Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : 2017-2020 : comment la France a continué à détruire son stock de masques après le début de l’épidémie

Mai 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : 2017-2020 : comment la France a continué à détruire son stock de masques après le début de l’épidémie

Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme

Publié le 07/05/2020

La colère le dispute à la stupéfaction, en cette dernière semaine du mois de mars. En pleine crise du Covid-19, alors que la France est confinée, les conseillers du premier ministre, Edouard Philippe, découvrent, consternés, que depuis plusieurs semaines, des millions de masques issus des réserves étatiques, dont une part non négligeable était sans doute utilisable, sont consciencieusement brûlés… Ces fameux masques dont la population a tant besoin, et dont les stocks ont fondu dans des proportions phénoménales au fil des ans depuis 2009. Matignon fait aussitôt stopper le processus de destruction, mais l’épisode offre un saisissant raccourci de ce « désarmement sanitaire » dont le pays paie lourdement le prix aujourd’hui, et dans lequel le pouvoir actuel, notre enquête l’atteste, porte une lourde part de responsabilité.

Agnès Buzyn, qui avait quitté ses fonctions de ministre de la santé, le 16 février, pour se présenter à l’élection municipale à Paris, concentre les critiques, y compris dans son propre camp. Ses déclarations au Monde le 17 mars – elle affirme ce jour-là avoir alerté l’exécutif, dès janvier 2020, du « tsunami » épidémique à venir – n’ont pas arrangé son cas. Ainsi, certains ne se privent pas de souligner qu’à peine nommée au ministère, en mai 2017, elle avait fait l’erreur, selon eux, de propulser au poste-clé de conseiller technique chargé de la sécurité sanitaire un inconnu inexpérimenté : Jacques-Olivier Dauberton, un jeune généraliste officiant à Saint-Rémy-en-Bouzemont (Marne), un village de 518 habitants. Pour lui qui n’avait aucune formation en matière de sécurité sanitaire, il s’agissait là d’une promotion inespérée. Et pour le ministère, d’une façon de flatter les médecins libéraux. « J’ai saisi l’occasion », confiait le docteur Dauberton à Egora, une revue médicale, au printemps 2018. Celui-ci a fini par quitter le cabinet d’Agnès Buzyn en octobre 2018, un an et demi après son arrivée. Dix-huit mois durant lesquels le pays a définitivement baissé la garde sur le plan sanitaire. Sollicité par Le Monde, il affirme aujourd’hui vouloir réserver ses explications aux « différentes commissions » d’enquête à venir.

Agnès Buzyn n’est pas la seule personnalité de la « macronie » à laquelle il sera demandé de rendre des comptes, une fois la crise passée. Jérôme Salomon, par exemple, l’homme chargé, chaque soir, de donner au pays des nouvelles du « front » épidémique. Conseiller – de 2013 à 2015 – à la sécurité sanitaire de la ministre socialiste Marisol Touraine, en poste Avenue de Ségur entre 2012 et 2017, il a pris du galon au début du présent quinquennat. Le professeur Salomon a été nommé à la tête de la très stratégique Direction générale de la santé (DGS) le 8 janvier 2018, en lieu et place de Benoît Vallet.

L’ambitieux Salomon
L’ambitieux Salomon s’était rapproché dès le début de l’année 2016 d’Emmanuel Macron, dont il avait détecté très tôt l’immense potentiel. Rapidement, il lui a fait part de ses préoccupations. Le 5 septembre 2016, alors que M. Macron vient de quitter le gouvernement Valls, M. Salomon se fend même d’une note alarmiste. Exhumée des « MacronLeaks » (une fuite de documents internes à l’équipe de campagne), cette note comporte en exergue cet aphorisme de Richelieu : « On ne doit pas tout craindre, mais on doit tout préparer. » L’ex-conseiller de Marisol Touraine avertit que « la possibilité de survenue d’un événement naturel d’ampleur, avec un impact sur un grand nombre de personnes, des dommages matériels importants, un impact financier et d’image, et des capacités de réaction dépassées (…) doit être sérieusement envisagée et anticipée. La France n’est pas prête. Notre pays doit adapter ses organisations aux spécificités des crises majeures à venir ».

A cette date – et c’était encore le cas, neuf mois plus tard, au départ de Marisol Touraine du ministère –, les réserves étatiques abritent très précisément 714 millions de masques chirurgicaux. Parmi ceux-ci, 616 millions datant pour l’essentiel de 2005 et 2006, mais sans date de péremption, les 98 millions restants ayant été acquis entre 2014 et 2016. Or, en mars 2020, il n’en restera plus que 117 millions. En moins de trois ans, les stocks ont été divisés par six ! Que s’est-il passé ?

Cette question, ils sont nombreux à se la poser aujourd’hui – au point que des investigations internes ont été récemment demandées à la DGS. Parmi ceux qui s’interrogent, l’ex-premier ministre Manuel Valls : « Il y a un truc que vraiment je ne comprends pas, c’est pourquoi Salomon, qui était LE conseiller de Marisol Touraine sur ces questions et qui, semble-t-il, a alerté le candidat Macron en 2016, pourquoi quand il devient directeur général de la santé n’en tire-t-il pas les conséquences… Est-ce qu’il se préoccupe, ou pas, de savoir où on en est ? ».

« J’imagine que Mme Buzyn ne parle plus… »
Le Monde a bien tenté de joindre Jérôme Salomon, comme la DGS et le ministre lui-même, Olivier Véran, mais s’est vu opposer, soit des fins de non-recevoir, soit un silence obstiné. « Moi, je sais ce que je laisse à mon départ, martèle, de son côté, Marisol Touraine, à propos du passage de témoin du printemps 2017. Je suis absolument certaine que l’appareil d’Etat a tous les chiffres. » L’ex-ministre PS de la santé ajoute, et c’est tout sauf neutre : « Le point de contact à mon cabinet était Jérôme Salomon. » « Il s’est passé quelque chose, insiste-t-elle encore. Quand et pourquoi 600 millions de masques ont-ils disparu ? Il y a des gens qui peuvent vous répondre, j’imagine que Mme Buzyn ne parle plus… » Exact. Agnès Buzyn nous a répondu, par SMS : « Je m’exprimerai à distance de la crise quand je pourrai y voir plus clair et accéder à des documents. Je pense cependant que la DGS dispose de tout. »

Oui, mais la DGS, on l’a compris, est aux abonnés absents. A l’échelon du dessous, à savoir Santé publique France (SPF), la directrice, Geneviève Chêne, a consenti, par téléphone, à en dire (un peu) plus. Prudemment, nous mettant en attente pour consulter ses conseillers après chaque question embarrassante. « Je suis arrivée le 4 novembre 2019 », se dédouane-t-elle d’emblée. Lorsqu’on aborde le sujet ô combien sensible des quelque 600 millions de masques évanouis, elle finit par concéder : « Une partie a été détruite, entre 2017 et 2019. » Avant d’ajouter : « Le ministère et la DGS disposent de tous les éléments précis. » Décidément…

616 millions de masques chirurgicaux mis au pilon
Son prédécesseur, François Bourdillon, est plus prolixe. Nommé en juin 2016 à la tête de SPF, il se rappelle avoir reçu, en avril 2017, un courrier du patron de la DGS de l’époque, Benoît Vallet. Celui-ci lui demandait de « lancer un programme de contrôle de la qualité et de l’efficacité des 616 millions de masques acquis en 2005-2006 ». Selon Libération du 27 avril, une entreprise belge, chargée de faire passer une batterie de tests à un échantillon de quelques milliers de modèles, aurait conclu à leur non-conformité. « Au second semestre 2018, raconte au Monde M. Bourdillon, j’écris à la DGS que la grande majorité, voire la totalité des masques sont périmés et non fonctionnels. Il devait en rester, d’opérationnels, une centaine de millions. A la limite de la péremption, je ne suis même pas sûr que ça devait dépasser 2019. » La quasi-totalité des 616 millions de masques chirurgicaux datant de 2005-2006 ont ainsi été mis au pilon. Voilà donc pourquoi, depuis fin mars, Véran évoque un stock de 117 malheureux millions : les 98 millions achetés entre 2014 et 2016, plus 19 millions ayant échappé à la destruction…

Selon l’ex-patron de SPF, la pénurie serait surtout la conséquence de la doctrine élaborée en 2011 et entérinée en 2013 confiant à l’Etat la gestion des masques chirurgicaux, destinés au citoyen lambda, et aux employeurs celle des FFP2, plus filtrants, réservés aux professionnels de santé. « Le fait que les masques chirurgicaux soient destinés à la population, et que le ministère de la santé n’était pas convaincu de leur utilité pour le grand public – on l’a vu en 2020 –, je pense que ça a dû jouer dans la prise de décision de ne pas reconstituer les stocks », se désole François Bourdillon. Autrement dit, entre la doctrine décrétée en haut lieu médical et l’absence de certitudes, côté exécutif, sur leur réelle efficacité, les masques ne sont plus, désormais, un enjeu de santé publique.

Nouvelle doctrine aux effets pernicieux, lenteur administrative, absence de décision politique… un cocktail délétère. M. Bourdillon regrette des « erreurs stratégiques ». Il se souvient ainsi avoir milité, en vain, pour les masques. Il dispose alors de 150 millions d’euros de budget annuel pour faire tourner une agence de 600 personnes ; impossible, dans ces conditions, d’engager sur sa simple initiative de telles dépenses : « C’est le politique qui décide, moi je n’ai pas les réserves pour acheter des stocks de masques. » Dommage, c’est exactement ce dont aurait eu besoin le pays, début 2020.

Un ballet aérien d’Antonov vers la Chine
Résultat : dans l’urgence, des cargaisons de masques ont été commandées ces dernières semaines, « 2,25 milliards » d’après Geneviève Chêne, la directrice de SPF. Un ballet aérien d’Antonov vers la Chine a dû être mis en place à grands frais. Dire qu’entre-temps, en 2018, faute de commandes, la dernière usine française de production de masques, basée à Plaintel (Côtes-d’Armor), a fermé ses portes… Amer, son patron, Roland Fangeat, dénonce « un gâchis sanitaire et industriel. Ça a été une catastrophe pour Plaintel. L’entreprise a agonisé, alors qu’on comptait encore 200 employés en 2017 ». Preuve de son impéritie, l’Etat presse désormais Fangeat de remettre ses ateliers en route ! « A l’époque, c’était 35 centimes le masque, et là, en Chine, ça coûte combien ? Je serais curieux de savoir à quel prix ils les ont payés, on verra les économies qu’on aurait pu faire », cingle l’entrepreneur. Combien ? Au moins trois fois plus cher, a priori…

Benoît Vallet, DGS d’octobre 2013 à janvier 2018, aimerait lui aussi avoir des réponses, même s’il a sa petite idée. « C’est moi qui avais lancé en 2017 l’expertise sur les masques, pour savoir si on pouvait compter dessus », rappelle-t-il, en écho à François Bourdillon (ex-responsable de la SPF). Mais il apporte une nuance fondamentale aux propos de son ancien subordonné. Selon M. Vallet, une part substantielle des 616 millions de masques datant de 2005-2006 aurait sans doute pu être mise en circulation. D’ailleurs, observe-t-il, ils ne portaient pas de date de péremption, contrairement aux 98 millions acquis ces dernières années – « à partir de 2010, les fabricants ont pris la précaution d’indiquer une date de péremption, souvent de cinq ans, mais il n’y a pas d’obligation réglementaire », explique-t-il. Mais Benoît Vallet insiste : « Ces masques peuvent être utilisés même quand ils sont anciens, ils conservent leurs propriétés. Je n’ai jamais vu le résultat de l’expertise rentrée en 2018 puisque j’avais quitté la DGS, mais je sais qu’elle ne pouvait pas vraiment donner d’avis. »

Masques parfaitement utilisables
Preuve selon lui que, pour une bonne partie, ces 616 millions de masques auraient été parfaitement utilisables, Benoît Vallet révèle que « ces derniers mois, certains masques pas encore détruits ont à nouveau été expertisés, afin de vérifier leur qualité de filtration et s’assurer qu’ils n’avaient pas été contaminés ». M. Vallet affirme ainsi que la Direction générale de l’armement (DGA) et l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ont été saisies dans l’urgence par le ministère de la santé afin d’évaluer la fiabilité des millions de masques épargnés par l’incinération.

« Les informations que j’ai eues, c’est que les tests sont revenus de façon favorable, ce qui va d’ailleurs permettre de les utiliser dans les prochaines semaines », confie M. Vallet, membre, depuis le 9 avril, de la Coordination pour la stratégie nationale du déconfinement. Son constat est limpide : « Ça remet en question l’idée que le stock de 616 millions était aussi dégradé que ça a pu être suggéré. D’ailleurs, je n’ai jamais entendu quelqu’un dire de manière formelle que ce stock était inutilisable. » Une source proche de l’exécutif assure toutefois, au Monde, qu’au moins une partie du stock initial était inopérante car rongée par l’humidité.

L’exécutif aurait triplement fauté : en détruisant des masques encore bons à l’emploi et, dans tous les cas, en omettant de renouveler mais aussi d’augmenter les stocks

Arc-bouté sur sa marotte – l’Etat doit avoir un milliard de masques en réserve –, Benoît Vallet en vient à l’essentiel : « De toute façon, si ces masques devaient vraiment être remplacés, alors, si la doctrine reste celle du milliard, on devait, à titre de précaution, reconstituer les stocks stratégiques. » En clair, l’exécutif aurait triplement fauté : en détruisant des masques encore bons à l’emploi et, dans tous les cas, en omettant de renouveler mais aussi d’augmenter les stocks.

M. Vallet se souvient avoir demandé au Haut Conseil de la santé publique (HCSP), en novembre 2016, un avis sur les mesures à prendre en cas de pandémie grippale. Le HCSP rend son rapport en… mai 2019. A relire ce document, on mesure le temps perdu : « La constitution d’un stock devrait être considérée comme le paiement d’une assurance que l’on souhaite, malgré la dépense, ne jamais avoir besoin d’utiliser, elle ne saurait être assimilée à une dépense indue. » Conclusion : « En cas de pandémie, le besoin en masques est d’une boîte de 50 masques par foyer, à raison de 20 millions de boîtes en cas d’atteinte de 30 % de la population. » Vingt millions multipliés par 50 égalent le fameux milliard cher à Benoît Vallet.

« Bon de destruction »
La réaction des autorités sanitaires à ces préconisations ? Un « bon de destruction » de 60 millions de masques, en décembre 2019 ! D’autres destructions avaient eu lieu avant cette date. Et d’autres après, on le sait aujourd’hui. Pour compenser cette liquidation massive des stocks publics, on recense en contrepartie une simple commande de 100 millions de masques, passée courant 2 019, dont les deux tiers devaient être livrés en… 2020. Dérisoire.

C’est un fait : le sommet de l’Etat a découvert bien trop tard l’étendue des dégâts, sans doute peu et mal informé, que ce soit par SPF, la DGS ou le ministère de la santé. Dommage collatéral de cette débâcle sanitaire : une défiance généralisée.

Car depuis de longues semaines, l’exécutif encaisse une litanie de plaintes de corporations indignées par la pénurie. Les policiers, par exemple. Encore ces derniers ignorent-ils cette note confidentielle du 10 février 2005 signée Martine Monteil, alors directrice centrale de la police judiciaire, et destinée à sa hiérarchie. Ce document, retrouvé par Le Monde, indique : « Il conviendrait de faire bénéficier l’ensemble des personnels de police d’une protection suffisante et efficace, en assurant notamment la distribution du matériel spécifique de protection : masques FFP2, gants, lunettes, combinaisons… Un stock serait à prévoir. » A prévoir, et donc, à renouveler !

« Dénuement total »
Lorsque la crise du Covid-19 a éclaté, policiers et gendarmes se sont trouvés totalement démunis, d’autant que l’Etat a réquisitionné leurs – minces – stocks au profit des soignants. « On avait une réserve qui était, pour la police et la gendarmerie, entre 1,2 et 1,3 million de masques, relève Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat SGP Police-FO. C’est complètement insuffisant. Le stock aurait dû être entre 10 et 15 millions de masques, on était très loin du compte ! En plus, ils étaient pour la plupart périmés. C’est clair, on n’avait aucun stock, aucune visibilité en la matière, rien du tout… » David Le Bars, du Syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN), évoque lui aussi un « dénuement total ». « Je n’étais pas au courant de cette note de 2005, mais j’avais entendu parler du fait qu’il y avait eu des alertes, dit-il. Des masques, il y en avait un petit peu dans certains commissariats, quelques-uns avaient des stocks, périmés depuis une quinzaine d’années. Pareil pour les lunettes, les visières, le gel hydroalcoolique… On n’était absolument pas équipés. »

Déjà, la Cour de justice de la République, chargée d’instruire les plaintes visant les actes des ministres, est saisie. Sont ciblés des ministres, et leurs défaillances supposées. D’autres plaintes, contre X, ont été enregistrées au parquet de Paris. Au nombre de trente-deux début mai, elles ciblent la gestion déficiente du « krach » sanitaire. Aucune enquête n’a toutefois encore été ordonnée. Enfin, tandis que le Sénat mettra en place une commission d’enquête en juin, l’Assemblée nationale devrait bientôt avoir la sienne. C’est du moins ce que souhaite Damien Abad, le patron des députés LR, déjà prêt à en découdre. « Je crois qu’il y a vraiment eu un dysfonctionnement de la chaîne administrative et de la manière dont la DGS a fonctionné. Il y a eu un aveuglement collectif », déclare-t-il au Monde. Manuel Valls porte un regard acéré sur la question : « Je pense qu’il est normal que tout le monde s’explique : à quel moment il fallait agir, quel était le degré de connaissance entre le 26 février et la mi-mars… Ces quinze jours… Mais là, ça renvoie aux déclarations de Buzyn. Le risque, dans cette histoire, c’est de chercher LE coupable, mais il faut tout mettre sur la table. » Et notamment revisiter les processus de décisions.

« Une faillite de l’Etat profond »
« Je ne suis pas sûr que ce soit un scandale politique », lance Philippe Juvin, chef des urgences de l’hôpital Pompidou, à Paris, et patron de la fédération LR des Hauts-de-Seine. « C’est d’abord une faillite de l’Etat profond », développe le professeur Juvin, qui épingle « la médiocrité de la haute administration, avec des hauts fonctionnaires qui sont dans l’entre-soi, et une classe politique qui manque de caractère pour s’opposer. Or, ce que j’ai appris dès le début de mon engagement politique, c’est qu’il faut savoir dire non. Les masques, c’est un symptôme de la faillite de la politique de prévention. »

Disparu le 6 avril, le professeur d’économie Claude Le Pen avait émis, trois jours plus tôt, au cours d’un entretien téléphonique, un diagnostic accablant. Il soulignait le rôle de « la haute administration dans le désarmement », avant de fustiger « une décision publique pas identifiée, prise par des hauts fonctionnaires. Comme si la ministre n’était rien. Eux, c’est la permanence de l’Etat, avec un peu de mépris pour les ministres, pour qui il est compliqué de s’imposer à cette administration ».

Il est toujours commode de s’en prendre à l’administration, monstre anonyme et protéiforme. Mais quand le politique s’efface, les hauts fonctionnaires s’engouffrent dans la brèche. Sans compter les frilosités budgétaires ou les querelles d’ego sur fond d’acronymes nébuleux : SGDSN contre DGS, ARS contre NRBC, HCSP contre SPF… Avec cette impression tenace que le pouvoir exécutif s’est dessaisi au profit de la technostructure.

Exaspérée, Marisol Touraine plaide une nouvelle fois non coupable : « Les ministres sont des gens formidables, qui savent tout, mais parfois, il leur arrive de tourner la tête pour demander à des experts de produire des avis !, raille-t-elle. Je n’ai jamais vu que sur des sujets de ce type-là, où l’on appelle à l’expertise de professionnels, le ministre saisi dise : “Je vais faire exactement le contraire”. Sur quelle base ? » Ainsi, s’agissant du changement de doctrine initié en 2011 par le Haut Conseil de la santé publique, elle soupire : « Quand vous avez un avis émis par le HCSP, rattaché à votre ministère, qui comporte des spécialistes reconnus… »

Responsable du Haut Comité français pour la défense civile – rebaptisé Résilience nationale –, un think tank spécialisé dans l’appréhension des crises, Christian Sommade a été un témoin privilégié de la récente déroute sanitaire. Il nous accueille dans ses bureaux, proches des Invalides, et présente fièrement le « cœur du réacteur », une immense pièce au sous-sol digne de la « CTU », la cellule antiterroriste de la série américaine 24 heures chrono. Une demi-douzaine de collaborateurs sont scotchés à leurs ordinateurs, encadrés par une batterie d’écrans géants où l’on suit en temps réel la progression du Covid-19 sur la planète.

L’expert ne cache pas ses craintes. « Ils ont désarmé, c’est le mot, tranche-t-il. Est-ce qu’on est protégés ? Je dirais surtout qu’on est vulnérables. Et pas seulement sur les masques. Sur la variole, on est totalement démunis. On n’a pas de culture de préparation, on improvise. » Lui aussi s’en prend à « la technostructure », qui aurait un peu plus pris ses aises depuis 2017 : « L’arrivée de Macron, c’était, “l’administration va faire toute seule, on sait tout, on connaît tout…” Ils sont d’une arrogance terrible. » M. Sommade, qui se voit comme « une sorte de lanceur d’alerte », pointe les hommes, aussi, au-delà des structures. « Sur la responsabilité du manque de masques, à cette époque-là il y avait un préfet au SDGSN, Yann Jounot, qui n’en avait rien à faire », accuse-t-il.

Le préfet Jounot, ancien coordinateur national du renseignement, a été en fonction entre 2010 et 2013 au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SDGSN), l’organisme rattaché à Matignon qui a pris en main une partie de la stratégie sanitaire du pays au fil des ans. Aujourd’hui PDG du Civipol, société de conseil et de service du ministère de l’intérieur, M. Jounot n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Les critiques de M. Sommade visent également Thierry Paux, sous-directeur de la veille et de la sécurité sanitaire à la Direction générale de la santé de 2008 à 2019. « Il a tout bloqué durant les dix ans où il était à la DGS », estime Christian Sommade. M. Paux, lui non plus, n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.

Ahurissante hémorragie
A l’arrivée, l’Etat français a donc vu ses stocks baisser en dix ans, de 2,2 milliards de masques en 2009 à un peu plus de 100 millions en 2019. Une ahurissante hémorragie. En déléguant à la Chine, au passage, le soin d’approvisionner le pays, « et pas seulement en masques », comme le souligne Jean-Marie Le Guen. L’ex-député (PS) déplore aussi les effets néfastes de la doctrine officialisée par le SGDSN en 2013, déléguant aux employeurs la responsabilité d’acquérir des protections. Il n’est pas le seul. « Il fallait que, chaque année, le SGDSN dise à toutes les entreprises : “Vous pouvez me faire un état complet de toutes vos dates de péremption ?” Et prévoir aussi une sanction si ce n’était pas fait », tance ainsi l’ancien ministre de la santé Xavier Bertrand. Lui milite pour un retour du « politique », sur le terrain comme au sommet de l’Etat : « On ne peut pas avoir une République de scientifiques, ce n’est pas possible ! La responsabilité politique, elle ne se partage pas, elle ne se délègue pas. Or, tout le monde est tétanisé depuis l’affaire du sang contaminé. » Philippe Douste-Blazy, l’un de ses prédécesseurs, Avenue de Ségur, ne dit pas autre chose : « La technostructure est telle que plus personne ne veut prendre des risques. Or, la santé publique, ce sont des choix politiques dont dépendent des millions de vies. »

Même le macroniste (ex-PS) Jean-Louis Touraine, professeur de médecine et rapporteur de la loi santé de 2016, n’a pas de mots assez durs pour vilipender cette fuite en rase campagne, cet abandon général des postes de combat : « Il y a la haute administration et les experts ; les uns et les autres sont dangereux. Parce qu’ils sont les preneurs de décisions ou les conseilleurs, mais jamais les payeurs ! Si ça foire, ce ne sont pas eux qui seront désignés sur la place publique. Notre système fonctionne à l’envers, et Santé publique France ne me donne pas une impression très rassurante. »

Que ressort-il, au final, de cette plongée aux origines d’un fiasco historique, à l’heure où les principaux protagonistes du désarmement sanitaire se renvoient la patate chaude ? Le sentiment d’une faillite de l’Etat. Un vrai gâchis surtout, symbolisé par cette dilapidation des stocks de masques aux conséquences dramatiques.

Aujourd’hui, Xavier Bertrand réclame des enquêtes approfondies. Et réfute toute arrière-pensée bassement électoraliste : « Quand il y a des gens qui meurent, c’est quand même mieux qu’on ne joue pas aux cons, nous, les politiques ! Mais il faudra aller au bout des choses. Se serrer les coudes, c’est bien, même s’il m’arrive de serrer les dents… » Finalement, s’il devait poser une seule question, ce serait celle-ci : « Qui décide ? » Tout est dit.