Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Télérama - Post-scriptum sur le déconfinement : demain, tous auxiliaires de police ?

Avril 2020, par Info santé sécu social

Boîte noire, le blog d’Olivier Tesquet
Publié le 09/04/2020. Mis à jour le 09/04/2020 à 14h26.

Un drone portant une plaque à code QR est vu près d’une station de péage autoroutière à Shenzhen, dans la province du Guangdong, dans le sud de la Chine, le 11 février 2020. Mesure pour aider à prévenir et contrôler le nouveau coronavirus. Un système d’enregistrement en ligne pour les véhicules revenant à Shenzhen a été mis en service depuis le 8 février. Pour augmenter l’efficacité, les policiers locaux ont utilisé des drones pour transporter un code QR aux sorties des autoroutes afin que les conducteurs se fassent enregistrer avec moins de contacts avec d’autres personnes.

Traçage des malades par une application StopCovid, industrie de la surveillance qui sort de l’ombre, omniprésence policière, climat de délation dans les médias et les réseaux sociaux… Si elle a mis un coup d’arrêt à l’activité économique, la pandémie de Covid-19 fait toujours plus les affaires d’une société de contrôle inquiétante.

« Ce n’est pas la culture française, et je fais confiance aux Français pour que nous n’ayions pas besoin de mettre en place ces systèmes qui atteignent la liberté individuelle de chacun ». Le 26 mars, interrogé par Léa Salamé sur l’opportunité de transformer les téléphones en mouchards pour traquer le coronavirus, Christophe Castaner semblait catégorique, balayant avec l’aplomb du premier flic de France la possibilité d’une surveillance à des fins sanitaires.

Mais en temps de pandémie, l’incertitude prévaut et l’exécutif a finalement changé de braquet : mercredi 8 avril, dans une interview au Monde, le ministre de la Santé, Olivier Véran, et le secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O, ont confirmé que la France travaillait sur StopCovid, une application qui permettrait de « retracer l’historique des relations sociales » des personnes infectées. Autrement dit, de suivre des contacts plutôt que des personnes, un peu comme ces applications de rencontres populaires dans notre vie d’avant. « Ce n’est qu’une brique – par ailleurs incertaine – d’une stratégie globale de déconfinement et un outil numérique parmi d’autres dans la lutte contre l’épidémie », a précisé O, rappelant que l’enrôlement ne se fera que sur la base du volontariat (la loi ne laisse de toute façon pas le choix, comme l’a rappelé la CNIL).

Pour l’heure, il ne s’agit que d’une annonce : le gouvernement n’a pas annoncé de date de livraison, et tant que la France n’est pas capable de dépister massivement sa population, un tel outil ressemble à un pansement sur une jambe de bois. Par ailleurs, les chercheurs estiment que l’efficacité du dispositif dépend de son taux de pénétration. Au moins 60% de la population devrait télécharger StopCovid pour espérer faire baisser le taux de reproduction du virus. Singapour, érigé en modèle, a été précurseur en la matière : en quelques jours, un habitant sur six utilisait TraceTogether, l’application mise au point par les autorités locales. Insuffisant, même pour une cité-Etat de 720km2 , « nation de capteurs » et poste avancé de la ville sécuritaire du futur : devant la multiplication de nouveaux cas impossibles à tracer, le Premier ministre a décrété le 3 avril de nouvelles mesures de confinement.

L’écosystème clandestin de la surveillance devient visible
Alors que nous faisons collectivement l’expérience de l’assignation à résidence, le backtracking, comme on l’appelle barbarement, fait figure de moindre mal, monnaie d’échange contre une libération conditionnelle, au moment où se succèdent les courbes et les schémas de notre remise en circulation dans l’espace public. Le bracelet électronique plutôt que l’incarcération. « Il faut se garder du fantasme d’une application liberticide », plaide encore Cédric O, lui opposant un autre mirage, « celui de l’application magique qui permettrait de tout résoudre ». Pour un peu, on se croirait revenus quelques semaines en arrière, quand, évoquant la reconnaissance faciale, le secrétaire d’Etat au numérique renvoyait dos à dos les « projections irrationnelles ». Puisque le COVID-19 est un levier puissant, les lignes bougent jusque chez les plus fervents partisans de la vie privée : le Chaos Computer Club allemand, la plus ancienne organisation de hackers d’Europe, vient ainsi de publier ses dix commandements pour une application de traçage acceptable, c’est à dire anonyme, décentralisée et transparente.

Si la perspective d’une filature numérique cristallise les angoisses en mobilisant un imaginaire dystopique très largement partagé, la véritable inquiétude se situe – pour l’heure – ailleurs : à la faveur de la crise sanitaire, l’écosystème clandestin de la surveillance routinière devient subitement visible et normalisé. Palantir ou NSO, têtes de pont de la barbouzerie contemporaine, démarchent les gouvernements à tour de bras, respectivement pour traiter leurs données hospitalières ou mesurer la contagiosité de leurs citoyens ; et les courtiers en données jadis tapis dans l’ombre viennent désormais orienter les politiques publiques en fournissant gracieusement des informations habituellement monnayées sous le manteau. Fin mars, on a ainsi pu admirer la dissémination du virus chez les spring breakers floridiens, sur une carte produite grâce aux données de géolocalisation collectées par X-Mode, un data broker qui organise la prédation de dizaines de millions d’utilisateurs distraits pour construire un modèle économique sur le dos de leur intimité.

“Responsabilisation citoyenne”
Et la France n’est pas en reste. Le week-end dernier, le Journal du Dimanche se fendait d’un « exclusif », accusant les Français de se relâcher face au confinement, sur la foi de déplacements reconstitués grâce à une application : Covimoov. La Corse et l’Ile-de-France ? Disciplinées. Le Cantal, la Manche ou les Ardennes ? Insubordonnés. Les journaux radio et télé ont repris d’une seule voix. Mais comment ce trafic routier est-il reconstitué ? Covimoov, qui se présente comme une alternative « moins intrusive que le tracking », a été développé par Geo4cast, une entreprise spécialisée dans la modélisation des flux et des comportements. Celle-ci commercialise Geo4track, un outil qui permet de « monétiser les données de géolocalisation ». C’est ce qui transforme une application que vous téléchargez innocemment en aspirateur de vie privée. La start-up, partenaire de Télécom ParisTech et de l’Ecole des Ponts, peut aussi compter sur d’autres sources : au téléphone, Antoine Couret, le patron de Geo4cast, explique qu’il a accès « aux données anonymisées de 3 à 4 millions de personnes ». Le GPS Coyote, SFR, Bouygues ou la SNCF, notamment, alimentent l’entreprise.

Outre sa carte des déplacements, Covimoov en propose deux autres : l’une montre la disponibilité des lits en réanimation (grâce aux données rendues publiques par les autorités sanitaires) ; la deuxième propose un « indicateur avancé des syndromes respiratoires », établi en partenariat avec OpenHealth, une entreprise qui récupère les tickets de caisse de 12 000 pharmacies françaises pour détecter les pics épidémiques en fonction de l’achat de paracétamol ou de sirops antitussifs. Comme s’en félicite Antoine Couret, « on pourrait calculer une note de risque » en superposant les trois calques en sortie de confinement. Partisan d’une « responsabilisation citoyenne à l’échelle locale », il a proposé ses services au gouvernement dans le cadre d’un appel d’offres lancé en réponse au COVID-19.

Le chef d’entreprise le reconnaît lui-même : « [Les] déplacements plus nombreux dans certaines zones s’expliquent probablement aussi par une reprise de l’activité économique ». Mais puisqu’il est impossible de savoir qui part travailler et qui s’exile dans sa maison de campagne, comment accorder la moindre valeur à ces projections ? La question est d’autant plus épineuse que ce big data aussi grossier que providentiel produit un discours politique. Prenant appui sur la carte publiée par le JDD, le maire de Charleville-Mézières, Boris Ravignon, a ainsi réclamé l’appui de l’armée pour faire rentrer dans le rang ses administrés supposément récalcitrants.

En chacun de nous vit un maton
« La médecine ne devrait pas être un travail de police », regrettait récemment l’écrivain Alain Damasio dans Libération. Pourtant, on le constate quotidiennement, le contrôle du confinement – et du déconfinement à venir ? – est viscéralement sécuritaire : l’espace public devient une zone de guerre accessible sous des conditions strictes, et dans le ciel parisien, nantais ou marseillais, drones, hélicoptères et avions équipés de hauts-parleurs ou de caméras infrarouges patrouillent pour repérer les contrevenants. A cet égard, la crise accélère une dynamique techno-disciplinaire qui la précédait largement (j’en parlais plus longuement ici).

Pourtant, cette confiscation momentanée de notre environnement, volontiers infantilisante et paternaliste, s’accompagne d’un paradoxe saisissant : on confie aux citoyens la responsabilité d’être leur propre maton, et de se surveiller les uns les autres. Toutes les conditions sont réunies pour transformer les confinés en auxiliaires de police, petits délateurs ou enfermés sacrificiels, garants du respect des règles. Comme l’écrit avec justesse mon collègue Romain Jeanticou, « dans les discours de nos représentants, dans les journaux télévisés, dans les groupes Facebook ou les conversations de palier, on rapporte, on accuse, on juge les attitudes de chacun et chacune ». C’est du reste l’effet pervers de la surabondance actuelle de données en tous genres, qui offre à chacun l’opportunité de se mesurer et de mesurer ses congénères. Paris, présentée depuis le début du confinement comme la mauvaise élève, ne doit-elle pas cette réputation aux données fournies par Orange dans le cadre de son partenariat avec l’Inserm (données ordinairement commercialisées dans le cadre de l’offre Flux Vision de l’opérateur), qui mettaient en lumière l’exode des premiers jours ?

Sim City sécuritaire
Alors que chaque jour qui passe nous rapproche d’un déconfinement qui donne pourtant l’impression de se dérober (nous ne connaissons pas sa date de fin), les indicateurs statistiques se multiplient, susceptibles d’ordonner le relâchement des corps dans la nature. Sortira-t-on par classes d’âge ? Par régions ? Départements ? Communes ? Rues ? Voire, soyons maximalistes, par profession ou par groupe sanguin ? Dans quelles conditions ? Sous quel régime de semi-liberté ? Dans son bulletin de veille, le comité consultatif national d’éthique s’inquiète – légitimement – des conséquences du traçage :

« La collecte et le traitement des données afin d’assurer le suivi pourraient également présenter un important risque d’arbitraire, notamment de mésusage, d’extension d’accès ou d’élargissement des finalités, que ce soit par les pouvoirs publics ou les acteurs privés (usage policier menant à des contrôles excessifs, contrôle par l’employeur, utilisation par les assureurs, etc.) [...] Un risque de discrimination sociale, voire de stigmatisation, peut émerger envers les personnes signalées par les applications de suivi. Ce risque concerne également les personnes qui n’ont pas adhéré aux mesures de suivi. »
Ces risques sont d’autant plus réels que, selon une note du Cevipof, les populations les moins diplômées – qui sont bien souvent les plus exposées au virus car elles doivent continuer à travailler, et donc susceptibles d’être privées de leur liberté dans la « phase 2 » – sont également les plus enclines à accepter la surveillance. « Ce résultat suggère une plus forte prédisposition des personnes sans ressources éducatives pour des formes plus permissives de l’espace privé », écrit Martial Foucault, qui dirige le centre de recherches politiques de Sciences Po.

Mais avant le déploiement d’une hypothétique application, ce qui menace d’ores et déjà le corps social est un autre type de dislocation. C’est la banalisation d’un pilotage informatique qui risque de transformer les politiques publiques en une version sécuritaire et foucaldienne de Sim City, sur le modèle du crédit social chinois tant craint en Occident. La vague est mondiale, d’amplitude variable : en Russie, grâce à des données indexées par Yandex, chaque agglomération est affectée d’une note de 0 à 5, qui montre son respect des mesures sanitaires ; en Israël, le ministre de la Défense voudrait mesurer la contagiosité des habitants grâce à un score ajusté en temps réel. Comme l’écrivait le philosophe Thomas Berns dans son archéologie politique de la statistique, « il s’agit de gouverner à partir du réel, et non plus de gouverner le réel [...] contrôler en ne faisant rien, c’est à dire ne rien faire d’autre que montrer les choses telles qu’elles sont ». Car ce qui guette sous la menace de la surveillance, c’est l’abandon de la politique.