Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : JOURNAL DE CRISE DES BLOUSES BLANCHES : « A l’hôpital, nous redoutons que la crise se compte en mois »

Avril 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : JOURNAL DE CRISE DES BLOUSES BLANCHES

Journal de crise des blouses blanches : « A l’hôpital, nous redoutons que la crise se compte en mois »

Publié le 9/04/2020

Ils travaillent à l’hôpital ou en médecine de ville, ils sont généralistes, infirmiers, urgentistes ou sages-femmes : une quinzaine de soignants, en première ligne contre la pandémie de Covid-19, ont accepté de nous raconter leur quotidien professionnel. Chaque jour, dans ce « journal de crise », Le Monde publie une sélection de témoignages de ces « blouses blanches ».

« Il y a une froide détermination chez tous les soignants à ne plus accepter l’inacceptable »
Véronique Manceron, 49 ans, interniste-infectiologue, hôpital Max-Fourestier, Nanterre (Hauts-de-Seine)

« En fin de semaine dernière, on avait vraiment la terreur de devoir vivre des situations d’impasse de prise en charge, du fait de manque de places en réanimation… C’était une angoisse extrême qui imprégnait tout et que chacun devait gérer dans sa tête tant bien que mal. Mais ça ne s’est pas produit. On a clairement senti ce week-end que la tension baissait, que les arrivées de malades ralentissaient. C’est peut-être un hasard, c’est peut-être l’effet du confinement qui commence à se faire sentir, ça va peut-être au contraire repartir à la hausse : je n’en sais rien. Mais en tout cas, depuis quarante-huit heures, on se remet à respirer. La pression baisse, et l’espoir d’éviter le pire renaît.

On commence même à avoir un peu d’espace mental pour se retourner sur les dernières semaines et apprécier ce qu’on a fait. C’est la première fois depuis le début de la crise que j’ai le temps de considérer ce qui a été accompli ces dernières semaines : je suis sacrément admirative de cette communauté hospitalière, de sa grande capacité d’adaptation que j’ai vue à l’œuvre et que je ne soupçonnais pas. J’ai vu beaucoup, beaucoup de courage, de solidarité et d’engagement à tous les échelons… Et tout ça malgré un hôpital quasi à terre après ce qu’il a subi ces dernières années. J’ai vu aussi beaucoup de sourires et un sentiment de victoire sur le visage des soignants, à chaque guérison.

J’ai été aussi impressionnée par la solidarité nationale. Si nous avons pu trouver une solution pour nos patients, c’est parce que les régions moins touchées ont pris leur part de l’effort, que des médecins, des infirmiers, des aides-soignants sont venus d’un peu partout pour aider, et que les transferts ont permis de créer des lits de réanimation.

Cette coopération, cette intelligence collective, je les trouve incroyables. D’autant plus qu’on continue de manquer de matériels. Les gens viennent bosser avec leur masque de plongée Décathlon parce qu’il n’y a pas de lunettes de protection, nos surblouses sont des sortes de bâches en plastique de fabrication locale qu’on doit garder une journée entière, on va prochainement utiliser des dons de tenues de taekwondo qui vont remplacer nos pyjamas de bloc… La débrouille totale dans un climat de rationnement qui s’amplifie. Le matin, on nous délivre un “kit de protection” individuel pour la journée dans un sac poubelle ! Tout un symbole. Ça en devient presque comique par moments. En tout cas, ces deux derniers jours, on arrive à en rire.

Mais la vérité, c’est que ces pénuries qui ne cessent pas rendent l’asepsie approximative, et les collègues continuent à tomber malades… On s’est réorganisé au pas de charge, on a encaissé le stress d’accueillir les patients, et tout ça on l’a fait dans ces conditions. Même si les choses sont loin d’être finies, le bref répit de ces dernières heures a aussi permis à certains de se projeter un peu dans l’après-crise. Il y a une froide détermination chez tous les soignants à ne plus accepter l’inacceptable. Nous sommes très sensibles aux marques de soutien de la population, mais ce qu’on espère, c’est son engagement à nos côtés dès la fin de cette crise, pour exiger la reconstruction de l’hôpital public et des changements profonds. »

« Au départ, on parlait d’une vague, mais on se rend compte désormais que notre travail va changer pour longtemps. C’est un peu plus calme cette semaine, mais nous redoutons que la crise se compte en mois. Les arrivées vont ralentir, oui ; s’arrêter, non. Pour le moment, personne ne lâche, mais nous allons devoir gérer la fatigue dans le temps. Nous nous demandons si nous pourrons même avoir des grandes vacances… Paradoxalement, même si nous prenons des risques, nous avons la chance d’avoir une vie sociale.

Pour repérer immédiatement les patients hospitalisés dans les étages dont l’état de santé se dégrade, nous souhaitons mettre en place un programme de surveillance à distance de certains paramètres : fréquence cardiaque, fréquence respiratoire, oxygénation du sang. Aujourd’hui, ces “constantes” ne sont pas monitorées en permanence, et nous ne repérerons pas toujours à temps les malades qui dérapent.

Avec le Covid, cela peut aller très vite, or plus ils arrivent tard, plus il est difficile de les intuber. Nous avions prévu de déployer ces appareils de mesure connectés dans les prochains mois, mais nous allons accélérer. Cela bénéficiera aussi aux autres patients, car beaucoup arrivaient déjà en réanimation dans un état grave. Il y a des catastrophes évitables. »

« Cela a été un “ouf” de soulagement quand Olivier Véran [ministre de la santé] a annoncé des opérations massives de dépistage dans les Ehpad, qu’il s’agisse des résidants mais aussi des professionnels, et ce dès le premier cas confirmé. Nous espérions cette décision, cela nous enlève un poids dans le quotidien des soins. Nous serons certains, nous soignants, de ne pas être vecteurs de la maladie.

Toutefois j’espère que les tests, si nous devons nous y soumettre, se révéleront négatifs, que nous ne découvrirons pas de porteurs sains parmi nous. Pour l’instant, personne ici n’a développé de symptôme. Quant à l’arrivée tardive de cette possibilité de dépistage, elle ne me choque pas. Je sais que les tests sont en nombre insuffisant et que la priorité doit aller aux soignants de première ligne, aux urgences ou en réanimation.

La bonne nouvelle n’arrive pas seule. Au centre de soins, depuis mardi 7 avril, nous avons droit à deux masques chirurgicaux par jour travaillé. C’est une nouveauté ! En fait, nous pouvons appliquer les recommandations standards de protection : changer de masques toutes les quatre heures. Il aura fallu patienter trois semaines pour obtenir suffisamment de stock. »

« Depuis quatre jours, on a davantage de sorties de réanimation que d’entrées : pour deux ou trois patients qui arrivent en réa, trois ou quatre en sortent, soit pour aller en hospitalisation, soit pour retourner chez eux. A Bordeaux, cela fait une semaine qu’on est sur un plateau, on connaît même une légère baisse. Au 2 avril, nous avions 147 hospitalisations Covid, dont 52 réanimations. Au 9 avril, 139 hospitalisations, dont 53 réanimations.

La solidarité continue autour de nous, je n’avais jamais connu ça dans le monde de la santé, depuis vingt ans que j’y travaille, c’est très réconfortant. Un grand chef nous envoie des bocaux tous les jours, on reçoit des plateaux-repas, des fleurs, des chocolats, de la crème pour les mains, parce que le gel hydroalcoolique les abîme beaucoup. Les soignants sont très sensibles à tout ça, ils en sont fiers.

« La responsable du mécénat enregistre tous les dons, du plus petit au plus gros. La répartition se fait surtout vers les services les plus exposés »

Ça implique toute une logistique à laquelle on n’était pas habitués. La responsable du mécénat enregistre tous les dons, du plus petit au plus gros, car il faut remercier tous les donateurs. La répartition se fait essentiellement vers les services les plus exposés, à savoir la réanimation, l’anesthésie-réanimation, les maladies infectieuses, la gériatrie et les urgences. Pour les dons de masques et de gel hydroalcoolique, les services d’hygiène et de pharmacie doivent vérifier la conformité.

Les Girondins de Bordeaux, le club de foot de la ville, l’Union Bordeaux-Bègles et le club de rugby ont lancé des cagnottes pour le CHU et font des petits films de soutien au personnel. Demain, le Grand Théâtre de Bordeaux va faire un concert chez nous. Quelques musiciens dirigés par Marc Minkowski, le directeur général de l’opéra de Bordeaux, vont jouer du Mozart dans le cloître de l’hôpital Saint-André, le plus vieil hôpital de la ville, qui date du XIVe siècle. Les patients pourront écouter depuis les fenêtres et ce sera filmé et diffusé dans toutes les chambres du CHU. »

Henri Seckel, Eric Nunès, Stéphane Foucart et Chloé Hecketsweiler