Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Covid-19 : « Les hôpitaux de l’AP-HP n’ont jamais été confrontés à un phénomène d’une telle ampleur », selon Martin Hirsch

Mars 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Covid-19 : « Les hôpitaux de l’AP-HP n’ont jamais été confrontés à un phénomène d’une telle ampleur », selon Martin Hirsch

Le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris estime que les équipes sont « prêtes », même si « ce serait mentir que de prétendre qu’on aborde cette épidémie dans les meilleures conditions ».

Propos recueillis par Chloé Hecketsweiler et François Béguin•

Publié le 14/03/20

Martin Hirsch est le directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le premier groupe hospitalier de France, avec trente-neuf établissements et près de dix millions de patients accueillis chaque année. Il détaille la mobilisation déployée face au coronavirus, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime désormais que l’Europe est l’« épicentre » de la pandémie.
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Le ministre de la santé, Olivier Véran, a annoncé, vendredi 13 mars, que 800 nouveaux cas de contamination avaient été recensés en vingt-quatre heures, portant le chiffre total à 3 661 depuis le début de l’épidémie. Sur ce bilan, 79 personnes sont mortes et 154 se trouvent toujours dans un état grave, notamment dans les services de réanimation.

Est-ce la pire crise qu’ait eue à affronter l’AP-HP au cours de son histoire ?

L’AP-HP a déjà dû faire face à des grands défis comme la prise en charge des malades du VIH dans les années 1980-1990 ou les victimes des attentats en 2015 mais je pense que jamais, de mémoire de professionnels, elle n’a été confrontée à un phénomène d’une telle ampleur avec une telle rapidité et une aussi forte complexité. Je dirais même, d’une telle violence.

A quoi faut-il s’attendre dans les tout prochains jours dans les hôpitaux du groupe ?

Sur les quelque 900 tests de dépistage pratiqués hier dans nos centres, environ 20 % étaient positifs. Une proportion stable depuis quelques jours. Avec les mêmes indications, on avait la semaine dernière un taux bien plus faible. En cinq jours, le nombre de patients en réanimation est passé de 39 à 89 dans nos hôpitaux, et il y en aura davantage chaque jour.

Si on regarde ce qui se passe dans d’autres pays, il peut il y avoir une augmentation des cas graves de 20 % à 30 % par jour. C’est ce que nous connaissons aujourd’hui. Cela représenterait 400 patients nécessitant simultanément des soins critiques en Ile-de-France d’ici dix à quinze jours. On réajustera peut-être si on s’écarte de la courbe qu’on observe actuellement et quand on aura plus de recul sur la durée de leur séjour en réanimation.

Est-ce la fourchette haute des scénarios sur lesquels vous avez travaillé ?

Nos experts ont établi trois scénarios. Nous considérons maintenant être dans le scénario moyen. Il est le plus proche de la réalité observée aujourd’hui et semble le plus en ligne avec ce qui a été observé dans d’autres pays. Les modèles montrent une progression régulière des cas, puis un plateau, et une diminution lente des cas. Chaque jour, nous vérifions où nous en sommes par rapport à nos projections, et si nous nous en écartons, nous devrons adapter notre réponse.

Sur quelle base avez-vous construit cette estimation ?

Il s’agit d’extrapolations réalisées à partir des données chinoises à différents niveaux : la ville de Wuhan, qui est l’épicentre de l’épidémie, la province de Hubei qui est la plus touchée, et l’ensemble du pays.
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Pour évaluer l’impact sur nos hôpitaux, et répartir les moyens, nous avons regardé ceux qui avaient été le plus sollicités pendant la grande épidémie de grippe de 2018 et appliqué les facteurs multiplicatifs spécifiques au Covid-19. C’est un modèle assez solide car il y a une corrélation avec la proportion de personnes âgées, et de personnes à risque.

Avez-vous envisagé un scénario à l’italienne, où les médecins sont obligés de hiérarchiser parmi les patients à soigner ?

Il n’y a pas de telles consignes données aux soignants. Les réanimateurs expliquent qu’il ne faudra pas surinterpréter des décisions qu’ils prennent déjà hors de période de crise : ne pas engager une réanimation lourde sur des patients dont le pronostic est d’emblée défavorable. Ce sont des choix éthiques, pas l’application d’instructions. Nous espérons tous que nous n’aurons pas de choix à faire auxquels nous ne sommes pas confrontés d’habitude. On travaille pour ne pas avoir à faire ce qu’on pourrait appeler de « l’éthique de guerre. »

Avez-vous d’ores et déjà annulé des opérations programmées, de manière à libérer des lits et des soignants ?

Nous avons donné instruction hier (jeudi) de déprogrammer 50 % de la chirurgie programmée. Ce matin à 11 heures, il y en avait déjà 44 % de déprogrammées. Face à la crise, cette maison sait avoir de la discipline collective et de la réactivité.

Les lits de soins critiques sont au nombre de 1 500. Naturellement, en temps normal, 90 % sont occupés. Donc, la déprogrammation est indispensable. Mais les patients qui attendent une intervention pour un cancer ou une transplantation ne seront pas affectés. Il n’y aura probablement pas d’opération annulée en pédiatrie.

Avez-vous malgré tout la crainte d’être à un moment débordé par l’afflux de patients graves ?

On fait tout pour conjurer ce risque. On a par exemple réinjecté dans les services 260 infirmières déjà diplômées et formées au bloc et en anesthésie qui étaient en fin de formation complémentaire. Lorsque nous les avons réunies hier pour leur annoncer qu’elles allaient être réaffectées dans les hôpitaux et prioritairement dans les services de réanimation, il y a eu d’abord la stupeur, puis les applaudissements.

L’heure est à la mobilisation générale…

Absolument. Plusieurs milliers d’infirmiers en fin de cursus sont également mobilisables et peuvent compléter les aides-soignants. Et près de 4 000 soignants de toutes les spécialités, retraités depuis moins de cinq ans ont été ou vont être appelés. Pour l’instant, sur les 450 que nous avons réussi à joindre, 77 ont dit « oui » et 118 « peut-être ». Cela représente à terme un renfort de 400 à 600 professionnels à qui nous pourrions proposer un contrat attractif pour une durée de deux, trois ou quatre mois.

Il faut tenir sur la durée. Il y aura de la fatigue, j’espère qu’il n’y aura pas d’usure. Et pour cela, je dis à tous : « venez aider vos collègues » !

Des centaines de lits sont fermés faute d’arriver à recruter des infirmiers et des aides-soignants. Les personnels sont épuisés. L’AP-HP tiendra-t-elle le choc ?

Ce serait mentir que de prétendre qu’on aborde cette épidémie dans les meilleures conditions. Toutes les difficultés qui existaient et que nous reconnaissions avant la propagation de ce virus ne se sont pas effacées par magie. Personne ne les oublie.

Pourtant je n’ai croisé aucun soignant qui me dise qu’il allait mettre moins d’énergie que d’habitude dans son travail. Si vous me demandez si les équipes de l’AP-HP sont prêtes, je n’hésite pas à dire oui.

Y-a-t-il un risque de pénurie sur certains matériels, et particulièrement de masques de protection ?

Il y a des tensions sur certains matériels, comme les réactifs de laboratoires pour les tests car la demande internationale est forte. Mais aucune tension n’a conduit à nous priver.

Concernant les masques, il n’y a pas de stocks illimités. Nous sommes obligés d’en tenir compte dans la façon dont nous travaillons. Si on faisait le masque pour tous, on n’y arriverait pas. Mais les hygiénistes sont loin d’être unanimes pour recommander le port de masque généralisé.

Etes-vous inquiet d’une possible diffusion du virus dans les hôpitaux ?

La protection des soignants et des malades est une préoccupation majeure que nous avons eue dès le début. A ce stade, au dernier pointage jeudi, 56 soignants de l’AP-HP étaient positifs sur les dizaines de milliers qui y travaillent. La majorité d’entre eux semblent avoir été contaminés à l’extérieur de l’hôpital. Le plus grand cluster, c’est un dîner du vendredi soir, il y a dix jours, qui réunissait 150 soignants.

Quelles mesures avez-vous prises pour limiter ce risque ?

J’ai demandé d’éviter ces repas entre soignants. Nous retirons une chaise sur deux dans les selfs et cafétérias. Nous avons fait un courrier aux agents pour leur dire de ne pas s’embrasser et de ne pas se serrer la main, même en dehors du travail. Je n’avais jamais été conduit à adresser des consignes de cette nature !

Lutter contre ce virus redoutablement insidieux impose des contraintes très fortes aux soignants, comme à la population générale. Il faut en avoir pleinement conscience.