Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Masques : l’Etat s’efface derrière les supermarchés

Mai 2020, par Info santé sécu social

Selon un décompte effectué par Mediapart, la grande distribution mettra en vente au moins 65 millions de masques chirurgicaux à partir de lundi. Personnels soignants et élus locaux font part de leur « consternation » face à la stratégie de l’État, qui n’a pas réquisitionné les stocks.

Le scandale des masques continue. Le ministre de la santé, Olivier Véran, a été envoyé au front, samedi, pour tenter de désamorcer la vive polémique sur la mise en vente dans les supermarchés, à partir du lundi 4 mai, d’un premier arrivage de plusieurs dizaines de millions de masques chirurgicaux, sur les quelque 500 millions que la grande distribution a annoncé avoir commandés.

Lors d’un point de presse à l’Élysée, Olivier Véran a indiqué que « la grande distribution a annoncé non pas des stocks de masques, mais des commandes de masques », insistant sur le fait qu’il ne fallait pas « confondre » les deux. Le ministre de la santé dit comprendre « l’émotion du monde de la santé », et a promis d’annoncer ce week-end une « augmentation massive » du nombre de masques distribués par l’État aux soignants. « Je comprends la polémique, j’espère aussi y mettre un terme », a-t-il conclu.

Le pari est loin d’être gagné, tant les annonces de ventes massives de masques en supermarchés ont indigné les soignants, qui ont été contaminés par milliers faute de protection au plus fort de la crise, et qui subissent toujours des manques de masques aujourd’hui, même si la situation s’est améliorée depuis les commandes passées en Chine par l’État.

« L’heure viendra, nous l’espérons, de rendre des comptes », écrivent dans un communiqué très dur publié jeudi, intitulé « Les masques tombent ! », sept ordres de professions de santé (médecins, infirmiers, pharmaciens, kinés, dentistes, sages-femmes, podologues). Le président de l’ordre des chirurgiens-dentistes s’est toutefois désolidarisé du texte le lendemain, car il n’a « jamais été entériné par le conseil national de l’Ordre ».

« Aujourd’hui, la consternation s’allie au dégoût, ajoute le communiqué. Où étaient ces masques quand […] tous nos personnels en prise directe avec la maladie tremblaient et tombaient chaque matin ? Comment nos patients, notamment les plus fragiles, à qui l’on expliquait jusqu’à hier qu’ils ne pourraient bénéficier d’une protection adaptée, vont-ils comprendre que ce qui n’existait pas hier tombe à profusion aujourd’hui ? »

Les professionnels de santé dénoncent la « communication tapageuse » des distributeurs, qualifiés de « profiteurs » de guerre. « 100 millions par ici, 50 millions par là. Qui dit mieux ? C’est la surenchère de l’indécence », déplorent-ils.

Tout a commencé mercredi avec le communiqué commun de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) et de la secrétaire d’État à l’économie Agnès Pannier-Runacher, annonçant un « accord » pour mettre en vente des masques chirurgicaux dans les supermarchés à partir de ce lundi 4 mai. Vendredi sur RTL, la secrétaire d’État a ajouté que les prix de ces masques médicaux, qui s’envolent en raison de la demande mondiale, serait plafonné et « ne pourra[it] pas dépasser 95 centimes d’euros ».

Dans la foulée, les enseignes ont multiplié les annonces, avec des volumes impressionnants. Selon un décompte effectué par Mediapart sur la base de leurs déclarations publiques, les enseignes Carrefour, Leclerc, Intermarché et Système U ont annoncé avoir commandé au total 515 millions de masques chirurgicaux, dont au moins 65 millions sont arrivés et seront mis en vente dès lundi. Ces chiffres concernent uniquement les masques médicaux, pas les masques « grand public » en tissu, que les supermarchés vont également proposer (lire notre enquête ici).

La palme du plus gros coup commercial revient à Intermarché. Le président du groupement, Thierry Cotillard, a annoncé mercredi dans Le Parisien la mise en vente à partir de lundi de 90 millions de masques chirurgicaux « à prix coûtant, […] soit 59 centimes l’unité », qu’il compte écouler en dix jours.

Ce qui a particulièrement choqué, c’est le choix d’Intermarché de donner la priorité aux titulaires de sa carte de fidélité. Ils ont été contactés mercredi par courriel et peuvent commander en avant-première jusqu’à ce dimanche. Sur son site, le distributeur incite ceux qui veulent des masques à rejoindre son programme de fidélité (ci-dessous). Les clients qui s’y refusent devront attendre demain.

Interrogé par Mediapart, Intermarché n’a pas souhaité commenter ce choix. Dans son communiqué publié samedi soir, le distributeur met en avant la nécessité d’« organiser la distribution […] dans les meilleures conditions possibles ».

« Que ces stocks de masques aient été constitués depuis plusieurs semaines ou quelques jours, ils sont la manifestation qu’on ne cherche pas ou plus à équiper prioritairement les professionnels de santé, c’est intolérable et révoltant, alors que les équipements de protection nous font encore défaut », s’est insurgé dans Le Monde le président de l’ordre des infirmiers, Patrick Chamboredon.

Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l’ordre des médecins, a exprimé au Monde la même « colère d’apprendre que des dizaines de millions de masques vont être vendus alors qu’on a dû gérer une pénurie profonde », et que la distribution de masques reste parcimonieuse – 12 chirurgicaux et 6 FFP2 par semaine pour les médecins de ville. « La réquisition par l’État de ces stocks me semble la suite logique », a-t-il ajouté.

La fédération des syndicats de pharmaciens (FSPF) a réclamé jeudi dans un communiqué que l’État réquisitionne au moins une partie des stocks de la grande distribution, afin qu’ils « soient remis prioritairement aux populations en ayant le plus besoin ». « Nous avons besoin de 150 millions de masques par semaine pour les soignants, les malades du Covid, les personnes fragiles et atteintes d’affection de longue durée, qui doivent être prises en charge gratuitement par l’Assurance-maladie », déclare à Mediapart le président de la FSPF, Philippe Besset.

Des dizaines de millions de masques livrés dans les prochains jours
Les groupements de pharmaciens et leurs grossistes, ont, comme les supermarchés, commandé des masques chirurgicaux qui seront mis en vente à partir de lundi. « Mais nous n’en avons pas beaucoup, je n’en ai que 200 dans ma pharmacie. J’ai donné consigne de les vendre à prix coûtant ou avec la marge la plus petite possible en priorisant les personnes fragiles », ajoute Philippe Besset.

La Fédération du commerce et de la distribution (FCD) a riposté vendredi par communiqué. Les distributeurs font valoir que toutes les entreprises, y compris les pharmaciens, avaient le droit d’importer des masques depuis la fin mars.

« Pourquoi créer des querelles professionnelles ? Le gouvernement a donné le même timing de déconfinement à tous : buralistes, pharmaciens, supermarchés et industriels, a réagi Michel-Édouard Leclerc sur Twitter puis sur son site. Pas de stock caché dans un hangar ! Faut arrêter le délire. [...] Il ne s’agit pas de faire du business avec les masques, d’ailleurs ils seront vendus à prix coûtant. Tout est transparent avec les autorités administratives. Cette polémique est absurde. »

La FCD rappelle que l’opération a été réclamée et validée par l’État, et que les masques « seront vendus à prix coûtant ou avec une marge minimale ». La fédération des distributeurs indique qu’il n’y a « pas de stocks cachés », car « les chiffres annoncés par les enseignes concernent les commandes effectuées, qui ne vont être livrées que très progressivement ».

Le ministre de la santé a repris cet argument samedi. « La grande distribution me dit disposer en pratique aujourd’hui de l’équivalent de 5, voire 10 millions de masques » chirurgicaux en stock, a indiqué Olivier Véran, soulignant que l’État en distribuait désormais 45 millions par semaine aux soignants.

Contacté par Mediapart, l’entourage du ministre précise que ce chiffre de 5 à 10 millions de masques a été donné vendredi au téléphone à Olivier Véran par le délégué général de la FCD, Jacques Creyssel. Contactée à ce sujet, la FCD n’a pas répondu.

Mais ce chiffre est en contradiction avec les annonces faites par les enseignes. Vu l’émotion provoquée par l’annonce de son patron, Intermarché a précisé samedi disposer d’un stock de 50 millions de masques chirurgicaux destinés à être vendus aux particuliers. Le distributeur précise qu’ils sont arrivés en France en plusieurs fois entre le 22 avril et le 2 mai, soit bien après le pic de la crise. Une nouvelle livraison de 50 millions d’exemplaires supplémentaires « devrait arriver » lors de la semaine du 4 mai.

Dominique Schelcher, président de Système U, a annoncé pour sa part sur France Info qu’une « quinzaine de millions de masques chirurgicaux » seraient vendus à partir de lundi, sur une commande de 70 millions. Le patron de Carrefour, Alexandre Bompard, a dit sur BFMTV qu’il y aurait « 10 millions de masques dans nos magasins » la semaine du 4 mai. Parmi lesquels une proportion non précisée de chirurgicaux – Carrefour en a commandé 175 millions.

Bref, le stock des supermarchés semble dépasser les 65 millions de masques, beaucoup plus que le chiffre annoncé par Olivier Véran. Et des dizaines de millions d’exemplaires supplémentaires vont arriver dans les prochains jours.

Olivier Véran a rappelé que si l’État manquait de masques pour les soignants, il pouvait réquisitionner les commandes supérieures à 5 millions d’exemplaires, sans préciser s’il allait saisir une partie du stock des supermarchés.

Le ministre a sous-entendu que ce ne serait pas nécessaire. Vu la hausse des livraisons de masques chinois après les méga-commandes du gouvernement, il a promis d’annoncer « ce week-end une augmentation massive du déstockage gratuit de masques en pharmacie à destination des soignants de notre pays ».

En clair, le gouvernement considère qu’il a réglé la question des masques pour les soignants, et qu’il revient désormais au secteur privé et aux collectivités locales d’équiper la population en vue du déconfinement et de la reprise du travail.

Cette politique est résumée dans un chiffre donné samedi par Olivier Véran : depuis la libéralisation des importations le 21 mars, « plus de 500 millions » de masques chirurgicaux et FFP2 ont été livrés en France, principalement depuis la Chine. Le ministère de la santé a indiqué vendredi à Libération que l’État en a reçu 186 millions. Le privé et les collectivités en ont donc importé plus de 300 millions, près de deux fois plus que le gouvernement.

Vu le fiasco de l’approvisionnement pour les soignants (lire nos enquêtes ici et là), le fait qu’autant de masques chirurgicaux soient vendus au grand public provoque une gêne manifeste au sein de l’exécutif. Jusqu’ici, le gouvernement communiquait principalement sur les masques « grand public » en tissu, moins efficaces et interdits aux soignants (lire ici). Agnès Pannier-Runacher a indiqué lundi que la France en aurait reçu 98 millions d’ici le 11 mai.

Samedi, Olivier Véran a d’ailleurs donné un argument faux en indiquant qu’il y avait d’un côté les masques « chirurgicaux et FFP2 pour les soignants », et de l’autre les « masques grand public » en tissu « pour le grand public ». Les supermarchés ont en effet annoncé qu’ils vendraient les deux catégories. Et certaines entreprises fournissent déjà en grande quantité des chirurgicaux à leurs salariés, parfois même des FFP2 (lire notre enquête ici).

Le premier ministre a pour sa part promis qu’il y aurait « assez de masques dans le pays pour faire face au 11 mai ». Sans préciser qu’il faudrait aussi, pour y parvenir, de grandes quantités de chirurgicaux, en plus des masques « grand public ».

Même en jouant sur les deux tableaux, la partie n’est pas encore gagnée. Édouard Philippe a reconnu mardi qu’on ne parviendra que « progressivement » à une situation « sans risque de pénurie », où chacun pourra « se procurer des masques grand public dans tous les commerces ».

En plus du privé, la stratégie est en réalité largement déléguée aux élus locaux, fortement mobilisés pour trouver des masques à l’étranger ou en France depuis qu’ils ont appris, devant leur télévision, le 13 avril, au moment de l’allocution d’Emmanuel Macron, que la France serait déconfinée le 11 mai. Plusieurs d’entre eux ont appris par la presse, furieux, que la grande distribution disposait de stocks si importants, alors même qu’ils doivent se débrouiller seuls pour équiper leur personnel mais aussi une partie de la population.

En Espagne, 15 millions de masques distribués par le gouvernement lundi
« Les communes, pharmacies, professionnels de santé se battent depuis des semaines pour se procurer des masques », a rappelé, sur Twitter, Ronan Loas, maire de Ploemeur et vice-président du conseil départemental du Morbihan. Pour ce soutien d’Emmanuel Macron, « les annonces de stocks en centaine de millions par la grande distribution nécessitent une enquête. Ont-ils fait des stocks en amont ? Comment s’en sont-ils procuré ?! ».

Les communes, pharmacies, professionnels de santé se battent depuis des semaines pour se procurer des #masques. Les annonces de stocks en centaine de millions par la grande distribution nécessite une enquête. Ont-ils fait des stocks en amont ? Comment s’en sont-ils procurés ?!

Le président de la Région Sud Renaud Muselier (LR) a réagi sur le même ton, dans un communiqué diffusé samedi. « S’il était avéré que ces commandes et ces livraisons sont très largement antérieures à la mise en vente ce lundi, dans les établissements de ces enseignes, cela signifierait une chose très claire : pendant que notre pays subissait une pandémie mondiale et sans précédent, ces entreprises ont stocké des produits de première nécessité et ne les ont pas mis en circulation, dans un but commercial et de communication », a-t-il dénoncé.

Le président de Région a laissé « trois jours à la grande distribution pour prouver qu’elle n’avait pas de stock secret de masques pendant la crise ». Si d’importantes quantités ont effectivement été stockées, M. Muselier se dit prêt à porter l’affaire en justice pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « non-assistance à personne en danger ».

Sur le terrain, le décalage est frappant entre les quantités qui seront vendues par le privé, et les difficultés des mairies et départements à faire des réserves en vue du 11 mai. La comparaison avec certains voisins européens est tout aussi accablante.

En Espagne, le premier ministre Pedro Sánchez a annoncé la distribution, par le gouvernement central, de 15 millions de masques chirurgicaux dès lundi. Les stocks seront répartis de la manière suivante : sept millions de masques distribués à l’entrée des stations de transport en commun (train, métro et bus), sept autres millions pour les mairies et régions, et 1,5 million pour des organismes tels que la Croix-Rouge.

« Si un jour nous devions proposer à telle ou telle population ou personne à risque de porter des masques, les autorités sanitaires distribueraient ces masques aux personnes qui en auront besoin », avait promis, le 29 janvier, Agnès Buzyn, alors ministre de la santé, pour dissuader les Français d’en acheter.

Mardi, devant l’Assemblée nationale, Édouard Philippe a indiqué que l’État distribuerait 5 millions de masques en tissu par semaine aux plus démunis. Il a également annoncé une aide aux collectivités locales, l’État prenant en charge « 50 % du coût des masques dans la limite d’un prix de référence ».

« On nous fait payer tout en nous disant : “On est trop bons, on vous paye la moitié” ! », brocarde un élu. « Les collectivités se sentent un peu seules. Elles ont écoulé leurs stocks de masques au début de la crise pour en donner aux soignants qui en manquaient, ce qui est tout à fait normal. Ensuite, elles se sont organisées seules pour en commander. Et puis, d’un coup, elles apprennent qu’il y a des millions de masques en vente par la grande distribution », déplore la sénatrice (Mouvement radical) de la Gironde Nathalie Delattre, également élue à la mairie et à la métropole de Bordeaux.

La parlementaire, qui siège à la commission des lois, a demandé vendredi au président du Sénat Gérard Larcher l’ouverture d’une commission d’enquête sur « les commandes et l’approvisionnement en masques », mais aussi sur la stratégie de réquisition de l’État sur les livraisons du privé.
« Dans mon département, ajoute-t-elle à Mediapart, des aides à domicile [approvisionnées par le département – ndlr] au contact des personnes vulnérables n’ont toujours pas de masques. » Or, « on voit que la grande distribution, via ses centrales d’achat, a la possibilité de se procurer des millions de masques. On se dit qu’il y a des stocks qui pourraient intéresser les collectivités qui en ont besoin pour tous les personnels, tous les métiers à risques », déplore la sénatrice.

De nombreux élus font le même constat, même dans les rangs de la majorité. Dans une lettre envoyée samedi à Olivier Véran, le député LREM des Deux-Sèvres Guillaume Chiche dit « comprendre », et même « partager », « l’indignation des professionnels de santé » face à la situation.

Constatant que les stocks sont à « flux tendus » ou « inexistants », selon les territoires, l’élu appelle à la réquisition « immédiate » des millions de masques chirurgicaux de la grande distribution afin de les distribuer aux soignants. Le député plaide aussi pour l’instauration de la gratuité des masques pour « les plus démunis ».

Les autorités sont parfaitement informées des difficultés du terrain. Dans une note relative à « l’organisation de la distribution de masques – animation de la coordination des initiatives des collectivités territoriales », dont le contenu a été révélé par Le Monde, le ministère de l’intérieur a reconnu des problèmes d’approvisionnement et de répartition géographique des stocks.

« Malgré ces volumes importants [conséquences des commandes privées et publiques des dernières semaines – ndlr], les masques disponibles sont inégalement répartis et le risque est que certains Français en aient trop et d’autres n’en trouvent pas », s’inquiètent les autorités.

Selon le gouvernement, cette situation, certes « provisoire », « devrait se régulariser dès le courant du mois de juin, compte tenu de l’approvisionnement massif du marché ».

Mais que faire en attendant ? « Je reçois énormément d’appels de maires en difficultés », explique Michel Fournier, maire depuis trente ans du village des Voivres, dans les Vosges, et vice-président de l’Association des maires ruraux de France (AMRF). « Dans beaucoup d’endroits, la difficulté est d’avoir des masques en nombre suffisant pour la population. Pour une commune de 600 habitants, un maire passe commande mais n’en reçoit que 300 exemplaires. Comment il fait ? Pourquoi il en donnerait à Untel et pas l’autre ? », témoigne l’élu.

Le maire, qui a pu se faire livrer 300 masques en tissu pour sa commune (en complément d’une commande du département), relève que la grande distribution va une nouvelle fois sortir gagnante de l’opération : « Ils vont vendre les masques à prix coûtant, comme quand ils font une promotion sur des produits. C’est une très bonne façon pour eux de se positionner. » Avec l’assentiment de l’État.