Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

France info : "Je pense avoir donné assez de ma solidarité" : sollicitées pour fabriquer des masques, des couturières ne veulent plus travailler bénévolement

Mai 2020, par infosecusanté

France info : "Je pense avoir donné assez de ma solidarité" : sollicitées pour fabriquer des masques, des couturières ne veulent plus travailler bénévolement

Un collectif regroupant des couturières et costumières a lancé une pétition pour que la confection de masques, jusqu’ici gratuite, soit rémunérée.

Depuis la fin mars, les jours se ressemblent pour Colette Hogedez. "Je me lève à 7h30, je déjeune, puis je commence à travailler. Je me couche très tard... Les gens ont tellement besoin de masques." Couturière professionnelle à Mauzac-et-Grand-Castang (Dordogne), elle travaille à son compte depuis un an et vend toute sorte de créations : des cotons à démaquiller, des sacs ou des charlottes.

Dès l’annonce du confinement, elle s’est mise à confectionner des masques en tissu pour se protéger du coronavirus. D’abord pour un ami qui travaille dans un supermarché, et ensuite pour un Ehpad. Très vite, les demandes se multiplient. Des hôpitaux, une famille d’accueil, une boutique, une menuiserie, une femme qui veut pouvoir rendre visite à son mari à l’hôpital... "Une personne à l’hôpital m’a reçue avec un masque en papier bidouillé, avec deux agrafes et deux liens... Ça m’a prise aux tripes, il ne faut pas laisser les gens comme ça", déplore-t-elle.

Des centaines d’euros de manque à gagner

Par courrier ou à pied, Colette Hogedez se charge seule d’expédier ses commandes. "J’ai tout envoyé et fabriqué avec mon argent, j’ai fait ça par solidarité vu les manques du gouvernement, explique-t-elle. Mais au final, je paye pour mon propre travail, et je paye aussi de ma personne. Pour le moment, ce sont les nerfs qui tiennent et le besoin des gens, mais peut-être que je vais m’écrouler tout d’un coup et que ça n’ira plus", ajoute-t-elle, amère.

"Vous vous rendez compte si j’étais payée ? Ça me ferait cent heures à payer, ça fait rêver !" sourit-elle. Car pour le moment, comme toutes les professions indépendantes, Colette Hogedez ne bénéficie pas du chômage partiel – réservé aux salariés – et produit ses masques… à ses propres frais. Elle a bien contacté la préfecture de son département pour demander de l’aide. Mais "on m’a gentiment répondu que je devais me débrouiller sur internet. Et que les gens qui ne travaillaient pas ne devaient pas sortir de chez eux de toute façon !", s’indigne-t-elle.

Colette Hogedez n’est pas la seule à dénoncer son travail gratuit. Dans une pétition, les membres du collectif "Bas les masques" – qui réunit des professionnels de la couture – déplorent "les centaines d’heures à travailler gratuitement en puisant dans [leurs] stocks ou achetant de la matière première à [leurs] frais" et un manque de considération générale pour leur profession. "Est-ce qu’on demanderait à un boulanger de fournir 500 baguettes gratuitement ?" s’indigne Sergine Gallenne, membre du groupe, sur Actu.fr. Interrogée par Libération, Jackie Tadéoni, également membre du collectif, dénonce un "mouvement bénévole, qui partait d’un bon sentiment" et qui "tourne désormais à l’abus".

"C’est de l’esclavagisme"

Depuis que le gouvernement a infléchi sa position sur le port du masque, des opérations se sont montées partout en France pour confectionner des masques gratuitement ou contre une petite rémunération pour le public. A Lille (Nord), la mairie a contacté toutes les couturières et retoucheurs de la ville pour leur proposer de fabriquer quatre à cinq masques par heure, kit fourni, souligne France Bleu Nord. "On m’appelle, on me tutoie, et on me dit que j’ai la chance d’avoir été retenue et que je dois m’engager à produire un minimum de 50 masques en 48 heures maximum, raconte sur Facebook Claire Lefèvre, couturière originaire du Nord.

A Montereau (Seine-et-Marne) une soixantaine de bénévoles se relayent depuis deux semaines pour confectionner 20 000 masques pour le 11 mai, rapporte Le Parisien. Et pour rentrer dans les délais, un créneau de 18 à 21 heures est ajouté à ceux du matin et de l’après-midi.

A Segré-en-Anjou Bleu (Maine-et-Loire), une centaine de couturières bénévoles sont inscrites à un "atelier citoyen", écrit Ouest-France (édition abonnés). "On vous promet une ambiance détendue. Il n’y a pas d’objectif de rendement ou de vitesse. Il y aura même de la musique pour que ce moment soit agréable et festif", assure la ville, qui promet d’offrir un masque pour deux créneaux minimum de participation. "Personnellement, je trouve que c’est de l’esclavagisme", déplore auprès de franceinfo Christelle Savary, brodeuse professionnelle à Chateaubriant (Loire-Atlantique) et créatrice du groupe local "Couturières solidaires". "Et en plus, il n’y a que des femmes."

Métier féminin, travail gratuit ?

La sociologue Maud Simonet, directrice de recherches au CNRS et autrice de Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? (éditions Textuel), qui a suivi le mouvement des couturières, analyse dans l’hebdomadaire : "Dans le cadre du travail domestique gratuit, on n’est pas reconnue comme travailleuse car on est reconnue comme autre chose : une mère, une femme… Notre travail ne sera pas valorisé monétairement car il se fonde sur une autre valeur, celle de ’l’amour maternel’." Dans le contexte actuel d’épidémie, le bénévolat n’est pas réalisé au nom de "l’amour maternel" mais de la "solidarité" et de "la citoyenneté".

Certaines couturières ont bien tenté de mettre en vente leurs masques pour pallier leurs pertes de revenus, mais elles ont été violemment attaquées. "Elles se sont fait insulter sur les réseaux sociaux, c’était hallucinant. Les gens pensaient que les masques devaient être gratuits", témoigne la brodeuse Christelle Savary. "Elles ont catalysé toutes les erreurs que le gouvernement a faites au sujet des masques", estime-t-elle. Pour remédier à cette situation, la professionnelle a créé un groupe de soutien et a monté un projet avec sa commune pour rémunérer les couturières. "Trois euros par masque, ça reste raisonnable", explique-t-elle.

Pénurie de matières premières

A une semaine de la date officielle de la sortie du confinement, la demande de masques ne risque pas de baisser. Certaines couturières ne veulent plus travailler gratuitement. "Je pense avoir donné assez de ma solidarité, confie à franceinfo Béatrice Terras, couturière amatrice originaire du Var. Après avoir cousu plus de 700 masques au rythme de huit heures de travail quotidien, sa machine à coudre s’est cassée, "elle n’a pas tenu le choc du rendement", ironise-t-elle.

Surtout, de nouvelles contraintes sont entrées en ligne de compte. La forte demande en tissu et en élastique a entraîné une hausse des prix, voire un manque de matières premières. "Tous les jours, des personnes m’appellent pour me demander de l’élastique. J’ai commandé un gros rouleau le 10 avril et le fournisseur me fait patienter, tout le monde en cherche !" illustre Josiane Roux, propriétaire d’une mercerie dans le Var. Face à la pénurie, l’heure est donc à la débrouille. "J’ai fait du trapilho, du fil fabriqué à partir de bandes de tee-shirt en élasthanne, c’est assez élastique", explique Colette Hogedez.

La certification des masques "grand public" décidée fin avril a également provoqué beaucoup de désarroi et complique toute vente de masques. "Les règles et les consignes de lavage sont très difficiles à appliquer. On ne comprend pas quels tissus sont aux normes, déplore Christelle Savary. Tout le travail bénévole des couturières est gommé, c’est vraiment vécu comme une injustice par beaucoup." Certains groupes ont déjà pris les devants. Sur Facebook, un groupe "Masques solidaires" a même choisi de changer son nom en "Barrières en tissu", par précaution.

Après presque deux mois de confinement, Colette Hogedez a fait le bilan dans son atelier de Dordogne. Elle a confectionné 390 masques et en a encore une centaine en préparation. Chaque masque lui a coûté environ 1,50 euro pour 15 minutes de travail par unité. Quant aux prochains jours, c’est l’incertitude. "Je vais être obligée de racheter du tissu et je ne sais pas où je vais trouver les fonds. Mon entreprise va peut-être péricliter. J’ai quand même fourni à la nation et aidé beaucoup de gens, soupire-t-elle. Les grandes maisons comme Chanel ont les moyens de se débrouiller, mais nous, c’est niet."