Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Ecoles : copie confuse

Mai 2020, par Info santé sécu social

Par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille , Marie Piquemal et Nelly Didelot, 4 mai 2020 à 20:51

Des consignes très strictes, un accueil qui ne pourra être que très partiel… La réouverture des primaires, lundi, promet d’être surtout symbolique. Sur le terrain, maires et directeurs tentent de mettre en place des protocoles qui virent parfois à l’absurde.

Depuis une semaine, les directeurs et directrices d’école font des maths. Comment faire tenir 15 enfants dans des salles de classe de 50 m², sans qu’ils croisent d’autres élèves dans le couloir ? Quelle longueur de trottoir est nécessaire pour contenir une file de parents, espacés chacun d’un mètre, qui poireauteront pour déposer leurs bambins ? Et 280 enfants qui doivent aller se laver les mains une dizaine de fois par jour, quand on a 5 ou 6 lavabos dans l’école… Combien d’heures cela prend-il ? La reprise de la classe mardi 12 mai, promise par le président de la République, est un casse-tête insoluble pour les équipes enseignantes, les mairies qui ont la responsabilité du bâti scolaire et du temps périscolaires… et les parents, qui se retrouvent à devoir choisir. Le gouvernement a beau répéter comme un gimmick que l’école va rouvrir - « une question d’honneur », a dit Blanquer -, elle ne reprendra qu’à raison de quelques heures par semaine. Et encore, pas partout. Surtout, elle ne ressemblera pas du tout à l’école que les élèves connaissent. Les règles sanitaires, imposées dans un protocole publié dimanche, ont fini de rendre l’équation impossible.

« Pression »
Lundi au Sénat, Edouard Philippe a temporisé : « Dans certains endroits, ça va être difficile, on en prend acte. Et dans beaucoup d’autres, ça va très bien se passer. » Avant de sermonner : « Ne disons pas d’emblée que parce que ce n’est pas possible partout, cela ne sera possible nulle part. » Plusieurs communes, notamment en Ile-de-France et dans le Nord, ont déjà averti : leurs écoles resteront fermées. Dans un texte publié dans la Tribune, plus de 300 maires franciliens estiment que les conditions sanitaires ne sont pas réunies le 11 mai et demandent un report. D’autres, au contraire, ouvriront coûte que coûte, comme Jean-Didier Berger, le maire de Clamart : « C’est vital pour que les parents qui ne peuvent pas faire autrement puissent retourner bosser. Mais il faut arrêter de nous rajouter des conditions, et nous laisser gérer. » Sébastien Vincini, édile socialiste de Cintegabelle en Haute-Garonne, hésite. « Laisser un service public fermé, ça déstabilise une commune. » Mais comment faire pour appliquer le protocole ? « On sait déjà que des agents communaux à la santé fragile ne vont pas reprendre le boulot alors qu’il nous faudrait plus de monde rien que pour la désinfection quotidienne des salles. Avec ce protocole, la responsable du ménage devient une responsable sanitaire. Vous imaginez la pression sur ses épaules ? » Il s’interroge aussi sur l’accueil inconditionnel de l’école, remis en cause de fait. Laurence Rosat, directrice d’une école primaire à Metzervisse (Moselle), refuse de choisir elle-même. « Quels critères retenir ? Nous voulons être le plus justes possible et proposer à tous le même accueil. En fonction du nombre d’enfants qui vont revenir, nous pensons organiser des groupes qui auraient chacun cours à l’école pendant deux jours. »

« Tout est minuté »
Chaque école bricole son plan. Bruno (1), enseignant en REP +, s’apprête à entrer dans sa énième visio-réunion avec ses collègues pour affiner le leur. Dans son école, située dans un quartier très défavorisé de Marseille, « très peu de parents envisagent de remettre leurs enfants. Ils ont trop peur », explique-t-il. Selon une consultation lancée par l’association de parents d’élèves de Marseille MPE 13, « 62 % des 3 300 parents qui ont répondu se disent défavorables à la reprise le 11 mai. Si on ajoute les 16 % de "je ne sais pas encore", on a une très large majorité qui n’est pas partante. On ne pensait pas que ce serait aussi élevé ». Dans l’école de Bruno, l’équipe tente de mettre en place une organisation pour éviter la panique le jour J. « On va faire venir les classes à des heures différentes, mais il ne faut pas que quelqu’un soit en retard, parce qu’après l’accueil, il va falloir monter se laver les mains, et vite libérer la place pour la classe suivante. Tout est minuté, au moindre retard, tout sera par terre », soupire l’enseignant, qui s’interroge aussi sur la réalité pédagogique de cette reprise. « Pour le travail en classe, on va devoir limiter le matériel utilisé, parce que déjà que pour les agents de la ville en charge de l’entretien, c’est mission impossible… Je pense qu’avec quatre enfants par classe, c’est jouable. Mais on ne pourra pas gérer au-delà. »

Blanquer, le crash-test
Dans sa classe de CE1, en REP + près de Bordeaux, Céline a tourné l’équation dans tous les sens : au-delà de 7, ça ne rentre pas. Elle regrette la précipitation à rouvrir, cette urgence qui fait mettre de côté toutes les questions pédagogiques en se concentrant sur les règles sanitaires. « On sort d’une période très difficile pour les élèves. Il faut songer à comment en parler. Comment va-t-on accueillir le trop-plein des gamins enfermés pendant huit semaines dans des conditions parfois très dures, sans pouvoir poser la main sur une épaule, ou faire un câlin pour les rassurer ? » Julie (1), directrice d’une maternelle dans le centre de Paris, n’a pas plus de solutions. « Une école, c’est fait pour être ouvert, bien sûr. La mienne l’est depuis huit semaines, j’ai tout de suite été volontaire pour accueillir les enfants de soignants. Mais là, j’en viens à me dire que je préférerais fermer la semaine prochaine. Je ne vois pas comment on peut faire. » Toutes les trente minutes, elle rafraîchit le site internet de BFM TV, « en espérant naïvement apprendre que les autorités reviennent en arrière ». Elle ne se remet pas de « ce protocole sanitaire » de 63 pages mis en ligne par le ministère de l’Education dimanche. « Sincèrement, je ne l’aurais pas lu de mes yeux, j’aurais cru que c’était le Gorafi. Les règles sont totalement inapplicables. » Elle parle des marquages au sol, qu’elle doit tracer dans les couloirs pour ne pas que les enfants se croisent. Les jouets, de dînette, de construction qu’il faut enlever des salles. Les toboggans dont il faut condamner l’accès… « Même les livres ! On doit tous les retirer des salles de classe. Mais… une école sans livres, ce n’est plus une école ! »

« Pas l’école d’avant »
« Tout est absurde dans ce plan de réouverture. On nous dit "pas de rassemblements de plus de 10 personnes" et on met 15 enfants dans une classe en leur interdisant de se toucher, abonde Laurence Cantoia, enseignante en maternelle et responsable SnuiPP à Sevran. Le plus désolant c’est qu’on va devoir faire de la garderie, pile au moment où ce qu’on a mis en place pour le travail à distance commençait à bien marcher. » Les parents sont aussi perdus que les enseignants, oscillant entre nécessité de reprendre le travail et crainte de remettre leurs enfants en classe. Marie, mère d’élève dans une école du VIIIe arrondissement de Marseille (quartier plutôt aisé), est furieuse. Depuis le début du confinement, cette kiné libérale, mère célibataire, a dû arrêter son activité pour garder ses deux fils, en CP et CM2. Pour elle, la reprise de l’école, c’est indispensable. « Mais quand j’ai reçu le protocole sanitaire de reprise mis en place par la directrice, j’ai halluciné. Moi, j’appelle ça un protocole hystérico-militaire ! En gros, les enfants ne vont pas bouger de leurs chaises. Il est interdit de courir, de jouer, il faut se déplacer en file indienne avec le bras tendu devant… Et si l’un d’entre eux ne respecte pas les règles, on nous dit qu’il ne sera plus accepté dans l’école ! » Deux enseignantes, dont celle de son fils, ont annoncé qu’elles ne reprendraient pas, étant public à risque. « On nous a tout de suite dit qu’elles ne seraient pas remplacées. Donc, je fais quoi si je dois travailler, je l’attache à un arbre ? » Louise (1), enseignante dans le centre-ville de Bordeaux, s’est arrangée pour faire garder ses enfants. Elle retournera en classe, seule. « Je ne veux pas que mes enfants vivent cela. Trop stressant. L’école, ce n’est pas ça. » Elle se désole en pensant aux parents de ses élèves de petite section, qui lui écrivent depuis des semaines que leurs petits ont hâte de retourner en classe. « Ils ne réalisent pas encore que ce n’est pas l’école d’avant qui les attend… » Non, on ne se donne plus la main pour rentrer en classe, non, on ne partage plus les jouets et les feutres. Non, on ne peut plus rien toucher sans demander avant… Plus de câlin en cas de coup de mou, ni d’agent territorial spécialisé des écoles maternelles (Atsem) - « elles passeront leur journée à tout désinfecter, dès qu’un enfant aura eu le malheur de toucher quelque chose ».

(1) Les prénoms ont été modifiés.