Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Non-respect du confinement : deux mois de verbalisations et un délit incertain

Mai 2020, par Info santé sécu social

25 MAI 2020 PAR CAMILLE POLLONI

Plus d’un million de contraventions pour non-respect du confinement ont été dressées entre le 17 mars et le 11 mai. Le Conseil constitutionnel doit encore se prononcer sur le délit de « violation réitérée », qui a déjà donné lieu à des condamnations.

Au mois de juin, le Conseil constitutionnel doit se pencher sur un problème brûlant : le délit de violation réitérée du confinement, créé par la loi du 23 mars 2020 sur l’état d’urgence sanitaire. Le 13 mai dernier, la Cour de cassation a accepté de lui transmettre trois questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) dénonçant son caractère « bricolé » et attentatoire aux droits fondamentaux.

Pour mémoire, toute personne qui récolte plus de trois contraventions pour non-respect du confinement en trente jours peut être placée en garde à vue et faire l’objet de poursuites. La peine encourue est de six mois de prison ferme et 3 750 euros d’amende.

Dès l’origine, ce délit a suscité des réserves : il permet notamment la condamnation de quelqu’un qui conteste ses premières contraventions, ou dispose encore de temps pour le faire, sans attendre le résultat. Lors de l’audience devant la Cour de cassation, l’avocat général a d’ores et déjà reconnu « le manque de précision du texte » et critiqué « la marge d’appréciation des forces de l’ordre, qui comporte un risque important qui confine à l’arbitraire ».

« Le texte est mal fichu et très imprécis », commente Jean-Baptiste Perrier, professeur de droit privé et sciences criminelles à Aix-Marseille Université. Plusieurs avocats se sont également engouffrés dans un vice originel : pour savoir si une personne avait déjà été verbalisée, les forces de l’ordre consultaient le fichier Adoc, qui centralise les amendes routières et avait été détourné pour y ajouter les verbalisations relatives au non-respect du confinement. Après une décision de relaxe fondée sur cette nullité, le ministère de l’intérieur a pris un décret le 16 avril pour se mettre en conformité.

Le débat sur la constitutionnalité de ce délit menace à nouveau la régularité des procédures en cours. « Certains parquets ont senti venir le problème souligné par les QPC et ont mis en place des alternatives aux poursuites », poursuit Jean-Baptiste Perrier. D’autres ont préféré libérer sous contrôle judiciaire des personnes placées en détention provisoire pour ce délit, dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel.

Ce n’est pas le cas partout. En pleine épidémie de Covid-19, les poursuites initialement engagées pour « mise en danger de la vie d’autrui » – avant que le ministère de la justice ne les déconseille – ont laissé la place à celles fondées sur ce nouveau délit. Au 18 mai, « 1 589 affaires relatives au délit de non-respect réitéré du confinement ont été enregistrées » par les services du ministère de la justice, indique sa porte-parole. « Un peu plus d’un quart a été orienté en alternatives aux poursuites. Plus de la moitié (près de 57 %) ont fait l’objet de poursuites, essentiellement en comparution immédiate (près de 31 %), en convocation par procès-verbal (17 %), en CRPC (24 %) [Comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, aussi surnommée plaider-coupable – ndlr] ou en convocation par officier de police judiciaire (moins de 10 %). »

Sur le ressort du tribunal de Bobigny, par exemple, « 340 procédures ont été diligentées pour le délit de violation réitérée des règles du confinement », précise le parquet. « Selon les circonstances des faits, les infractions connexes et les antécédents des délinquants, la réponse pénale s’est échelonnée du rappel à la loi à la comparution immédiate, en passant par la composition pénale, la réparation pénale pour les mineurs, et la convocation par officier de police judiciaire ou par greffier. Un certain nombre de ces procédures ont également été classées sans suite puisque l’infraction n’était pas caractérisée dans tous ses éléments. Seules 37 procédures ont donné lieu à des comparutions immédiates. »

Dans ce tribunal comme au niveau national, le nombre de condamnations prononcées n’est pas encore disponible et les premières décisions sont susceptibles d’être frappées d’appel. La newsletter spécialisée Le Panier à salade, qui a recensé depuis la mi-mars les condamnations rendues publiques par voie de presse, dénombre à ce jour « au moins 160 mois de prison ferme » distribués dans toute la France. Mais il faudra attendre la fin d’année 2021 pour connaître les statistiques consolidées du ministère de la justice, tenant compte des condamnations définitives.

Les poursuites judiciaires en la matière sont directement conditionnées par le nombre de contraventions dressées, dont Christophe Castaner a fourni un bilan dès le 12 mai. Au niveau national, 20,7 millions de contrôles ont donné lieu à 1,1 million de contraventions (dont les deux tiers dues à une absence d’attestation), soit un taux de verbalisation de 5,3 %. On ignore cependant combien de personnes ont été verbalisées au total, puisque celles qui l’ont été plusieurs fois ne sont pas comptées à part.

Il est également difficile de se livrer à des comparaisons entre départements. À l’exception de la préfecture d’Indre-et-Loire, qui évoque 139 395 contrôles et 4 % de verbalisation dans le département, seule la préfecture de police de Paris fournit des chiffres sur l’ensemble de la période (voir ci-dessous). Le taux de verbalisations est ainsi deux fois plus élevé en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne que dans les Hauts-de-Seine et à Paris.

Si, en mars et avril, les préfets communiquaient facilement le nombre de contrôles et de contraventions dans leurs départements respectifs, cette abondance de chiffres s’est depuis tarie. La porte-parole du ministère de l’intérieur explique aujourd’hui qu’elle « ne dispose pas de chiffres territorialisés ». Les disparités géographiques, qui pourraient s’expliquer soit par un respect différencié des contraintes, soit par une sévérité variable des forces de l’ordre, restent pour la plupart invisibles.

Parmi toutes ces verbalisations, combien ont déjà été payées et combien font l’objet de contestations ? L’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai), organisme qui centralise les amendes et les recours, n’a pas donné suite à nos questions.

Tout au long du confinement, des personnes verbalisées ont témoigné de leur mécontentement. Certaines ont estimé l’amende injuste au regard de la situation, comme Kévin, habitant de Seine-et-Marne verbalisé le 9 avril pour avoir couru « seul près d’un champ » à côté de chez lui, en journée. Il ignorait que, comme à Paris, un arrêté préfectoral pris la veille avait interdit le jogging entre 10 et 19 heures. Arguant de sa « bonne foi », Kévin a l’intention de contester l’amende. Quant à l’arrêté préfectoral qui a motivé sa contravention, il a été retiré six jours plus tard.

D’autres « contrevenants » reprochent carrément aux forces de l’ordre de s’être mélangé les pinceaux dans les règles en vigueur. Annick, septuagénaire vivant dans le XVIIIe arrondissement de Paris, raconte avoir été verbalisée le 27 mars parce qu’elle avait « coché deux cases » sur son attestation, « à savoir celle des achats de première nécessité et celle de la promenade ». « Très étonnée », elle explique avoir été contrôlée plusieurs fois auparavant sans récolter « aucune remarque » puisque cocher deux cases était autorisé.

Dans plusieurs cités d’Île-de-France (comme à Épinay-sous-Sénart ou Mantes-la-Jolie), des habitants affirment avoir été verbalisés « à la volée », sans contrôles d’attestation, par des policiers qui connaissaient leurs noms mais ne se sont pas approchés pour vérifier leurs motifs de sortie.

En ce début de déconfinement, certains contrôles se poursuivent : ils portent notamment sur la « règle des 100 km », le port du masque dans les transports en commun ou les rassemblements de plus de dix personnes, pouvant toujours donner lieu à des amendes de 135 euros et des poursuites en cas de réitération.

Si le Conseil constitutionnel censurait le délit de violation répétée du confinement, les conséquences pour ceux qui ont déjà été pris dans ses filets seraient variables. Une abrogation pure et simple du texte aurait des conséquences pour les contrevenants déjà condamnés : ceux qui sont détenus pour ce seul motif devraient être libérés, ceux qui passent en appel relaxés, mais ceux qui auraient déjà purgé leur peine pas indemnisés pour autant. Le Conseil pourrait aussi décider de reporter les effets de sa décision afin de laisser le temps au législateur de s’adapter. Ou considérer que ce délit ne pose aucun problème.