Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Coronavirus : pourquoi la France a tant de mal à se fournir en médicaments

Mai 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Coronavirus : pourquoi la France a tant de mal à se fournir en médicaments

Par Marie-Béatrice Baudet

Publié le 3 mai 2020

ENQUÊTE

La crise sanitaire a rendu les difficultés d’approvisionnement de la France en médicaments particulièrement sensibles. Pourtant, la dépendance du pays à des usines chinoises ou indiennes était connue depuis plusieurs années.

Au téléphone, la colère le gagne. Sénateur du Nord, Jean-Pierre Decool, 67 ans, s’énerve, parle de plus en plus vite, puis finit par lâcher d’une voix lasse : « Vous savez, certains jours, je me demande si l’action publique, à laquelle j’ai dédié toute ma vie, a encore un sens. » Confiné près de Dunkerque, dans le petit village de Brouckerque, dont il fut le maire pendant vingt-quatre ans, l’élu de droite, membre du groupe Les Indépendants-République et territoires, rumine et rumine encore. Comment la France, « sa » France, est-elle devenue au fil des ans un pays en mal de médicaments ? Un pays qui dépend d’usines indiennes et chinoises pour la fabrication de comprimés et de solutions injectables pourtant indispensables à une protection sanitaire de qualité. Un pays où, aujourd’hui, les soignants font face à la pandémie de Covid-19, les yeux rivés sur les armoires à pharmacie prises d’assaut.

Les praticiens en sont malheureusement réduits à gérer les réserves au jour le jour et à piocher avec prudence dans les cartons de sédatifs, d’antibiotiques ou d’anesthésiants. Ce travail de fourmi précautionneuse est ingrat et suscite de nombreuses interrogations éthiques. N’est-ce pas un crève-cœur, par exemple, de devoir substituer au désormais trop rare Hypnovel, puissant sédatif administré aux patients en fin de vie, du Rivotril, un antiépileptique qui permet surtout d’apaiser les convulsions ?

L’époque est singulière, il est vrai. La demande de produits médicaux a explosé depuis la propagation incontrôlable du SARS-CoV-2 et a vivement dégradé les stocks, même les mieux fournis. Pourtant, il ne faudrait pas s’y tromper, cette crise sévit depuis bien longtemps.

Jean-Pierre Decool n’est ni médecin ni pharmacien. Cet ancien professeur de mathématiques a néanmoins acquis de solides connaissances en matière d’approvisionnement en médicaments. Le 2 octobre 2018, il présentait au Sénat les conclusions de la mission d’information, lancée quelques mois plus tôt et présidée par le socialiste Yves Daudigny, sur « la pénurie de médicaments et de vaccins », dont il était le rapporteur.

Ces travaux, qui restent une référence, appelaient notamment « à recréer les conditions d’une production pharmaceutique de proximité » et réclamaient en urgence « la mise en place d’une véritable stratégie industrielle nationale et européenne », avec à la clé de nombreuses propositions concrètes.

Le calendrier semblait propice. En mars 2019, soit quelques mois après la publication du rapport Daudigny-Decool, le projet de loi relatif à l’organisation et la transformation du système de santé, présenté par la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, arrive au Sénat. Afin de mieux armer le pays contre les récurrentes ruptures de stock de médicaments, Jean-Pierre Decool, soutenu par quelques dizaines de sénateurs de droite comme de gauche, propose plusieurs amendements au texte. A sa grande surprise, ils sont tous rejetés, jugés pour la plupart irrecevables en commission, car considérés sans lien, même indirect, avec l’organisation du système de santé.

Tenace, l’élu dépose, le 16 avril 2019, une proposition de loi qui ne sera même pas inscrite à l’ordre du jour, faute de niche parlementaire. En réalité, il faudra attendre la loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS 2020), promulguée le 24 décembre 2019, pour que certaines idées du rapport sénatorial soient reprises par le gouvernement.

Mais entre son passage au Conseil d’Etat et la rédaction des décrets d’application, l’ensemble des nouvelles dispositions – dont l’obligation faite aux laboratoires français de disposer d’un stock de sécurité de médicaments de quatre mois disponible sur le territoire européen – ne sera effectif qu’à partir du 30 juin 2020… « Vous vous rendez compte de la perte de temps !, s’enflamme de plus belle l’homme du Nord. Il y a un an, on nous a renvoyés à nos chères études ; aujourd’hui si c’était à refaire, tout le monde applaudirait en votant les mesures auxquelles nous avions pensé ! »

Le Sénat n’est pas le premier à avoir tiré le signal d’alarme. Dès 2011, l’Académie nationale de pharmacie créait un groupe de travail sur l’indisponibilité des médicaments, « car nous savions parfaitement que nombre de produits jouaient les globe-trotteurs depuis le milieu des années 1990 et parcouraient des milliers et des milliers de kilomètres avant de parvenir à leur destination finale », relate son président, Patrick Couvreur, lui aussi agacé par les années perdues.

Pilules ou chaussures, même combat

Comment expliquer cette frénésie kilométrique ? Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine et spécialiste des multinationales, El Mouhoub Mouhoud fait un parallèle entre l’industrie du médicament et le groupe Nike.

« Pourquoi est-ce si étonnant ?, argumente-t-il. Si vous réfléchissez bien, ces deux acteurs fragmentent leur chaîne de valeur de façon presque identique. Ils gardent sous contrôle les activités clés, mais externalisent les segments intermédiaires à faible rentabilité. C’est la grande histoire de la désindustrialisation, en France comme ailleurs. »

Pour l’auteur de Mondialisation et délocalisation des entreprises (La Découverte, 2011), la quête d’une molécule inédite, comme celle d’une super-semelle à air qui soulagera les jambes des marathoniens, est pilotée de près par les maisons mères. Idem pour le marketing et la distribution, essentiels au lancement mondial de la nouvelle vedette du moment. « Ces phases représentent des investissements colossaux à compenser, lors de la fabrication, par des économies d’échelle qui contribuent également au versement de dividendes élevés. Qu’il s’agisse de médicaments ou de chaussures de sport, l’amont et l’aval du processus sont donc financés en partie par des délocalisations, ces modes d’organisation taylorienne du passé. »

L’innovation est en effet un sujet clé pour les géants de la pharmacie, puisqu’une découverte est protégée par un brevet pendant vingt ans. Le laboratoire qui en est à l’origine se trouve alors en situation de monopole et réalise des marges élevées. La recherche initiale, tous azimuts, est devenue l’apanage des start-up avec qui les grands laboratoires signent des partenariats ou négocient leur rachat dès qu’elles se montrent fécondes.

« Partie de poker »

Ce schéma est presque incontournable tant il apparaît impossible pour ces petites structures de financer la phase de développement d’une nouvelle molécule, dont le coût est évalué entre 1 milliard et 2 milliards de dollars (jusqu’à 1,8 milliard d’euros). Cette étape cruciale nécessite l’enrôlement de centaines et de centaines de patients dans plusieurs pays différents afin de tester l’efficacité thérapeutique de la substance et de rassurer les autorités sanitaires sur ses potentiels effets secondaires, l’objectif étant d’obtenir les autorisations de vente sur les marchés nationaux.

« C’est une gigantesque partie de poker, juge Sébastien Jean, directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). Les laboratoires misent des centaines de millions sur une substance alors qu’il existe une chance minime de mener le processus à son terme. Le risque est présent jusqu’à la fin. Pensez qu’un test ultime peut mettre en évidence un effet secondaire indésirable » et faire vite grimper l’addition. En août 2012, l’américain Bristol-Myers Squibb annonça l’abandon de ses recherches sur un médicament contre l’hépatite C, qui l’obligea à passer une provision de 1,8 milliard de dollars dans ses comptes.

L’optimisation des ressources allouées, comme on dit en langage managérial, est jouée à fond dès lors qu’un princeps, c’est-à-dire un médicament original protégé par un brevet, atteint l’âge fatidique des 20 ans. Il tombe alors dans le domaine public et devient un générique copié partout dans le monde.

La pression sur les coûts s’accroît. La concurrence fait rage, en Asie tout particulièrement. Comme le proclament les consultants en stratégie, le médicament se transforme alors en « commodité », dont la fabrication doit être la moins onéreuse possible.

Molécules voyageuses

En France, les pouvoirs publics, soucieux de réduire les déficits, imposent des prix de plus en plus bas aux industriels afin de minorer le montant des remboursements médicaux. Pour ce faire, ils disposent d’un redoutable levier : la Sécurité sociale, le plus grand financeur des dépenses de santé. « Je viens de vérifier le prix d’une boîte de paracétamol vendue dans nos officines, c’est 1 euro !, témoigne Patrick Couvreur. Une boîte d’amoxicilline, un antibiotique vraiment très utilisé, 3 euros ! Comment voulez-vous que des industriels européens continuent à investir dans des sites de production ? Or, ces vieilles molécules sont très importantes. »

Le paracétamol, l’antalgique le plus vendu au monde, apaise rages de dents et maux de tête, mais il est aussi, pour le moment, l’un des traitements conseillés pour lutter contre les symptômes légers du Covid-19. Dès février, les Français se sont donc rués sur les boîtes de Doliprane, de Dafalgan et de Panadol. Le 18 mars, craignant une rupture d’approvisionnement, l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé a restreint les ventes de paracétamol dans les pharmacies, seulement autorisées à vendre une boîte en cas d’absence de symptômes de l’acquéreur, deux boîtes s’il est fiévreux et autant qu’indiqué s’il présente une ordonnance.

Le principe actif du paracétamol est une poudre blanche et cristalline inodore, de saveur amère, appelée APAP. Une fois traitée puis mélangée à des excipients, la substance est conditionnée soit sous forme de gélules et de comprimés soit sous forme de poches pour préparations injectables. Que l’APAP vienne à manquer et la chaîne se rompt. Or, la substance est une grande voyageuse. Plus aucun laboratoire ne la produit en Europe depuis douze ans. L’Inde et la Chine ont ravi le marché il y a plus de quinze ans.

Aujourd’hui paisible retraité de 62 ans, Bernard Ughetto se souvient très bien de la fermeture, en 2008, de l’usine Rhodia, à Roussillon (Isère), dernier site européen à fabriquer la substance active du paracétamol à raison de 8 000 tonnes par an. Coordinateur CGT pour l’ensemble des activités du groupe chimique français – passé ensuite dans le giron du belge Solvay –, le militant a mobilisé ses troupes, écrit au cabinet de la ministre de la santé de l’époque, Roselyne Bachelot, pour alerter sur une décision industrielle qui, selon l’analyse du syndicat, mettait un peu plus à mal la sécurité sanitaire du pays. « Vous savez ce qu’on nous a répondu ? Que tous les salariés seraient reclassés. On l’avait déjà négocié, et c’est ce qui s’est passé, en effet. Mais sur le fond de la question, nous n’avons pas eu de retour. »

Délocalisations à outrance

Pour justifier le baisser de rideau, la direction avait mis en avant l’incapacité de l’entreprise française à contrer la concurrence asiatique. En 2008, un kilo de paracétamol chinois était vendu 2 à 3 euros aux laboratoires, contre 4 euros en moyenne pour Rhodia.

A la lecture du rapport d’experts, demandé par le comité d’entreprise de Rhodia Roussillon et destiné à éclairer les débats, un document confidentiel que Le Monde a pu consulter, on comprend combien la compétitivité chinoise reposait aussi sur des pratiques peu respectueuses de l’environnement : « La majeure partie de la production d’APAP en Chine relève d’une chimie rudimentaire polluante », notent les auteurs du document daté de 2008. Tout comme en Inde, où les effluves sont encore déversés dans les rivières sans aucune précaution. Les principaux polluants retrouvés sont des antibiotiques, comme à Hyderabad, dans le sud du pays, qui abrite un important hub pharmaceutique

Les délocalisations ont aussi permis de s’affranchir de normes environnementales jugées trop contraignantes par certains industriels. Ancienne biologiste hospitalière, Marie-Christine Belleville s’est beaucoup investie, à l’Académie nationale de pharmacie, dans les travaux et les rapports consacrés, depuis 2011, à la pénurie de médicaments, mais elle connaît également l’univers de la chimie pour y avoir travaillé plusieurs années au début de sa carrière. « Préparer un principe actif afin qu’il soit prêt à être livré à une usine de conditionnement est un processus complexe », témoigne-t-elle. Pour faire simple, la synthèse de la substance nécessite beaucoup d’énergie électrique, ainsi que l’utilisation de métaux lourds, comme le cuivre, pour leurs propriétés de catalyseurs. Il s’agit ensuite de nettoyer la molécule avec des solvants pour la purifier, solvants éliminés à leur tour par de multiples lavages. « Bien sûr que tous ces aspects réglementaires ont joué un rôle dans la volonté de délocaliser, confirme un ancien cadre dirigeant français. Mettre en place une station d’épuration coûte beaucoup d’argent. »

Une revue de détail s’impose afin de bien appréhender l’ampleur du phénomène. Commençons par la Chine. Elle livre aujourd’hui à la planète 90 % de la pénicilline, 80 % de la vitamine C et 70 % de l’acide citrique. Elle s’est progressivement imposée dans le commerce pharmaceutique mondial à partir des années 1990 pour les mêmes raisons qui ont fait d’elle l’usine du monde : des coûts de production imbattables grâce à une main-d’œuvre abondante et peu chère, des terrains et de l’électricité bon marché, sans oublier des contraintes environnementales inexistantes en raison de la bienveillance des responsables locaux, dont la carrière dépendait surtout des taux de croissance économique obtenus dans leur province. Depuis 2010, les choses ont bougé, la pollution insoutenable dans les villes et le saccage des campagnes, largement abîmées par les usines sales, ont contraint les autorités à prendre l’environnement au sérieux.

« Pharmacie du monde »

Si l’on s’intéresse à l’Inde, elle fournirait, selon l’Alliance pharmaceutique indienne, qui fédère 10 000 entreprises, 20 % des génériques vendus dans le monde, 60 % des principaux vaccins et 60 % des traitements antirétroviraux prescrits contre le sida. C’est grâce aux grandes réformes de libéralisation de l’économie, adoptées par New Delhi au début des années 1990, et surtout en investissant le marché de la lutte contre le VIH dix ans plus tard, que le sous-continent a gagné le titre de « pharmacie du monde ». L’Inde est un partenaire incontournable pour les Etats-Unis, puisqu’elle fabrique 30 % des produits pharmaceutiques consommés sur le sol américain.

Les sous-traitants chinois et indiens ont aussi réuni leurs forces au sein de leurs pays respectifs. De rapprochement en rapprochement, leur secteur s’est consolidé. Les laboratoires occidentaux négocient désormais avec un nombre de plus en plus limité de fournisseurs. Si l’on reprend le cas de l’APAP, quatre grands acteurs mondiaux se partagent l’essentiel du marché : l’un est basé aux Etats-Unis, un autre en Inde et deux en Chine.

La pandémie de Covid-19 a braqué les projecteurs sur cette division mondiale des tâches et les dangers sous-jacents. Au début de l’année, un vent de panique a flotté sur les états-majors pharmaceutiques occidentaux quand ils ont appris la décision de la Chine de se mettre à l’arrêt – pendant trois semaines ? trois mois ? – pour limiter la propagation du virus. Effroi encore en apprenant que la province du Hubei, considérée comme l’épicentre de la pandémie et où tournent quarante-deux usines de médicaments, chinoises ou étrangères, allait elle aussi stopper toute activité. Parmi elles, l’un des quatre fournisseurs d’APAP.

La France risquait de manquer de paracétamol. Et d’antibiotiques aussi, puisque le 3 mars, c’était au tour du gouvernement nationaliste indien de Narendra Modi de fermer le robinet des exportations de treize molécules, dont le paracétamol, encore lui, et plusieurs antibiotiques, comme l’érythromycine, souvent indiquée dans les infections pulmonaires, et le chloramphénicol, utilisé contre la méningite et la fièvre typhoïde.

Le mardi 7 avril, industriels et professionnels de santé poussèrent un soupir de soulagement : l’Inde rouvrait ses frontières. En Chine aussi, depuis fin février, c’est back to business, mais, touchées par des transports encore perturbés, les exportations de produits pharmaceutiques auraient chuté de 20 %.

« Itinéraires stupéfiants »

« S’il vous plaît, toute cette dépendance ahurissante, on ne pouvait pas dire que l’on ne savait pas », persévère le sénateur Jean-Pierre Decool. En 2008, l’Agence de sécurité du médicament signalait quarante-quatre ruptures de stock et tensions d’approvisionnement, avant que les statistiques s’envolent : 173 mentions en 2012, 530 en 2017, 871 en 2018, et l’on pourrait dépasser 1 200 signalements en 2019.

La poussée enregistrée en 2017 serait en partie imputable au lancement par Pékin, la même année, d’une campagne de lutte contre la pollution particulièrement sévère, qui entraîna l’arrêt ou la fermeture de dizaines de milliers d’usines, dont de nombreux laboratoires pharmaceutiques. Les conséquences sur l’industrie du médicament ne se firent pas attendre. Il y eut, entre autres, une pénurie mondiale d’amoxicilline et d’acide clavulanique, deux principes actifs de l’Augmentin, un antibiotique puissant indiqué dans le traitement de nombreuses infections, dont les cystites et les pyélonéphrites.

« Attention néanmoins à ne pas trop regarder dans le rétroviseur, s’inquiète Olivier Wierzba, directeur associé au Boston Consulting Group, à Paris, qui compte plusieurs laboratoires dans son portefeuille clients. L’avenir de l’industrie pharmaceutique passe désormais par les biotechnologies, le paysage évolue beaucoup. Actuellement, 70 % à 80 % de l’innovation provient des molécules biologiques, pas de la chimie fine. »

Si Philippe Luscan, vice-président de Sanofi, chargé des affaires industrielles, partage cette vision, rappelant que le groupe français, placé dans le top cinq mondial de l’industrie pharmaceutique, consacre deux tiers de ses investissements industriels à la biotechnologie, il relativise néanmoins les tendances en cours. « 80 % des médicaments dans le monde sont encore issus aujourd’hui de la chimie fine, mais, c’est exact, leur part baisse de 2 % par an. 20 % sont issus des biotechnologies et leur part augmente de 2 % par an. Les courbes sont appelées à se croiser dans quelques années. »

D’ici là, nombre de médicaments vont continuer leur périple autour du monde, surtout que les industriels de la biotechnologie commencent, eux aussi, à délocaliser. « Les itinéraires sont parfois assez stupéfiants, raconte Patrick Couvreur. Une substance active de synthèse peut être d’abord traitée en Chine, puis filer en Inde, être conditionnée en Pologne et finir son périple en France. On découvre une cascade de sous-traitants. »

Mais de tout cela, le consommateur n’a pas idée, puisqu’il n’existe aucune mention sur les boîtes de médicaments de l’endroit d’où proviennent les matières premières. Aucun « made in China », aucun « made in India » sur un paquet de Doliprane, par exemple. C’est la ville et le pays de conditionnement de la substance active qui sont spécifiés : Rzeszow, en Pologne, ou Lisieux (Calvados), en France, par exemple.

Prime aux acteurs nationaux

L’éclatement de la chaîne de valeur du médicament pose donc la question de la traçabilité d’un produit. Depuis la crise de la vache folle, les clients des boucheries connaissent mieux l’origine des viandes présentées en rayon. Il est délicat de mener une politique de qualité irréprochable quand le fournisseur est à des milliers de kilomètres.

Parfois, les sanctions tombent. En 2014, lors d’une inspection de routine sur le site du conglomérat indien GVK, à Hyderabad, les inspecteurs de l’Agence française de sécurité du médicament ont découvert des anomalies dans les tests réalisés pour s’assurer que les génériques fabriqués étaient similaires au princeps. Les contrôleurs décidèrent de retirer provisoirement du marché français vingt-cinq médicaments aussi connus que le Doliprane, le Seroplex, un antidépresseur, ou le Vastarel, prescrit contre les angines de poitrine. Un sérieux rappel à l’ordre. En 2011, la Direction européenne de la qualité du médicament avait retiré leur certificat à deux fabricants chinois de Diclofénac, un anti-inflammatoire très utilisé en France. Et ce ne sont que des exemples parmi d’autres.

« En ce qui me concerne, observe Philippe Luscan, je suis favorable à ce que l’on précise le site de production d’un médicament sur la notice. Ce serait plus clair, en effet. » Le responsable de Sanofi joue un peu sur du velours, car la stratégie de l’entreprise française repose sur une solide assise industrielle, une position plutôt atypique. Le groupe compte soixante-dix usines dans le monde, dont quarante en Europe et dix-huit en France).

« Les délocalisations sont, selon moi, une recette d’hier. La santé relève de la souveraineté nationale. Produire en France et en Europe est un atout majeur », professe-t-il, certain que la pandémie actuelle va rebattre les cartes. L’une des pistes possibles – et d’autres que Sanofi en soutiennent l’idée – serait de faire du lieu de production d’un médicament un critère d’appréciation pour son prix de vente, la prime allant bien évidemment au « made in France » et au « made in Europe ».

« Bien sûr qu’il faut donner un bonus aux acteurs qui jouent la carte nationale, tempête Jean-Pierre Decool. S’il n’y a pas de carotte, cela ne marchera pas. C’est la réalité, c’est comme ça. Et de plus en plus de personnes le comprennent désormais, depuis l’arrivée de ce fichu virus. »

Il suffit de feuilleter de nouveau le rapport du Sénat ou ceux de l’Académie nationale de pharmacie pour s’apercevoir que toutes ces idées existaient déjà depuis plusieurs années, mais dormaient dans les tiroirs.