Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Coronavirus : un pavé dans la chloroquine

Mai 2020, par Info santé sécu social

Par Anaïs Moran — 26 mai 2020 à 20:36

Dans la foulée d’un article du « Lancet » concluant à son inefficacité, voire à sa dangerosité, l’OMS et le Haut Conseil de la santé publique ont pris position contre l’utilisation de la molécule. Désavouant son grand promoteur, le professeur Raoult.
Le feuilleton médico-politico-médiatique de l’hydroxychloroquine, foisonnement d’études scientifiques critiquées, de convictions intimes voire d’irrationalité entre « pro » ou « anti », entame une nouvelle séquence de son récit fou. Titre de cet épisode : le coup d’arrêt. L’histoire a démarré vendredi. Dans une étude à l’écho retentissant, publiée ce jour-là dans la prestigieuse et très sérieuse revue médicale The Lancet, des chercheurs ont annoncé que leurs travaux concluaient à l’inefficacité de la chloroquine (ou à son dérivé, l’hydroxychloroquine, promue en France par le professeur Didier Raoult) pour les malades hospitalisés. Déclarant, par ailleurs, que leurs observations montraient une hausse de la mortalité et une augmentation des arythmies cardiaques associées à l’usage de ce traitement. Avant de conclure : « Ces résultats suggèrent que ces régimes médicamenteux ne devraient pas être utilisés en dehors des essais cliniques et confirment l’urgence de la nécessité de faire des essais cliniques randomisés [par tirage au sort en comparant des groupes de patients aux caractéristiques comparables, ndlr]. »

« Pas de preuve »
De par la renommée du Lancet ou par l’ampleur même du projet (96 032 dossiers de patients ont été intégrés à l’étude), l’article scientifique a tout de suite fait mouche. Et les réactions se sont multipliées. Dès lundi, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a indiqué avoir suspendu « temporairement » les essais cliniques menés avec ses pays partenaires sur l’hydroxychloroquine, le temps que les premières données recueillies par le programme Solidarity « soient examinées » - stoppant aussi, par conséquence, l’étude en cours de la molécule conduite par l’essai européen Discovery. En France, c’est Olivier Véran, ministre de la Santé, qui a réagi le premier, en saisissant le Haut Conseil de la santé publique (HCSP) pour « proposer une révision des règles dérogatoires de prescription ». Chose faite mardi par les membres de cette instance : dans son avis, le HCSP recommande de ne pas « utiliser l’hydroxychloroquine […] pour le traitement du Covid-19 chez les patients, ambulatoires ou hospitalisés, quel que soit le niveau de gravité. » A l’heure actuelle, sa prescription est autorisée à titre compassionnel (faute d’autres traitements) pour les formes graves hospitalières et sur décision collégiale des médecins. Mais au vu des « données actuelles disponibles, issues de la littérature », qui « n’apportent pas la preuve d’un bénéfice sur l’évolution du Covid-19 liée à l’utilisation de l’hydroxychloroquine », le Haut conseil propose sa stricte utilisation pour les essais cliniques, et encore, après « évaluation du bénéfice-risque » et « renforcement de la régulation nationale et internationale ». Le HCSP s’aligne ainsi sur la prudence des chercheurs du Lancet, de l’OMS… et de l’Agence française du médicament qui vient de lancer par mesure de précaution une « procédure de suspension des inclusions de patients dans les seize essais cliniques menés en France ». Le ministère de la Santé n’a pas encore pas donné suite.

« Je pense que l’avis du Haut Conseil était indispensable, parce que malgré tout, il n’y a aucune donnée à ce jour qui supporte l’hypothèse que l’hydroxychloroquine peut être contributif dans le traitement de la maladie. On ne peut pas prendre de risques », indique l’épidémiologiste Dominique Costagliola, membre du comité d’organisation international de Discovery. Auditionné ce week-end par le HCSP, le professeur Jean-François Timsit, chef du service de réanimation médicale et infectieuse à l’hôpital Bichat, à Paris, qui a déjà utilisé de l’hydroxychloroquine sur certains de ses patients, exprime la même mesure : « Je soigne au vu des connaissances. Aujourd’hui, nous avons tout de même beaucoup d’éléments dans la littérature scientifique qui affirment que le bénéfice n’est pas avéré. Si j’ai plus de chance de faire du mal que du bien, je ne fais pas. Car si au pire ça ne sert à rien, il n’y a pas de souci, mais si au pire ça fait du mal, alors je ne suis plus dans mon rôle de médecin. » Son collègue Denis Malvy, infectiologue au CHU de Bordeaux également interrogé par les membres du HCSP, évoque une « succession de warnings » dont l’étude du Lancet n’est qu’un « argument supplémentaire » en défaveur de l’hydroxychloroquine. « Il faut bien le reconnaître, les planètes ne s’alignent pas pour cette molécule, expose ce médecin, membre du Conseil scientifique. Il se passe des choses qui ne sont pas pleinement rassurantes en matière de sécurité pour les patients. »

Données médicales
Depuis le début du mois de mai, les études sur l’hydroxychloroquine se multiplient dans les plus sérieuses revues internationales scientifiques, mais aucune ne démontre un réel bénéfice de la molécule. Le 7 mai, The New England Journal of Medicine expliquait que les résultats ne pouvaient appuyer « l’utilisation de l’hydroxychloroquine à l’heure actuelle, en dehors des essais cliniques », car les chercheurs n’avaient pas observé « un risque significativement plus élevé ou inférieur d’intubations ou de décès ». Des conclusions quasi similaires ont été publiées le 11 mai par le Journal of the American Medical Association, et le 14 mai par le British Medical Journal.

Comme ces dernières études, le travail du Lancet est dit « observationnel » car il repose sur l’analyse a posteriori des données médicales des malades hospitalisés et non sur un essai clinique. Au total, 671 structures hospitalières à travers le monde ont été intégrées au projet. Admis à l’hôpital entre le 20 décembre 2019 et le 14 avril 2020, certains patients recevaient de la chloroquine, d’autres de l’hydroxychloroquine, ou bien une formule associée avec des antibiotiques, à savoir la clarithromycine et l’azithromycine. Le travail de l’équipe conduite par le professeur Mandeep Mehra (Harvard Medical School) a été de comparer ces quatre « bras » à un groupe de contrôle (composé de 81 000 patients qui n’ont reçu aucun de ces traitements) pour pouvoir examiner rétrospectivement les effets des quatre régimes médicamenteux utilisés. Tous les dossiers médicaux sélectionnés concernent des malades qui ont démarré l’un de ces traitements moins de quarante-huit heures après leur diagnostic par un test PCR. Les malades déjà sous ventilation mécanique au début de la prise de ces molécules ont été exclus de l’étude.

« Fantaisie délirante »
D’après leurs résultats, le taux de mortalité du groupe témoin est de 9,3 % à la fin de la période étudiée (environ un patient sur onze est mort), quand la chloroquine et l’hydroxychloroquine affichent respectivement des taux à 16,4 % et à 18 % (soit environ un malade sur six), l’association chloroquine-antibiotique s’élève à 22,2 % et la combinaison hydroxychloroquine-antibiotique grimpe à 23 % de décès (soit près d’un sur quatre). De même, les chercheurs ont constaté que les arythmies cardiaques étaient presque nulles dans le groupe témoin (0,3 % des patients) contrairement aux différents « bras » de l’étude (entre 4,3 % à 8,1 % des malades).

Fervent promoteur du traitement à l’hydroxychloroquine (associé à l’azithromycine), le professeur Raoult n’a pas tardé à se faire entendre (lire ci-dessous). Dès lundi, lors de son point vidéo hebdomadaire, le patron de l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille (IHU) est revenu sur l’étude du Lancet, qualifiant la démarche observationnelle « d’espèce de fantaisie complètement délirante ». « Comment voulez-vous qu’une étude foireuse faite avec les big datas change ce que nous, nous avons vu ? a-t-il réagi. Si d’un coup, il suffisait qu’il y ait quelqu’un qui publie une bêtise dans la littérature pour que j’oublie tout ce qu’on a fait pendant deux mois et demi, c’est que je serais devenu fou […] Qui c’est qui se trompe ? C’est celui qui n’a pas vu les malades ou c’est ceux qui ont examiné les malades ? […] Moi je ne vais pas changer de conviction parce que la réalité, je la connais. »

Face à ces déclarations, l’expert infectiologue Denis Malvy, pourtant « mal à l’aise » avec l’idée de participer publiquement à « un débat qui aurait dû rester dans la communauté scientifique », tient à souligner le sérieux du travail publié dans la revue britannique : « Je ne pense pas qu’on puisse accuser ses auteurs de partialité ou de manque de sérieux. C’est une étude tenue avec rigueur de bout en bout, dans la limite de ce que peut offrir une démarche observationnelle. » Jean-François Timsit estime, lui, que « la possibilité d’un tas de biais non mesurés » est réelle, mais ne peut remettre en cause la balance du non-bénéfice. « Ce que je trouve le plus dommage dans tout ça, c’est que le professeur Raoult aurait pu, depuis tout ce temps, lancer un bel essai randomisé pour qu’on puisse avoir une idée très précise des avantages et des inconvénients de l’hydroxychloroquine, regrette-t-il. Notre communauté médicale se retrouve dans un contexte de buzz totalement inapproprié. Maintenant que le pic épidémique est passé, il faut qu’on se calme un peu et qu’on réfléchisse, ensemble et intelligemment, pour voir si il est encore possible de faire un essai clinique digne de ce nom et indiscutable. »

Raoult : Ni doute ni gêne sur LCI
« C’est une opinion comme une autre, je m’en fiche un peu. » Interrogé mardi sur l’avis du Haut Conseil de la santé publique par David Pujadas sur LCI, Didier Raoult, patron de l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille, s’est montré très détaché vis-à-vis de la position de l’instance qui préconise l’arrêt de l’hydroxychloroquine dans le traitement du Covid-19. « Comme il n’y a plus de malades, ça ne me touche pas beaucoup, pour dire la vérité, ça aurait été plus gênant il y a un mois. » Le professeur a affiché la même insensibilité face à la décision de l’Organisation mondiale de la santé de suspendre les essais cliniques menés par le programme Solidarity sur cette molécule. « L’OMS, ce n’est pas de la science », a-t-il ainsi répondu. « Le vrai problème, c’est la crédibilité. Qui est crédible ? C’est une des questions qui est la plus violente actuellement. Est-ce qu’on est crédible parce que l’on est nommé ou est-ce qu’on est crédible parce qu’on est crédible tout court ? » Comme déjà exprimé dans sa vidéo lundi, Didier Raoult a confirmé ses critiques envers la dernière étude publiée par The Lancet. Une revue « qui triche » selon lui. « Nous, ici, on a traité 4 000 personnes, je les ai vues, c’est réel, je suis dans la vraie vie », a insisté l’infectiologue. Pour lui, la seule chose qui compte, c’est de ne pas être gêné dans dix ans par ce qu’il a fait durant cette crise : « Pour l’instant, je suis très serein avec moi-même. »