Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - L’Inspection du travail gère avec peine les revirements du pouvoir

Mars 2020, par Info santé sécu social

30 MARS 2020 PAR MATHILDE GOANEC ET DAN ISRAEL

Deux agents du ministère du travail sont décédés en raison de l’épidémie de Covid-19. Le plus grand flou règne sur l’organisation de ce service public en temps d’épidémie, alors que les revirements de l’exécutif se succèdent sur l’attitude que l’Inspection du travail doit adopter vis-à-vis des employeurs.

Le tract est passé inaperçu, mais les mots choisis ont valeur de bombe dans un milieu professionnel farouchement attaché à son indépendance vis-à-vis des responsables politiques. Mercredi 25 mars, les syndicats SUD et CGT de l’Inspection du travail dans l’Essonne ont dénoncé « une pression de l’Élysée » contre l’un des leurs.

Le 18 mars, s’appuyant sur les règles édictées par le gouvernement le samedi précédent, un inspecteur du travail avait rappelé à une grosse entreprise industrielle du département que les rassemblements de plus de 100 personnes étaient interdits, alors que ses ateliers abritaient plusieurs centaines de salariés. Le courrier avait été validé par la hiérarchie directe de l’inspecteur.

Mais deux jours plus tard, l’agent et son responsable ont été sèchement désavoués par leurs supérieurs départementaux et régionaux lors d’une conférence téléphonique : pas question de faire fermer les entreprises, pas question d’aggraver la crise économique qui pointe.

Au sortir de ce rendez-vous de recadrage, un bruit de couloir étonnant, qui explique la teneur du tract, circule à toute vitesse dans « l’unité de contrôle » départementale : en recevant le courrier de l’inspecteur du travail, l’entreprise aurait appelé la présidence de la République, qui aurait fait passer le message au ministère du travail et à la Direction générale du travail (DGT), le service qui chapeaute tous les inspecteurs : on ne touche pas aux entreprises, pour peu qu’elles fassent respecter les « gestes barrières » et la « distanciation sociale » entre salariés.

Selon nos informations, l’entreprise en question est Safran Aircraft Engines, ex-Snecma, qui fabrique des moteurs d’avion. Mais à ce stade, rien ne permet d’accréditer la véracité d’une intervention venue du plus haut sommet de l’État : les fonctionnaires concernés par ce dossier n’ont pas souhaité le commenter auprès de Mediapart et le gouvernement n’a pas répondu précisément à nos questions.

La publication de ce tract en dit pourtant long sur l’état de tension extrême qui règne chez les inspecteurs du travail, en pleine crise sanitaire due au coronavirus. Ces agents de contrôle se retrouvent en effet à la croisée des injonctions paradoxales du gouvernement, qui ne veut pas stopper le moteur économique du pays, tout en intimant aux Français de rester chez eux.

C’est justement pour essayer de surmonter cette contradiction qu’Emmanuel Macron a réuni, vendredi 27 mars, les partenaires sociaux en audioconférence, alors que les dérogations au droit du travail par ordonnances dans le cadre de la loi d’état d’urgence sanitaire inquiètent les syndicats. « Nous refusons d’être des chambres d’enregistrement des demandes de dérogation aux durées du travail, en sachant que ces règles existent pour protéger la santé des salariés, bien fragile en ce moment », s’indigne le tract venu de l’Essonne.

Cette position est partagée partout sur le territoire. « Les ordonnances ouvrent les vannes sur le temps de travail, au détriment de l’intégrité physique et mentale des salariés, note une agent de contrôle dans l’est de la France. Nous allons avoir un retour de bâton dans quelques semaines, c’est sûr, avec des phénomènes d’épuisement professionnel pour ceux qui sont mobilisés aujourd’hui. »

Ce n’est pas le seul motif d’inquiétude de l’Inspection du travail, qui vit depuis deux semaines entre le marteau et l’enclume. Jeudi 26 mars, dans une tribune publiée dans L’Humanité, une intersyndicale rassemblant les principales organisations représentatives a dénoncé avec sévérité les propos de la ministre du travail, Muriel Pénicaud, qui a multiplié ces derniers jours les appels à « maintenir l’activité », comme à l’occasion du bras de fer avec le BTP, raconté ici par Mediapart.

Selon ce texte, la ministre exhorterait les Français « à aller travailler et dénonce le “défaitisme” » : « Elle désincite publiquement à l’utilisation du droit de retrait. Elle désinforme les travailleur-euses sur les obligations des employeur-euses en matière de sécurité. Elle exerce du chantage à l’activité partielle vis-à-vis des entreprises dont l’activité n’est pas interdite mais qui ont décidé de fermer. »

Depuis, la ministre a légèrement modifié ses prises de parole. Dimanche 29 mars sur RTL, elle a rappelé le rôle de l’inspection du travail pendant la crise sanitaire. Sans doute pas suffisant pour calmer la profession. « Le ministère considère que la continuité de l’activité économique prévaut sur la santé des salariés, s’indigne Sophie Poulet, membre du conseil national de SUD Travail. Or, même dans une situation exceptionnelle, le code du travail doit rester applicable. » Simon Picou, son homologue à la CGT, enfonce le clou : « On en vient à penser que l’Inspection du travail est désactivée, nous sommes court-circuités à tous les niveaux. »

Le syndicaliste a recensé « plusieurs cas en une semaine » d’opposition entre agents et leur hiérarchie : « Les responsables locaux, départementaux ou régionaux critiquent des courriers envoyés par les inspecteurs, voire leur demandent de les réécrire et de les renvoyer, parce qu’ils ont demandé à l’entreprise de cesser temporairement son activité, en raison de son incapacité à assurer la sécurité de ses salariés. Jeudi matin, un agent s’est même vu menacé de se voir retirer son autorisation dérogatoire de déplacement… »

La défiance qui règne entre les agents et leur direction ministérielle n’est pas nouvelle. En avril 2019, une enquête de Mediapart dépeignait déjà une Inspection du travail à bout. Cet automne encore, alors qu’un inspecteur s’opposait à la SNCF après l’accident dramatique de TER dans les Ardennes, le fossé s’était agrandi, devant la prise de distance du ministère vis-à-vis de ses agents. « À l’époque, la DGT a osé dire que les lettres de rappel à l’ordre de l’administration du travail n’engageaient que leurs auteurs, rappelle Pierre Mériaux, syndicaliste FSU-SNU-TEFE. Notre administration est la première à nous planter un poignard dans le dos. »

Aujourd’hui, les échanges entre le ministère ou la DGT et leurs agents ne se font même plus à fleurets mouchetés. C’est ce qu’illustre la série de courriers échangés par la CGT du ministère et le directeur général du travail, Yves Struillou, qui dirige tous les inspecteurs du travail.

Le 18 mars, la CGT a envoyé aux agents un tract intitulé « Protégeons les salariés avant les entreprises », accompagné de deux propositions de document : un courrier type à envoyer aux entreprises pour leur demander quelles mesures de protection des salariés elles ont mises en œuvre, et un « constat d’exercice du droit de retrait », pour appuyer un salarié estimant qu’il n’est pas suffisamment protégé par son employeur et qu’il peut donc cesser de travailler, tout en revendiquant de conserver son salaire.

Deux documents conformes aux positions nationales de la CGT, mais qui ont provoqué la fureur d’Yves Struillou. Le directeur a répliqué le 19 mars dans un courrier au ton très inhabituel, où il menace la CGT de poursuites pénales. Motif ? Les modèles de courriers portent l’en-tête du ministère du travail et seraient donc des « contrefaçons de documents administratifs ».

Surtout, martèle le directeur, les courriers du syndicat sont fondés sur une « analyse gravement erronée » des règles régissant le droit de retrait. « Laisser croire à tout salarié que le document qui leur serait remis par un agent de contrôle sécuriserait juridiquement […] l’exercice de leur droit de retrait n’est pas admissible », fulmine-t-il encore.

« Nous avons eu quinze jours de retard à l’allumage en Alsace »
La position du gouvernement est en effet connue : les droits de retrait ne sont pas légitimes si les mesures de sécurité recommandées sont appliquées dans l’entreprise. Les salariés s’exposent donc à ne pas se voir payer les jours où ils ne se sont pas rendus au travail. Et cette doctrine vaut même pour Amazon, où le responsable des entrepôts a pourtant reconnu la semaine dernière que toutes les mesures de protection n’étaient pas encore respectées.

Sur RTL dimanche, Muriel Pénicaud a affirmé qu’elle avait appelé le directeur général de l’entreprise en France. « Ils ont changé une partie (des règles) mais ça ne suffit pas, ils ne sont pas encore au bout et donc on ne lâche pas jusqu’à ce que ce soit les bonnes mesures pour protéger les salariés », a-t-elle assuré… sans demander toutefois que les entrepôts soient fermés tant que cela ne sera pas fait.

La ministre a aussi rappelé que le ministère du travail a commencé à publier des « fiches pratiques » censées guider les employeurs dans le respect des règles. En tout, une dizaine de fiches devraient être disponibles d’ici la fin de la semaine. Les premières, ciblant les caissières, les chauffeurs routiers et les boulangers ont été publiées ce week-end. « Si les employeurs ne respectent pas les guides, eh bien, à ce moment-là, ils sont en faute », a-t-elle prévenu.

Et pourtant, il y a quelques jours à peine, la version officielle ne semblait pas si claire. La preuve avec deux mails envoyés à ses agents par Yves Struillou, vendredi 20 mars. Deux messages successifs, envoyés à moins de quatre heures d’intervalle, le second corrigeant le premier sur un point non négligeable.

Le premier mail, envoyé à 16 h 20, incitait les agents à s’impliquer dans leur travail « avec discernement et aussi sens de l’initiative, de la responsabilité et humanité ». Il indiquait surtout noir sur blanc que les inspecteurs du travail pouvaient utiliser une arme redoutable, à savoir « l’injonction faite à l’employeur de cesser son activité lorsque la situation présente un réel danger grave et immédiat ».

Le second mail, portant comme indication « Annule et remplace », a escamoté cette phrase précise, la diluant franchement en prônant, « lorsque cela s’avère nécessaire, le rappel ferme des règles à respecter et, en cas de persistance, l’utilisation des voies de droit qui sont mises à [la] disposition [des agents] ».

Localement, le message rectifié est bien passé. Ainsi, dans un mail du jeudi 26 mars que Mediapart a pu consulter, la directrice départementale de la Marne fait passer ce message à ses agents. Retranscrit littéralement : « Notre mot d’ordre doit être : l’activité économique pour tous les secteurs DOIT reprendre et se poursuivre (avec une organisation tout à fait possible permettant d’assurer la sécurité des salariés intervenant en présentiel). Chacun d’entre nous a à intervenir dans ce sens pour l’encourager, le faciliter et s’en assurer. » Et de s’assurer que le chômage partiel ne soit envisagé qu’en dernier recours et que chaque dossier déposé soit examiné avec minutie.

La même directrice précise également qu’il n’y a aucune « contradiction » avec la volonté gouvernementale de confiner la population : « Après la vague du message initial de confinement, en prenant le recul et l’analyse de la mise en œuvre, on précise le message. »

C’est pourtant, rapporte une agente de contrôle de la région, l’inverse de ce qui était mis en œuvre lors de la première semaine de confinement : « Nous avions compris que dans la mesure du possible, il fallait faire en sorte que le moins de gens travaillent et se côtoient ! On devait aussi rassurer les entreprises sur leur possibilité de bénéficier pour leurs salariés du chômage partiel. On change donc totalement de discours. »

Ces changements de pied ne se limitent pas à l’action de l’Inspection vis-à-vis des entreprises. Le ministère du travail a eu bien du mal à se mettre lui-même en ordre de bataille pour assurer la protection de ses propres agents face au virus. Il y a quelques jours, un fonctionnaire du ministère présentant les symptômes du Covid est décédé. Le 24 mars, une agente du bureau de la main-d’œuvre étrangère à la direction du travail de l’Eure a succombé à son tour, après avoir été hospitalisée et reconnue comme contaminée.

Le 13 mars, cette fonctionnaire accueillait encore du public. Localement, les services n’ont fermé leurs portes que le 17. Et depuis l’annonce de son hospitalisation, la veille de son décès, ses collègues ont dû se battre pour que les agents restent chez eux, en faisant intervenir notamment le médecin coordinateur du ministère.
« Dans l’Orne ou dans la Manche, on a encore 30 % des collègues qui font du présentiel, alors que l’accueil du public est fermé, s’énerve Gérald Le Corre, représentant syndical CGT en Normandie, affecté par la disparition de sa collègue. Oui, certains agents ont des soucis d’équipement [informatique], mais nous avons aussi une partie de l’encadrement qui pense encore qu’ils se croiront en vacances si on les met en télétravail. » Vendredi 27 mars à midi, tous les services normands ont finalement fermé pour une durée indéterminée.

La disparité est également énorme à l’échelle nationale, même là où le virus est déjà très présent. Dans le Haut-Rhin, douze agents sur soixante continuent toujours à se rendre dans les locaux, quand, dans le département voisin, la direction a renvoyé tout le monde à la maison. « Nous avons eu quinze jours de retard à l’allumage en Alsace, alors que nous étions déjà connus comme un foyer de contamination, raconte un agent sur place. Les écoles ont fermé le 12 mars chez nous, tout comme nos services. Le lundi suivant, nous rouvrions les portes ! »

Nationalement, le plan de continuité de l’activité du service public, nécessaire en cas de crise sanitaire, n’avait pas été actualisé depuis 2010, rapportent les syndicats. Pierre Mériaux, membre du CHSCT ministériel, ne décolère pas contre une administration qui a encore toutes les peines du monde à appliquer des consignes qu’elle donne aux autres : « Les dispositions sont appliquées localement seulement si on a des cadres de bonne volonté et une forte pression syndicale. Sinon, c’est tout et n’importe quoi. À Pau, la direction estime qu’un tiers des effectifs doit être physiquement présent, alors qu’au moins un agent est contaminé. »

Même opacité sur le nombre de personnes infectées. La bataille pour la transparence se joue depuis deux semaines. « Nos collègues fonctionnaires des finances et de la justice ont un décompte quotidien des agents infectés. Notre ministère n’est pas capable de sortir un chiffre national ! », s’indigne Gérald Le Corre. Vendredi 27 mars, le chiffre est finalement tombé, avec l’annonce de 26 cas de Covid au sein de l’administration du travail.

Au-delà de l’angoisse de voir les collègues tomber malades, les agents de contrôle se sentent relativement impuissants à répondre aux inquiétudes des salariés, qui pleuvent par mail et par téléphone, notamment dans le BTP, la grande distribution, la logistique, ainsi que dans le secteur de l’aide à la personne.

Le plus souvent d’ailleurs, le contrôle inopiné est impossible, faute de masques. La menace de rédiger un procès-verbal, et donc de poursuites pénales à moyen terme, ne règle pas les atteintes directes à la sécurité et à la santé des salariés actuellement mobilisés.

La mention du risque biologique est un autre terrain d’affrontement
« Le seul outil qui serait très efficace et immédiat serait la possibilité d’arrêt de l’activité, qui existe depuis les années 1980 et que l’on peut activer s’il existe un risque de chute de hauteur, un risque amiante, électrique, sur les machines, ou cancérigène dans certains cas, détaille Gérald Le Corre. Par décret, le ministère pourrait nous donner ce pouvoir d’arrêter l’activité si l’organisation du travail ne permet pas de prévenir la contamination biologique. Il ne l’a pas fait. »

Rares sont donc finalement les cas comme celui du centre d’appels Téléperformance près de Toulouse, fermé plusieurs jours pour procéder à un nettoyage approfondi, après une injonction écrite en ce sens de l’Inspection. Détail piquant, Téléperformance assure justement la permanence du numéro vert Covid-19.

C’est sur ce terreau ultra-sensible que se développent les prises de bec entre agents et administration centrale. En Meurthe-et-Moselle, plusieurs courriers identiques aux lettres types de la CGT avaient été envoyés à des grandes surfaces. La réprimande de l’administration n’a pas tardé.

« Je me dois de constater que le principe de neutralité qui régit la fonction des inspecteurs du travail en section est battu en brèche dans notre département, a tancé le responsable départemental dans un mail orageux. Il n’est pas admissible qu’une organisation syndicale du ministère du travail conduise la politique d’action des agents de contrôle de l’Inspection du travail. » Les inspecteurs du travail de l’est de la France ont été priés de ne plus envoyer ces courriers et de signaler à leur hiérarchie dans quelles entreprises ils les avaient envoyés.

Et si l’on se place du côté du ministère du travail, on peut comprendre une certaine nervosité. Car lorsqu’un inspecteur s’intéresse à un supermarché, ses demandes peuvent être très détaillées. Par exemple, un contrôle effectué la semaine dernière dans un magasin en Auvergne-Rhône-Alpes a donné lieu à un courrier faisant remarquer au gérant, entre autres, que les mesures de prévention n’étaient pas clairement détaillées aux salariés, et notamment la fréquence et les modalités du lavage des mains ou la fréquence de remplacement des masques et des gants.

Manquaient aussi les consignes de désinfection de l’ensemble des postes de travail et des locaux communs (vestiaires, toilettes, salle de pause mais aussi toutes les poignées de portes) ou la possibilité réelle de toujours maintenir un mètre de distance entre deux personnes. L’inspecteur du travail demande donc que toutes les règles soient appliquées, que le respect des distances soit une préoccupation de tous les instants et que tous les salariés soient formés précisément aux gestes nécessaires pour garantir leur santé.

Et l’agent ne s’est pas arrêté là, puisqu’il a aussi indiqué que les mesures de prévention face au risque biologique devaient être respectées. Des mesures qui comprennent avant tout « la limitation au niveau le plus bas possible du nombre de travailleurs exposés ou susceptibles de l’être », autrement dit la réduction au maximum du nombre de salariés dans le magasin.

La mention du risque biologique est donc un autre terrain d’affrontement entre les inspecteurs du travail et leurs chefs, ces derniers refusant absolument l’utilisation de cette notion normalement réservée aux salariés travaillant dans des milieux à risque, comme les laboratoires d’analyse ou le traitement des eaux usées.

Afin d’éviter toute initiative d’agents s’écartant de la ligne, les instructions de la DGT sont claires : lui faire remonter toutes les demandes inhabituelles susceptibles de gêner les entreprises. C’est ainsi elle qui devra trancher sur un conflit entre les inspecteurs du travail de l’Isère et leur hiérarchie. Les premiers estiment que les salariés des entreprises spécialisées dans l’aide à domicile des personnes âgées doivent par exemple pouvoir être équipés de masques FFP2, désormais très difficiles à obtenir, alors que leur responsable départementale s’en tient aux instructions ministérielles, qui préconisent un simple masque chirurgical.

Pour Pierre Mériaux, de la FSU, ce type de conflit « pointe bien la nécessité d’avoir une Inspection du travail indépendante du pouvoir politique : nous n’avons pas à décider de baisser la norme de protection des travailleurs car l’État n’a pas su gérer un stock de masques ».

L’opposition entre le pouvoir politique et le corps de contrôleurs peut en fait se résumer à une position – très – divergente face aux obligations des employeurs. Comme il l’affiche de façon explicite sur son site, le ministère du travail estime qu’« il n’incombe pas à l’employeur de garantir l’absence de toute exposition des salariés à des risques mais de les éviter le plus possible et s’ils ne peuvent être évités, de les évaluer régulièrement […] afin de prendre ensuite toutes les mesures utiles pour protéger les travailleurs exposés ».

Cette position est en ligne avec la jurisprudence la plus récente de la Cour de cassation. En novembre 2015, l’organe judiciaire suprême a en effet indiqué que lorsqu’un employeur démontre avoir respecté les dispositions prévues par le code du travail en matière d’hygiène et de sécurité des salariés, il peut s’exonérer de sa responsabilité vis-à-vis de ses salariés.

La décision de 2015 revient sur la jurisprudence qui était installée depuis 2002, et qui voulait que l’employeur soit soumis à une obligation de résultat en matière de sécurité, autrement dit qu’il soit tenu responsable de toute mise en danger de ses troupes.

La jurisprudence de 2002 et son obligation de résultat étaient bien ancrées dans les mentalités des agents de contrôle. Mais même en prenant en compte le revirement de la Cour de cassation, ils sont nombreux à craindre que les préconisations du gouvernement puissent être mal interprétées.

« On m’a signalé un chef d’entreprise qui fait signer des attestations à ses salariés, raconte ainsi une inspectrice non loin de Paris, décrivant une pratique qui semble se répandre. Ils doivent déclarer qu’ils ont bien reçu un masque, des gants et du gel, en vertu de quoi ils ne pourraient pas tenir pour responsable l’employeur s’ils étaient infectés. »

Pourtant, selon la jeune femme, cette pratique n’est en rien suffisante pour respecter l’obligation de sécurité : « Il faut former les salariés à mettre et à enlever gants et masques, leur octroyer des pauses pour qu’ils puissent les enlever régulièrement, ne serait-ce que pour se gratter le visage, énumère-t-elle. Il faut aussi désinfecter régulièrement les nombreuses zones qui peuvent porter le virus. Ce que les sous-traitants chargés du nettoyage, dont beaucoup d’employés sont absents, ne peuvent d’ailleurs pas forcément assurer… »

Sophie Poulet, de SUD, confirme. « Avec la communication du gouvernement, on laisse penser aux entreprises que leur responsabilité ne peut pas être engagée si elles font appliquer des consignes basiques. C’est dangereux, car les règles sont claires : l’employeur doit absolument tout mettre en œuvre pour protéger ses salariés, souligne la responsable syndicale. Cette position découle d’une construction jurisprudentielle qui a plus d’un siècle, et le gouvernement ne peut pas se contenter de donner sa version des choses. » Les chefs d’entreprise qui tenteront de passer outre sont prévenus : leur condamnation par un tribunal est toujours possible.


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Nous avons interrogé plusieurs agents de contrôle à travers la France, des syndicats représentatifs de l’administration du travail, ainsi que le ministère et la Direction générale du travail sur les documents obtenus et les conflits qui émergent actuellement au sein de l’Inspection. Le ministère du travail nous a renvoyés vers la DGT, qui ne nous a pas répondu.