Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Confinement : dans les quartiers populaires, attention aux contrôles sous tension

Mars 2020, par Info santé sécu social

28 MARS 2020 PAR CAMILLE POLLONI

Depuis le début du confinement, les quartiers populaires essuient un pénible débat sur leur irrespect supposé des consignes. Mais le traitement policier qui leur est réservé mérite d’être examiné.

Vendredi soir, la porte-parole du ministère de l’intérieur, Camille Chaize, dressait un bilan chiffré des onze premiers jours de confinement : 4,3 millions de contrôles ont été effectués en France, dont 260 000 ont conduit à des verbalisations.

Si cette période agit comme un révélateur des inégalités dans tous les domaines – logement, revenus, accès à la santé et à la technologie entre autres –, la question de savoir comment les forces de l’ordre font respecter le confinement partout sur le territoire, de manière identique, équitable ou injuste, se pose également. Dans ce domaine, il n’existe évidemment que des bribes de réponses.

Depuis dix jours, les quartiers populaires sont publiquement désignés comme des lieux où le confinement serait moins bien respecté. Par l’extrême droite, sans surprise. Mais aussi par de nombreux autres commentateurs, avec ou sans arrière-pensées, qui y voient une preuve de l’indiscipline des habitants ou le signe de conditions matérielles d’existence rendant les contraintes invivables.

La dernière édition du Canard enchaîné rapporte des propos prêtés à Laurent Nuñez, secrétaire d’État auprès du ministre de l’intérieur, lors d’une visioconférence avec les préfets de zone de défense le 18 mars. « Ce n’est pas une priorité que de faire respecter dans les quartiers les fermetures de commerces et de faire cesser les rassemblements », aurait-il déclaré – son cabinet ne nous a pas répondu – après avoir été alerté par les préfets que l’exercice était difficile. Et le journal d’affirmer : « Après avoir ordonné quelques contrôles dans les quartiers sensibles, le ministère de l’intérieur relâche la pression. » Rappelons que le premier jour du confinement, le département de Seine-Saint-Denis, qui représente 2,4 % de la population française, avait concentré à lui seul 10 % des verbalisations.

Dans les rangs policiers, cet article a fait réagir. Le syndicat Alternative Police s’est fendu d’un communiqué pour y répondre directement. « Il n’est pas question de plumer toujours les mêmes, les honnêtes gens qui se lèvent tôt le matin et rentrent tard le soir pour gagner chaque fin de mois l’équivalent du Smic », écrit le syndicat, supposant donc que les honnêtes gens qui se lèvent tôt le matin ne vivent pas dans les banlieues. Quant à Yves Lefebvre, secrétaire général d’Unité SGP Police-FO, il estime que la police a besoin de « l’armée en support » pour faire respecter les mesures de confinement dans les « quartiers difficiles ».

Mediapart a par ailleurs eu accès aux échanges autour de cette « tolérance » supposée sur un groupe Facebook privé, ouvertement destiné aux membres des forces de l’ordre, qui compte plus de 7 000 membres. On ne peut toutefois pas exclure que certains civils, approuvés par les modérateurs, en fassent partie. Au milieu de propos outranciers comparant les habitants des banlieues à des « animaux », les traitant de « connards » ou appelant à les « laisser mourir » après les avoir entourés de barbelés, les membres du groupe rivalisent d’inventivité dans leurs commentaires.

La plupart ont pris suffisamment de précautions pour ne pas être identifiables. Un commandant de police à la retraite, par ailleurs adjoint au maire d’une petite commune dans l’Ardèche, s’en donne néanmoins à cœur joie sous son vrai nom. « Ne dispersons pas notre énergie à courir après eux. Faisons le “siège” (comme à l’époque féodale) de ces quartiers. Plus personne ne rentre ou n’en sort. Verrouillage absolu des voies d’accès (barrage – herse – chicane – couvre-feu). On les laisse mariner dans leur jus… À l’issue, dans 3 ou 4 semaines, la sélection naturelle aura fait son choix. »

« Il y a longtemps que tout le monde est soumis aux sauvageons… », déplore un autre, policier municipal en Loire-Atlantique, qui concède : « L’État est bien obligé de temporiser encore plus que d’habitude pour éviter un embrasement dans les quartiers auquel nous aurions beaucoup de mal à faire face en ce moment. »

Mais est-il vrai que le ministère de l’intérieur a demandé aux policiers de lever le pied en banlieue ? Dans une note du 23 mars, le patron de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), qui rassemble tous les commissariats de Paris et de la petite couronne, ne le laisse pas transparaître.

Jean-Paul Pecquet invite au contraire les policiers à « assurer en tout temps et tout lieu le contrôle et le respect des mesures et interdictions édictées par le gouvernement dans un but sanitaire », citant « la fermeture des commerces dits non essentiels », « le confinement de la population » et « les dispositions réglementaires prises en matière de vente de certains équipements et produits sanitaires ».

« Il n’y a pas de consignes » visant à réduire les contrôles en banlieue, commente une source à la préfecture de police de Paris, invoquant toutefois « le principe de réalité ». « Il y a peu de policiers en banlieue par rapport à Paris, donc on limite forcément les contrôles. » Les fonctionnaires ont d’autres missions à poursuivre (police-secours, accueil du public, lutte contre les cambriolages, etc.).

Sur les dix premiers jours de confinement, cette source indique que la DSPAP a mené environ 40 % de ses contrôles à Paris intra-muros et 60 % sur le reste de la petite couronne. « Mais c’est normal, il y a plus de monde à Paris, policiers et promeneurs. » D’après cet interlocuteur, il n’a pas été constaté de différence particulière entre Paris et ses banlieues dans le respect des mesures de confinement.

C’est aussi ce qu’affirme le service de communication de la police nationale (Sicop). « Les retours des policiers de terrain concernent surtout le non-respect des règles par certains individus dont la volonté est de chercher toujours à enfreindre les règles et la loi. Les constatations de non-respect concernent beaucoup moins des territoires spécifiques, les infractions à la réglementation sur le confinement sont aussi bien constatées en centre-ville qu’en zone de loisirs (joggeurs en dehors des règles) ou encore dans des quartiers pavillonnaires ou des cités. »

« Les contrôles de police ne doivent être ni abusifs, ni violents, ni discriminatoires »
Tandis que certains se plaisent à imaginer des passe-droits pour les habitants des banlieues, les acteurs associatifs ont l’inquiétude inverse. Dans un communiqué commun diffusé ce vendredi, plusieurs organisations de défense des droits (Fidh, Human Rights Watch, LDH, associations musulmanes, syndicats étudiants, etc.) rappellent que « les contrôles de police ne doivent être ni abusifs, ni violents, ni discriminatoires » et « appellent le ministre de l’intérieur et le directeur général de la police nationale » à y veiller.

Ces organisations recensent plusieurs vidéos postées sur Twitter, « après seulement dix jours de confinement », « en provenance d’Asnières, de Grigny, d’Ivry-sur-Seine, de Villeneuve-Saint-Georges, de Torcy, de Saint-Denis et d’ailleurs en France, qui montrent des habitant·e·s apparemment frappé·e·s, gazé·e·s, et, dans un cas, une personne se faisant heurter par un policier à moto. Les vidéos semblent aussi montrer qu’elles/ils n’opposaient ni violence, ni résistance aux forces de l’ordre. Dans certains cas, les propos proférés par les forces de police avaient un caractère xénophobe ou homophobe ».

De son côté, SOS Racisme « rappelle que le confinement est particulièrement dur à vivre pour certaines familles dans les quartiers populaires au regard des conditions de logement. La peur de sortir que pourraient induire certains comportements policiers ne doit pas s’ajouter à un climat déjà particulièrement anxiogène ».

Mercredi, l’Observatoire des libertés publiques, émanation du Syndicat des avocats de France et de la Ligue des droits de l’homme, alertait déjà sur « des témoignages vidéo, oraux ou écrits » faisant état de « réactions disproportionnées des forces de l’ordre ». Et ajoutait que les quartiers « dans lesquels les situations sociales et matérielles des habitant·e·s rendent le confinement le moins supportable sont aussi ceux dans lesquels le non-respect des règles semble susciter les réactions les plus sévères et disproportionnées de la part des autorités ».

En ce qui concerne la vidéo tournée à Asnières, qui montre un agent de police mettant un coup de pied à un piéton et l’aspergeant de gaz lacrymogène, la préfecture de police a défendu cet usage de la force auprès de 20 Minutes : « Le contrevenant s’est mis à postillonner en direction du fonctionnaire qui s’est servi de sa jambe et de gaz lacrymogène pour éviter tout risque de contamination. »

D’autres scènes de ce genre ont été filmées ces derniers jours, comme à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), où Ramatoulaye B., âgée de 19 ans, sortie sans attestation, a été « tasée » et plaquée au sol. La jeune femme dénonce aussi des coups et des insultes. Plusieurs incidents et comportements violents de policiers en intervention ont également été rapportés aux Ulis (Essonne).

À la suite d’un contrôle survenu dans cette ville, une plainte pour violences en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique, avec usage ou menace d’une arme, a été déposée vendredi auprès du parquet d’Évry. Mardi vers 17 h 30, Sofiane, 21 ans, quittait le domicile de son père pour se rendre chez sa mère afin de prendre une douche et de rassembler ses affaires avant de prendre son service – il est livreur chez Amazon. Alors qu’il se déplace sans attestation, Sofiane croise des policiers de la BAC et prend la fuite pour échapper au contrôle.

Deux vidéos, tournées par des habitants, montrent la suite. Le jeune homme est interpellé sans ménagement puis conduit sous un porche. « Les agents n’avaient aucune raison de l’emmener de ce côté-là, alors que leur véhicule est garé de l’autre côté, si ce n’est pour se mettre à l’abri des regards », estime Samim Bolaky, l’avocat de Sofiane, qui relate les faits reprochés aux policiers dans sa plainte. « La scène se déroule devant la porte du hall. Les policiers ont tenté de l’ouvrir mais elle était fermée. L’un des policiers lui touche les parties intimes et lui dit : “Tu aimes ça, salope.” Un autre lui met une main sur la bouche, tandis que Sofiane reçoit une pluie de coups. Il mord la main par instinct. Les coups continuent jusqu’à ce qu’il tombe par terre. »

Sofiane est ensuite conduit au commissariat. « Dans la voiture, ils lui disent : “On va te ramener dans la forêt et on va te brûler, t’es qu’une petite pute” », poursuit son avocat. Sa garde à vue pour rébellion est levée le soir même, sans poursuites. Samim Bolaky estime qu’« avec le véhicule, le lieu est l’heure, il doit être très facile d’identifier les policiers qui portent des coups, dont l’un était cagoulé ». Le lendemain, la mère de Sofiane a reçu une contravention pour avoir conduit son fils à l’hôpital sans être munie d’une attestation. Un médecin généraliste a finalement accordé quatre jours d’ITT au jeune homme.

Pour Samim Bolaky, cet épisode est aussi révélateur qu’inquiétant. « Je trouve extrêmement préoccupant que des personnes tout à fait honnêtes vivent dans la peur de croiser la police. Dans les quartiers populaires, les contrôles sont source de crispation. Sofiane était apeuré avant même de croiser les policiers, il sait à qui il a affaire. Ce sont des agents défavorablement connus des habitants, qui ont une réputation de violence. »

Ces derniers jours, plusieurs syndicats de police ont de leur côté menacé de cesser les contrôles si les agents ne reçoivent pas le matériel de protection nécessaire.