad, de recueillir eux-mêmes des procurations.

L’universitaire est un défenseur acharné des libertés publiques. Qu’il s’agisse du droit de manifester ou de l’état d’urgence, Serge Slama ne mâche pas ses mots. Mais aujourd’hui, les mesures prises en France lui semblent plutôt « proportionnées ». « Le risque de propagation d’une épidémie est un critère valide pour limiter les réunions. Dans le contexte actuel, le premier ministre, titulaire du pouvoir de police administrative générale, est en droit de le faire. Tout le problème c’est la jauge, dont on ne sait pas comment elle a été fixée. Pourquoi 1 000 personnes et pas 500 ? Pourquoi les TGV circulent ? Sans doute par souci de ne pas arrêter la vie économique. » Son « inquiétude » pour les libertés se porte plutôt sur les semaines à venir. « Une fois que l’épidémie se sera développée, on peut imaginer une forme de cumul de toutes ces mesures, avec l’interdiction de tous les rassemblements, c’est-à-dire une sacrée restriction des libertés. »
Si la crise du coronavirus semble à ce point mettre à l’épreuve les sociétés démocratiques, c’est que cet état d’exception sanitaire touche une multitude de points sensibles : notre rapport au pouvoir, aux frontières et à la mondialisation, à l’hygiène et à la maladie, à la peur. L’épidémie interroge la confiance (ou la défiance) du peuple envers ses représentants politiques et ses autorités médicales. Elle dérange l’équilibre habituel entre ce qui relève des comportements individuels et ce qui est confié à la collectivité. Et brouille nos représentations d’un progrès scientifique continu qui maintiendrait notre mortalité sous contrôle.

Dans une interview accordée au New Yorker le 3 mars, l’historien américain Frank Snowden estimait que « les épidémies sont une catégorie de maladies qui semblent tendre un miroir de vérité aux êtres humains ». En les obligeant à se positionner sur l’étendue des libertés publiques qu’il faudrait suspendre, l’épidémie de coronavirus tend aussi le même « miroir de vérité » aux systèmes politiques du monde entier.