Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Le Covid-19, une opportunité pour les mafias

Avril 2020, par Info santé sécu social

12 AVRIL 2020 PAR KARL LASKE

De nombreux sites illégaux de vente de faux médicaments ont été identifiés en France et à l’étranger. Des réseaux criminels mettent à profit la crise sanitaire pour promouvoir et vendre des matériels et médicaments dangereux.

La question n’est pas de savoir si les mafias sauront en profiter, mais comment. C’est l’avertissement du célèbre journaliste Roberto Saviano, le 22 mars, dans le quotidien italien La Repubblica. En dépit du confinement, de l’immobilité, « les mafias ne respectent pas les frontières, elles n’ont pas peur de la suspension de Schengen, au contraire, elles bénéficient de la fermeture hermétique des frontières car elles ont les moyens d’aller n’importe où et de faire de la fermeture une opportunité ». « Les profits et les intérêts criminels évoluent en même temps que l’épidémie : les connaître fait partie de la survie », a-t-il prévenu.

La « mafia du coronavirus », comme l’appelle Saviano, s’est déjà déployée sous les yeux des professionnels de santé du monde entier à travers des centaines de sites Internet qui proposent de faux médicaments.

Un bandeau publicitaire pour des matériels médicaux sur un site frauduleux. © DR
Un bandeau publicitaire pour des matériels médicaux sur un site frauduleux. © DR
Prévue avant l’épidémie, une opération coordonnée par Interpol, qui s’est déroulée courant mars, « Pangea XIII », a permis la saisie de plus de 34 000 masques contrefaits ne répondant pas aux exigences minimales de qualité, mais aussi de « sprays corona », « kits coronavirus » ou « médicaments coronavirus ».

Près de 4,4 millions de faux médicaments ont été récupérés et plus de 2 500 liens Internet – sites, blogs ou pages – hébergeant ou renvoyant vers des pharmacies en ligne ont été neutralisés dans le cadre de l’opération. Selon Interpol, « les efforts conjoints de différentes autorités ont perturbé les activités de 37 groupes criminels organisés ». Aujourd’hui, les polices et les services de santé du monde entier – 90 pays étaient mobilisés – ne parviennent pas à neutraliser ce trafic, seulement à le « perturber ».

Ces opérations procèdent du sondage ou du carottage : elles ne ramènent que des échantillons, des traces d’un possible empoisonnement de la population. Selon Interpol, ces produits pourraient représenter jusqu’à 30 % du marché dans certains pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine et plus de 20 % dans les économies de l’ancienne Union soviétique. En moyenne, selon l’OMS, un produit médical sur dix dans les pays en développement serait falsifié ou de qualité inférieure. Les scientifiques parlent désormais de « pandémie » de faux médicaments. Selon une étude publiée en 2019 dans The American Journal of Tropical Medicine and Hygiene, chaque année, « plus de 250 000 enfants atteints de paludisme et de pneumonie ne survivent pas après un traitement avec des médicaments contrefaits et de qualité inférieure ».

La quantité d’ingrédients actifs étant réduite voire nulle dans ces produits, c’est un marché hautement lucratif pour les mafias, parfois plus que l’héroïne.

Avec l’arrivée du coronavirus, les escroqueries plus ou moins ingénieuses se multiplient. Le 21 mars, un tribunal texan a ordonné la fermeture d’un site ouvert sous le nom de coronavirusmedicalkit.com qui prétendait offrir « gratuitement » un « kit de vaccination » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en échange de la somme de 4,95 dollars pour les frais d’expédition. Or, l’OMS ne propose aucun « kit », ni aucun vaccin puisqu’il est encore loin d’être mis au point.

Au contraire, l’organisation internationale a mis en garde à propos de la circulation de produits médicaux falsifiés « notamment des diagnostics in vitro (DIV) et des réactifs de laboratoire ».

« À ce stade, l’OMS ne recommande aucun médicament pour traiter le ou guérir du Covid-19. Cependant, l’essai SOLIDARITY trial, dirigé par l’OMS, évalue des traitements potentiels », a fait savoir l’organisation le 31 mars. Hors Union européenne, huit pays ont été autorisés par l’OMS à produire des diagnostics in vitro sur la base d’évaluations réglementaires accélérées.

« On constate une recrudescence de ventes illégales de matériel médical contrefait (gants, masques), faux médicaments via les pharmacies en ligne, explique à Mediapart Aline Plançon, ex-responsable du programme international de lutte contre la criminalité pharmaceutique d’Interpol – auteure de Faux médicaments : un crime silencieux (Éditions du Cerf). La conjoncture fait qu’il y a des pénuries de produits pharmaceutiques, une anxiété et une demande des gens, qui sont propices à l’action des réseaux de vente de faux médicaments. Il y a un ralentissement des transports commerciaux, mais les postes privées fonctionnent et peuvent être utilisées à l’insu de ces entreprises pour envoyer les produits. »

À Strasbourg, la Section de recherche (SR) de la gendarmerie a procédé, fin mars, à la fermeture de 70 sites renvoyant vers les pharmacies en ligne. « Il s’agissait d’une soixantaine de blogs qui servaient d’appât et renvoyaient vers quatre sites, à l’étranger, où l’on était censé pouvoir se procurer de la chloroquine, indique à Mediapart le chef de la SR, le colonel François Despres. Le Plaquenil de Sanofi – hydroxychloroquine – y est proposé à des prix exorbitants. Mais comme on avait des cascades d’adresses IP, certaines en Russie – ce qui ne veut pas dire que ce sont des Russes –, il était presque impossible de remonter à la source, en tous cas rapidement. »

Les sites d’appui ont été fermés mais les enquêteurs ont obtenu le chiffre de 43 000 connexions, et clients potentiels, captés par ces réseaux en France et en Italie. « Nos escrocs habituels suivent l’actualité, poursuit François Despres. La chloroquine est présentée comme un remède, donc ils sautent sur l’occasion. Ils jouent avec la peur de la mort. »

En amont des sites neutralisés par les gendarmes, deux des quatre pharmacies en ligne illégales continuent de tourner. Toutes deux proposent de la chloroquine, mais si Medstore annonce une rupture de stock, Canadapharmacy la vend toujours à 58 euros la boîte de 30 cachets – presque deux euros le comprimé (voir ci-dessous).

« La pénurie, réelle pour ce qui concerne les masques et les kits de test, qui sont les besoins immédiats des personnels de santé, oblige les consommateurs et les professionnels à aller s’approvisionner auprès de sources mal connues, signale Aline Plançon. Les criminels se déguisent en entrepreneurs et montent des sites qui ressemblent à des pharmacies référencées. »

Ces dix dernières années, les autorités sanitaires mondiales ont détecté l’apparition de 33 000 pharmacies en ligne illégales. En France, l’ordre des pharmaciens référence 350 sites légaux de pharmacies déclarées aux agences régionales de santé. « Ces sites légaux sont tenus par des pharmacies de briques et de mortier, c’est-à-dire de vraies officines qui fonctionnent bel et bien et qui garantissent la provenance des médicaments », explique à Mediapart la présidente de l’ordre Carine Wolf-Thal, qui souligne que pour « tout le reste », « le risque de tomber sur des sites frauduleux est malheureusement élevé. »

Les pharmaciens ont été en alerte sur la chloroquine, qui n’est plus délivrée sans ordonnance depuis le mois de janvier. « Il y a eu une grosse demande sur ce produit, poursuit Carine Wolf-Thal, ce qui a amené le gouvernement à la contingenter afin d’avoir suffisamment de stock pour les personnes qui en ont besoin, pour certaines pathologies comme l’arthrite rhumatoïde. Ce contingentement prévoit deux circuits bien distincts : celui de l’hôpital pour les patients Covid encadrés par des essais et celui des patients “ville” qui ont le renouvellement de leur prescription. Mais il n’y a pas de pénurie. »

Des médecins de ville peuvent toutefois prescrire la chloroquine à des patients Covid, mais « sous leur responsabilité », précise la présidente de l’ordre des pharmaciens.

« Il est temps d’arrêter le meurtre par des médicaments contrefaits »
La vraie pénurie qui frappe actuellement les pharmacies est celle des masques. « C’est très difficile de gérer cette pénurie de masques, explique Carine Wolf-Thal. C’est un produit devenu très rare et très discuté. La politique a été de réserver les masques chirurgicaux et FFP2 aux personnels de santé et ils ont donc été réquisitionnés sur le territoire. On était en rupture avant la réquisition… Depuis, il y a eu une levée partielle de la réquisition, qui permet à toute entreprise ou personne morale de s’approvisionner à l’étranger. Les entreprises qui en achètent dans les quantités supérieures à 5 millions d’unités doivent attendre 72 heures la réquisition potentielle de l’État. Et depuis une semaine, on a l’apparition des fameux masques alternatifs, qui, même s’ils suivent les normes Afnor [l’organisme officiel en charge des normes en France – ndlr], ne peuvent pas être vendus en pharmacie. »

L’ordre des pharmaciens appelle à « redoubler de vigilance devant les faux masques et les faux médicaments » dans ce contexte de la pandémie.

Face à l’épidémie, les services de santé français sont touchés par d’autres pénuries de médicaments, anesthésiques, sédatifs, et même antibiotiques, comme Mediapart l’a détaillé (ici et là). L’industrie est fragilisée par la mondialisation de son activité, comme l’a relevée la mission d’information sénatoriale qui, en 2018, a pointé « 530 signalements » de rupture de stocks concernant des antibiotiques, des vaccins et des anticancéreux enregistrés par l’Agence nationale de sécurité du médicament. Soit dix fois plus que dix ans plus tôt.

« L’industrie pharmaceutique mondiale est très dépendante des activités de production de matières premières en Chine, avait averti en février la ministre de la santé d’alors, Agnès Buzyn. Et si cette production devait être réduite pendant une longue période, des impacts sur la disponibilité de certains médicaments sont possibles. »

De fait, 80 % des principes actifs utilisés par les firmes pharmaceutiques dans l’Union européenne proviennent de pays tiers et 60 % des sites de production sont localisés en Inde et en Chine. Ces deux pays sont aussi les principaux pourvoyeurs des trafiquants en principes actifs ou en médicaments.

« Les trafiquants procèdent à une dérivation du pipeline, explique à Mediapart Bernard Leroy, ancien magistrat, président de l’Institut international de recherche anti-contrefaçon de médicament (IRACM). La Chine est l’un des plus gros fabricants de produits sûrs et honnêtes, mais une partie de sa production est détournée. De nombreux trafiquants chinois se sont installés au Cambodge et ont établi des liens avec la mafia japonaise. Ils fabriquent de faux médicaments avec seulement 1 % de produit actif au lieu de 100. »

Selon un rapport de l’OCDE et de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), rendu public le 23 mars dernier, « la République populaire de Chine, Hong Kong (Chine), Singapour et l’Inde sont les principales économies de provenance des médicaments contrefaits ». « Alors que la Chine et l’Inde sont les principaux producteurs de faux médicaments, les Émirats arabes unis, Singapour et Hong Kong (Chine) sont des économies de transit, relève le rapport. Le Yémen et l’Iran sont d’autres points de transit. À partir de ces emplacements, les faux produits pharmaceutiques peuvent être expédiés partout dans le monde, bien que les économies africaines, l’Europe et les États-Unis semblent être les principales cibles. »

« Le commerce de médicaments contrefaits a également été alimenté par la croissance explosive de l’utilisation de la poste pour expédier des produits. Plus de 95 % des saisies douanières de produits pharmaceutiques en 2014-2016 concernaient des services postaux et de courrier express, ce qui était bien supérieur à la moyenne des autres produits », souligne par ailleurs le rapport de l’OCDE.

« La Chine est effectivement un centre important de production de faux médicaments, parce qu’elle produit aussi ces principes actifs et qu’il n’y a pas de réglementation internationale sur les quantités, ou un quelconque contrôle de cette production, souligne Aline Plançon. Il n’y a pas de radars pour détecter que tel ou tel achat serait excessif ou inapproprié. Du coup, des criminels vont s’installer en Chine pour assurer l’achat et le transfert de ces produits vers leur région. »

Les enquêtes sont complexes car la logistique de fabrication de ces produits est internationale. Et comme pour des trafics de drogue, l’objectif est de démanteler toute la chaîne. Les enquêtes sont aussi parfois techniques et scientifiques. Ainsi, l’analyse en laboratoire de médicaments antipaludiques contrefaits à base d’artésunate – racontée par l’ancienne responsable d’Interpol dans son livre – a permis d’identifier leur région de fabrication en Asie du Sud-Est, jusqu’à remonter à la frontière de la Birmanie et de la Chine, où l’enquête locale met au jour l’usine de faux médicaments.

Cela grâce à l’analyse du pollen et des spores trouvés dans les médicaments – qui contenaient par ailleurs des « principes actifs incorrects, des produits pharmaceutiques interdits, tels que le métamizole et le safrole, un cancérigène, ainsi que des matières premières pour la fabrication de méthylènedioxyméthamphétamine, plus communément appelée ecstasy ».

En 2018, un total de 2 253 personnes impliquées dans la contrefaçon, le détournement ou le vol de médicaments ont été interpellées dans le monde. Sur ce total, la Chine a arrêté le plus grand nombre de personnes impliquées dans la fabrication proprement dite des produits contrefaits (233), suivie par l’Espagne (52), les États-Unis (48), l’Inde (38), le Pakistan (10) et l’Indonésie (10).

« Le pouvoir chinois est sensibilisé au trafic, qu’il sanctionne d’ailleurs par la peine de mort, poursuit Aline Plançon. Mais la Chine est un pays secret, étendu, et beaucoup de trafics et d’entreprises peuvent se monter et avant d’être démantelés, il peut se passer beaucoup de temps. En Inde, les infrastructures d’inspection de santé sont réduites à néant et minimales eu égard à leur population. Et après avoir fait barrage aux investigations, pour protéger sa production de médicaments génériques, elle coopère désormais aux actions policières internationales. »

En France, la vente de produits contrefaits s’opère en ligne. Avant l’épidémie du Covid-19, le marché était, selon Bernard Leroy, majoritairement focalisé sur la vente de produits dits de confort – anabolisants, amaigrissants, crèmes pour blanchir la peau et Viagra –, et en moindre proportion sur les médicaments classiques commandés du fait des pénuries passagères.

La lutte anti-fraude est rythmée par les saisies douanières, parfois spectaculaires, sur des cargaisons en transit dans les ports de l’hexagone. En mai 2013, les douaniers saisissent ainsi au Havre près de 1,2 million de sachets d’aspirine contrefaite, en provenance de Chine, dissimulés dans un chargement de thé. Aucun principe actif de l’aspirine n’est retrouvé sur les échantillons, la poudre contenue dans les sachets est essentiellement composée de glucose. Les faux médicaments étaient destinés à une société-écran aux îles Baléares.

En dépit de la création d’un pôle Santé publique, composé de juges spécialisés, en 2003, et celle un an plus tard d’un Office central de police judiciaire, chargé de la lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (l’OCLAESP), les affaires de trafic de médicaments se comptent encore sur les doigts de la main en France. En avril 2017, une tête de réseau, Arnaud Bellavoine, est condamnée à cinq ans de prison ferme à Marseille. Gérant d’une société offshore installée à l’île Maurice, il faisait fabriquer de faux médicaments dans une usine d’État en Chine et les revendait à Dubaï, au Royaume-Uni, en Suisse, en Belgique et aux États-Unis. Il était parvenu à vendre du faux Plavix, prescrit dans la prévention des risques cardio-vasculaires, et du faux Zyprexa, prescrit contre la schizophrénie et les troubles bipolaires, à des distributeurs grossistes de la chaîne d’approvisionnement de l’Union européenne.

L’affaire des prothèses mammaires frauduleuses de la société PIP, implantées à des dizaines de milliers de femmes, reste l’un des plus importants scandales sanitaires soumis à la justice française. Et l’un de ses plus grands échecs. Face à 7 000 victimes parties civiles, Jean-Claude Mas, le patron de PIP, responsable d’une fraude qui consistait à utiliser des huiles à usage industriel dans le gel des prothèses, n’a été condamné en 2016 qu’à quatre ans de prison en première instance, une décision confirmée en appel.

Les poursuites engagées contre les trafiquants de faux médicaments sont restées mondialement modérées, les faits étant le plus souvent considérés comme des contrefaçons et non des crimes. « Dans la plupart des pays, les peines pour falsification de produits médicaux sont beaucoup moins sévères que celles applicables, par exemple, aux passeurs de drogues, qui peuvent être emprisonnés pour de longues peines et se voir confisquer le produit de leurs délits », signale le rapport de l’OCDE. Et pourtant, désormais, selon Interpol, « les groupes du crime organisé traditionnels à travers le monde » sont aussi impliqués dans ce trafic « tout au long de la chaîne d’approvisionnement ».

Adoptée en 2010 par le comité des ministres du Conseil de l’Europe, représentant 47 pays, la convention Medicrime, ratifiée par la France en 2016, vise à unifier et à durcir la répression. Elle introduit en particulier des circonstances aggravantes lorsque l’infraction a entraîné la mort ou porté atteinte à la santé physique ou mentale de la victime, et fixe des règles de coopération internationale.

Mais des voix s’élèvent pour réclamer « un traité international multilatéral » plus ambitieux. En mai 2019, Joel G. Breman, le président de l’American Society of Tropical Medicine and Hygiene, a expliqué qu’il fallait désormais se doter d’outils juridiques pour viser « la détection, l’arrestation, l’extradition et la punition des criminels et des cartels qui fabriquent, vendent et distribuent des faux médicaments ». « Dans certains pays, il est à peine illégal de fabriquer ou de distribuer des médicaments de mauvaise qualité », déplorait-il.

Son appel était intitulé : « Il est temps d’arrêter le meurtre par des médicaments contrefaits. »