Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Reprise des cours : l’éducation entre directives et réalité

Avril 2020, par Info santé sécu social

22 avril 2020 à 20:16

Par Stéphanie Maurice, correspondante à Lille , Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille , Marie Piquemal et Sheerazad Chekaik-Chaila, (à Lille)

La reprise des cours, surtout dans les milieux populaires, apparaît nécessaire aux enseignants, mais se heurte à une foule de problèmes concrets.

En attendant que le ministre Jean-Michel Blanquer tranche pour de bon, Céline, enseignante dans une école en réseau d’éducation prioritaire près de Bordeaux, échafaude différents scénarios de reprise et réfléchit à la meilleure solution pour ses élèves. « Les prendre par tout petits groupes de trois ou de quatre peut-être ? » Elle doute comme jamais. Céline fait partie de ces profs très investis au quotidien, qui savent ce que la précarité veut dire. De ceux qui apportent des sacs de vêtements à l’école pour les distribuer, achètent sans rien dire une paire de chaussures quand un élève a mal aux pieds. Ces profs qui dépensent une énergie folle, hors de la classe, pour faire le lien entre les familles, les associations d’aide ou les assistantes sociales. La première semaine du confinement, Céline a enchaîné les coups de fil pour aider les parents dans la panade. « J’ai fait le relais. Tout a fermé d’un coup. Certaines familles étaient dans l’angoisse. Sans savoir comment elles allaient faire pour manger. Il a fallu quelques jours pour tout activer. C’était la première urgence, avant de penser à apprendre aux enfants. »

« Nécessité »
Ces profs, confrontés à la précarité, savent mieux que personne à quel point l’école sert parfois de refuge. Ils s’inquiètent pour leurs élèves, confinés dans des logements souvent exigus et dans des situations parfois très compliquées. Que pensent ces enseignants d’éducation prioritaire de la réouverture progressive des écoles, à compter du 11 mai ?

Réponse de la brochette que nous avons interrogée, du primaire au lycée : « C’est une nécessité », assortie d’une tonne de questions. Gaëlle, professeure dans un collège de la Somme depuis une quinzaine d’années : « On n’a pas d’informations précises. Il faut tout rebattre. C’est comme si on faisait une nouvelle rentrée. On va devoir adapter les emplois du temps. Sous quelle forme ? Des masques, on en aura ? Il y a tellement d’incertitudes que c’est extrêmement anxiogène. » Laurent, dans un lycée de banlieue parisienne, a l’impression de faire partie de la majorité silencieuse : « Qu’on veuille rouvrir les écoles en mai pour limiter l’impact sur les élèves défavorisés, je suis complètement d’accord. Je considère que le lycée est un lieu de lien social essentiel, surtout pour les élèves de milieux défavorisés. Beaucoup de collègues pensent comme moi, sans le dire. D’autres ont peur, parce que tout reste très flou. » Dans le nord de la France, Sophie, 47 ans, en poste dans un lycée professionnel, emploie les mêmes mots. « Pour moi, cette rentrée a plus un objectif social que scolaire. Les élèves en ont besoin, pour ne pas craquer. Ils ont besoin de se retrouver entre eux, le contact direct est irremplaçable. » Dans le même temps, elle s’inquiète d’être livrée à elle-même, écartelée entre des directives ministérielles et la réalité de terrain. « Nous n’avons aucune consigne du rectorat, pas non plus sur la façon de les appliquer. » Elle s’interroge en pensant aux gestes barrière, « quasiment impossibles à mettre en place ».

« Violence »
Comment empêcher que les élèves se croisent dans les couloirs ? Comment un enseignant peut-il expliquer quelque chose à un élève à un mètre de distance ? « Ce sont des ados ! Le masque, il va vite être mis dans la poche, puis à la poubelle. Il va falloir courir derrière 500 élèves pour vérifier ? Si on vient nous voir en nous disant "mon fils n’a pas de masque", ou alors "mon fils voit bien que les autres ne les portent pas", que répondre ? » A Marseille, Anne Pfister, militante au sein du collectif des écoles publiques du IIIe arrondissement, attend elle aussi le mode d’emploi : comment organiser les gestes barrière dans des écoles où l’on manque de sanitaires, de savon, de personnel, de tout ? « On a déjà eu du mal à mettre en place le dédoublement des classes de CP et de CE1 faute d’espace, alors assurer des distances de sécurité… Pareil pour la cantine, il faut parfois quatre services pour faire manger tous les enfants. On fait quoi ? » Laura Foy, enseignante dans le nord de Marseille, a les mêmes inquiétudes : « Mes CE1, quand on ne se voit pas du week-end, ils me sautent dans les bras le lundi. On va leur dire non ? C’est d’une violence ! » Depuis le début du confinement, beaucoup d’enseignants des quartiers populaires de la ville se sont organisés pour venir en aide aux familles. Deux fois par semaine, Emilia participe à la distribution de paniers repas, assortis d’une petite enveloppe pour près de 35 familles : « On a des demandes tous les jours, ceux qui étaient un peu à flot en début de confinement sont désormais à bout. » La reprise de l’école n’est pas dans leurs préoccupations du moment. Céline, la prof près de Bordeaux, appréhende un peu. « Dans ma classe, la grande majorité des parents m’ont déjà prévenue que leurs enfants ne reviendraient pas. Ils ont peur, ils n’ont pas confiance. Le ministre a dit que le retour en classe ne serait pas obligatoire, mais comment les convaincre ? C’est encore une autre question. »