Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Covid-19 : « Il n’y a pas de prise de conscience », alertent les hospitaliers aux avant-postes

Mars 2020, par Info santé sécu social

12 MARS 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Trois médecins exerçant dans un hôpital de l’Oise alertent. Après deux semaines d’épidémie, les capacités régionales en réanimation sont déjà saturées. Et les précautions nécessaires pour freiner la propagation du virus ne sont toujours pas prises, dans le département comme dans le reste du pays. Notre reportage dans ce département, foyer du coronavirus en France.

C’est une ville de l’Oise, tout près de Paris, accessible en transport en commun. Les trains sont pleins, comme d’habitude, personne ne porte de masque. Cette ville est pourtant un foyer du coronavirus en France. La vie y est un peu ralentie, il y a peu de monde dans les rues. Parce que tous les établissements scolaires sont fermés, quelques enfants jouent dehors, accompagnés de leurs parents, des lycéens se promènent. Au centre-ville, le magasin d’alimentation bio fait un « gros chiffre ». Juste à côté, la vendeuse de vêtements pour enfants n’a vu que « vingt personnes dans la journée ». Une brasserie populaire voit sa clientèle diminuée « de moitié ». Le propriétaire s’énerve après « cet État qui veut tout contrôler, la manière dont on se salue, dont on se lave les mains ». Personne ne semble connaître de malades. Le Covid-19 est impalpable, invisible.

L’hôpital local est pourtant en première ligne, « au cœur du cyclone », expliquent une biologiste et une médecin infectiologue. Une médecin réanimatrice a également accepté de parler de son expérience, mais par écrit, elle est bien trop débordée. Toutes veulent conserver leur anonymat, « parce qu’on n’est pas de grands professeurs, parce qu’on a un devoir de réserve. Mais c’est important de raconter ce que l’on vit. Le reste du pays ne réalise pas encore. On est convaincus qu’il sera en grande partie touché, que cela va être grave. » La discussion dure trois heures, les médecins ont du mal à s’arrêter.

Le Covid-19, la maladie provoquée par ce nouveau coronavirus, s’est déclaré dans l’Oise il y a dix-huit jours, quand deux patients atteints de pneumonie sévère – l’un est décédé, l’autre est toujours en réanimation – se sont révélés positifs au coronavirus, après plusieurs jours d’hospitalisation dans deux établissements du département. Les médecins travaillent dans un de ces deux hôpitaux.

« On avait tenu la veille notre première réunion sur le Covid-19 », se souviennent-elles. Le lendemain, l’ensemble de l’hôpital a basculé dans une situation de crise. « On a travaillé tous les jours depuis, sans interruption, de 8 heures du matin à près de minuit le soir. On a l’impression de courir un 100 mètres, mais sur la distance d’un marathon. »

Les six premiers jours de crise ont été passés à respecter la stratégie dictée par le ministère de la santé. « On a passé des journées à faire du “tracing”, c’est-à-dire à identifier les soignants et les patients qui ont été en contact avec nos premiers malades positifs. Mais on est arrivés à deux cents soignants en quarantaine, c’était ridicule ! Eux même nous rappelaient pour nous dire qu’ils allaient bien, qu’ils voulaient travailler. Et on n’avait plus les moyens humains de travailler. » Les résultats des tests de cent cinquante soignants ont aussi rassuré les personnels, seuls deux se sont révélés positifs. L’établissement a donc pris l’initiative de mettre fin à la « quatorzaine » de tous les soignants testés négatifs. C’est le premier accroc à la stratégie officielle.

Deuxième accroc, la pratique des tests : l’hôpital les limite désormais « aux patients avec des pneumonies graves, des détresses respiratoires, et à toutes les personnes fragiles lorsqu’elles présentent une toux ou de la fièvre : les personnes âgées et malades, les immunodéprimés, et les femmes enceintes, parce qu’on a encore un petit doute, même si les études sont rassurantes. Tous les malades qui présentent des syndromes grippaux sans gravité rentrent chez eux sans être testés. » La même règle s’applique aux soignants. L’infectiologue a une forte toux, porte en permanence un masque, mais n’a toujours pas été testée, et continue à travailler.

L’hôpital a aussi allégé les règles d’hygiène officielles. La tenue de protection maximale – le masque FFP2 étanche, les lunettes, la surblouse et la charlotte – est réservée uniquement aux réanimateurs qui pratiquent des actes invasifs, par exemple une intubation, ou une extubation, et à ceux qui pratiquent les prélèvements dans le nez ou la gorge pour les tests, qui font tousser les patients. « On nous a laissés entendre que les masques FFP2 ne sont pas en nombre infini. Tout le monde en fait un usage le plus raisonnable possible. »

Pour tous les autres soins, même au contact de patients atteints du Covid-19, les soignants portent seulement un masque chirurgical et respectent des règles d’hygiène strictes. Les deux médecins sont très sceptiques devant les tenues portées en Italie ou en Asie, qui protègent même d’une contamination par l’air : « On est certain d’être sur une transmission gouttelettes, par les sécrétions respiratoires, explique la médecin infectiologue. En voulant en faire trop, en prenant des mesures trop contraignantes, on risque de mal faire, en oubliant les règles essentielles. J’ai confiance dans nos mesures barrières. On fait beaucoup de communication au sein de l’hôpital pour qu’elles soient comprises et bien appliquées. »

L’hôpital s’est beaucoup éloigné du stade 2 de la stratégie du gouvernement. « On voit les recommandations tomber, mais on ne peut pas les appliquer telles quelles. Dans les faits, nous sommes au stade 3, au stade épidémique. On se concentre sur les malades et les personnes fragiles. Notre agence régionale de santé a un train de retard sur la situation locale. Même chose pour la Direction générale de la santé. Au départ, ils n’avaient pas de réponses à nos questions, on a fini par trancher. Aujourd’hui, ils trouvent qu’on a de bonnes idées. » Bon ou mauvais signe, les rigidités de l’administration semblent toutes tomber, elle se fie donc au « sens clinique » des médecins, cette capacité à observer les malades, à évaluer la situation et à poser des diagnostics.

« Ce virus a trouvé le bon équilibre pour se diffuser au mieux, préviennent-elles. Sa létalité est suffisamment forte pour nous embêter, et sa dissémination est importante, car il y a beaucoup de porteurs sans symptômes. » Elles commencent à le cerner un peu mieux : « Certains de nos malades expliquent qu’ils toussaient ou qu’ils avaient une petite rhinite depuis plusieurs semaines. Il est possible qu’il circule depuis début février, localement. Il peut s’avérer peu symptomatique au départ. On pense qu’il touche de nombreuses personnes avant que n’émergent des formes sévères, qui arrivent à l’hôpital. »

« Il ne reste plus que 2 lits disponibles à Lille »
Ces formes graves touchent essentiellement des personnes âgées, souvent porteuses d’autres maladies. « Mais il y a des formes sévères chez des personnes peu âgées, dès l’âge de 60 ans, et chez des jeunes, apparemment en bonne santé. » Elles constatent que la maladie s’aggrave souvent « 8 à 10 jours après l’apparition des symptômes. Certains des patients sont rapidement intubés et placés sous respirateur artificiel. » Et cette phase dure longtemps : « Aucun de nos patients n’est encore sorti. Des études parlent de réanimations qui durent 3 à 6 semaines. Cela va participer à la saturation. »

Car chaque jour, l’hôpital se remplit de nouveaux malades du Covid-19. « On a eu 60 patients testés positifs, sur 150 testés en tout. On teste 10 à 20 patients par jour. » Ils occupent déjà 7 des 15 lits de réanimation. D’autres services se remplissent : « Une dizaine de lits au service-porte, pour les patients suspects. Et deux services d’hospitalisation de 10 lits chacun sont remplis par des patients Covid-19 moins graves. Le virus gagne vite… » Rien à voir avec une grippe, affirment-elles : « On ne s’est jamais retrouvés dans cette situation. L’afflux est soudain et brutal, la courbe du nombre de cas est exponentielle. »

La région Hauts-de-France atteint déjà ses limites en réanimation : « Il ne reste plus que 2 lits disponibles à Lille. L’épidémie a seulement deux semaines, c’est inquiétant », préviennent-elles. La réanimation n’en est pas encore à faire des choix éthiques impossibles : « Mais désormais, lorsqu’il y a un doute sur l’opportunité de placer en réanimation, on s’abstient », explique la médecin réanimateur.

Au 11 mars 2020, la France dénombrait 2 281 cas diagnostiqués, 500 cas de plus que la veille. 48 personnes sont décédées, 105 malades se trouvent déjà en réanimation. « Si une partie importante de la population est touchée, qu’il y a 15 % de cas sévères, 5 % de cas critiques qui exigent une réanimation, comment fait-on ? Il n’y a que 250 000 lits d’hospitalisation en France, 5 000 lits de réanimation, beaucoup sont déjà occupés par d’autres malades », rappellent les médecins.
Alors elles s’interrogent sur le scepticisme qu’elles observent encore autour d’elles. « La prise de conscience, la réflexion collective n’est pas suffisante », disent-elles. L’infectiologue estime qu’il faudrait installer un cordon sanitaire autour du département, fermer les écoles dans toute la France. La biologiste juge la mesure « irréalisable ». Elles s’entendent sur le fait que « tout le monde devrait réduire ses déplacements. On ne devrait plus voir des bus ou des métros bondés, les gens les uns sur les autres. Tous ceux qui le peuvent devraient marcher à pied, faire du vélo. Les voyages en avion sont aussi dangereux : ce sont des espaces clos, confinés. Les aéroports devraient fermer. »

Elles sont effrayées par les échanges qui se poursuivent, comme si de rien n’était, entre l’Oise et Paris : « Des dizaines de milliers de personnes se déplacent chaque jour. Mon compagnon travaille sur Paris, je ne comprends pas que son patron ne lui ait pas encore proposé le télétravail. Il devrait être systématisé, à chaque fois que c’est possible », dit l’infectiologue. Toutes deux sont formelles : « Ceux qui toussent doivent porter un masque, ceux qui ont de la fièvre doivent rester chez eux. Tout le monde doit se laver les mains. »

Elles estiment que la décision de fermer les écoles dans l’Oise, d’abord limitée à quelques villes, avant d’être généralisée, aurait du être prise plus tôt : « À partir du moment où il y a un cas dans un hôpital, sans lien avec un retour de voyage, cela signifie que le virus circule déjà depuis plusieurs semaines. » Mais avec la fermeture des écoles, il y a un « risque absolu », qui n’est pas clairement énoncé : « On ne demande pas aux grands-parents de garder les enfants, car on les exposerait. »

L’hôpital, comme le reste de la société, peut s’adapter, assurent-elles. « On est résilients, en trouvant des solutions ensemble. On a monté des groupes de messageries entre collègues, parents, voisins, on se relaie pour garder les enfants. Les étudiants infirmiers, dont les cours ont cessé, proposent de garder les enfants des soignants. Il y a seulement 20 arrêts de travail en ce moment sur l’hôpital. La plupart des soignants veulent être là. »

Il est tard, le train de retour pour Paris est parti. Dans le taxi, le chauffeur explique que sa compagnie a déjà licencié 11 chauffeurs sur 17, que les plus âgés restent tous chez eux, que lui même est au chômage partiel. « Les commerciaux, les ingénieurs des grandes entreprises du secteur ne se déplacent plus, les enfants handicapés qu’on transporte habituellement ne vont plus à l’école. Sans les aides de l’État, on aurait déjà mis la clé sous la porte. De nombreuses petites entreprises sont menacées. C’est le plus difficile à supporter. Je n’écoute plus la radio, je ne regarde plus la télé. »

Son entreprise est basée dans une toute petite ville, qui est l’une des plus touchées par le Covid-19. Mais il assure n’avoir rencontré personne qui est atteint par la maladie, pas même une personne qui connaît une personne. Et si un proche était touché, en parlerait-il ? Il ne sait pas. Le Covid-19 est un ours tapi dans sa tanière. Lui aussi tousse un peu, « mais depuis plusieurs semaines. L’humidité dans l’air… » La carte bleue s’échange du bout des doigts. Il tend une solution hydroalcoolique au moment de se quitter, on l’accepte. La politesse a changé de forme.