Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Didier Raoult, général Boulanger de la médecine

Juin 2020, par Info santé sécu social

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 1 juin 2020

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus.

Eugène Ionesco en 1960 au sujet de sa pièce Rhinocéros : « Je me suis souvenu d’avoir été frappé au cours de ma vie par ce qu’on pourrait appeler le courant d’opinion, par son évolution rapide, sa force de contagion qui est celle d’une véritable épidémie. Les gens tout à coup se laissent envahir par une religion nouvelle, une doctrine, un fanatisme, enfin par ce que les professeurs de philosophie et les journalistes à oripeaux philosophiques appellent le "moment nécessairement historique". On assiste alors à une véritable mutation mentale. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais, lorsque les gens ne partagent plus votre opinion, lorsqu’on ne peut plus s’entendre avec eux, on a l’impression de s’adresser à des monstres. — A des rhinocéros ? — Par exemple. Ils en ont la candeur et la férocité mêlées. Ils vous tueraient en toute bonne conscience si vous ne pensiez pas comme eux. Et l’histoire nous a bien prouvé au cours de ce siècle que les personnes ainsi transformées ne ressemblent pas seulement à des rhinocéros, ils le deviennent véritablement. »

Il y a un mois et demi, avec d’infinies précautions, j’ai abordé ici « l’éléphant dans la pièce ». Cette expression anglaise désigne un sujet important, évident, éventuellement risqué, dont tout un chacun constate l’existence mais que personne n’ose mentionner, par peur des conséquences. Je faisais référence au professeur Didier Raoult, dont l’omniprésence médiatique et les déclarations à l’emporte-pièce avaient convaincu une large portion de la population, et une part non moins négligeable de la sphère politique.

De même que dans sa pièce Ionesco chronique la fulgurante contamination de toute une population par la rhinocérite, j’ai été amené pendant toutes ces semaines, avec quelques amis, médecins ou scientifiques, à m’interroger sur la manière dont un homme, s’appuyant sur sa seule intuition et faisant fi de la méthodologie scientifique, a pu lever une telle foule derrière lui.

Je rappellerai brièvement les faits. Le 25 février, Didier Raoult annonce sur une vidéo titrée « Coronavirus, fin de partie », « un scoop de dernière minute, une nouvelle très importante » : les Chinois ont découvert que la chloroquine a une action spectaculaire sur le Sars-CoV-2, ce qui en fait « probablement l’infection respiratoire la plus facile à traiter de toutes ». Il a accumulé depuis quelques semaines déjà une liste de prédictions fausses minimisant le risque pandémique qui devrait lui valoir une place sur le podium auprès d’Agnès Buzyn. Il n’a à ce stade aucune publication sérieuse en main, aucune preuve, pour lancer de telles affirmations. Et pourtant, de déclaration tonitruante en action d’éclat, il va agréger derrière lui, non seulement une population inquiète à qui il apporte une solution simple, évidente et fausse, mais quasiment toute la classe politique de droite, toujours à la recherche d’un homme providentiel.

Et voilà comment dans un pays sans culture de santé publique, où la science est une opinion comme une autre, un grand patron autoritaire et caractériel, symbole d’un système mandarinal, est devenu une figure de la contre-culture populiste. A son avantage, il bénéficie de l’indigence absolue de la gestion gouvernementale de la crise, et d’une communication hors-sol qui heurte le bon sens. La minimisation du risque pandémique, la condescendance ministérielle envers les expériences chinoise et italienne, les mensonges répétés sur l’inutilité des masques ou des tests, tout ceci a laissé la porte ouverte à un homme d’une extrême vanité, qui va à la fois jouer le dedans et le dehors, mettre en avant son gros impact factor, et sa capacité à éclater les codes méthodologiques usuels.

Tétanisés par son assurance, incapables de lui opposer autre chose qu’un conseil scientifique qui fait où on lui dit de faire (comme lors du maintien du premier tour des municipales), les gouvernants restent muets. Et alors que Raoult et son équipe se livrent à des expérimentations humaines hors-cadre, publiant dans des revues amies des études indigentes, maquillant des études interventionnelles en études observationnelles, les agences sanitaires se distinguent par leur silence embarrassé.

Il faudra attendre le 23 mai, soit trois mois après les premières sorties de Didier Raoult, pour qu’un ancien vice-président de la commission des autorisations de mise sur le marché à l’Agence française du médicament, le Pr Jean-François Bergmann, s’avance courageusement – sarcasme – pour annoncer dans le Parisien : « On peut le dire haut et fort, le Pr Raoult se trompe ! » OK boomer, bienvenue aux résistants de 1946… Mais pourquoi n’avoir pas réagi plus tôt aux innombrables violations scientifiques dont s’est rendue coupable l’équipe Raoult ? Réponse magique – sarcasme, quand tu nous tiens : « On s’est tus avec élégance. »

Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que tout ce petit monde se connaît, et se tient, pour rester poli, par la barbichette. Dénoncer les errances de Raoult, c’est dénoncer un système dans lequel des pontes inamovibles peuvent rester en place bien après leur date limite de vente. Un système dans lequel Philippe Douste-Blazy, ancien défenseur du Vioxx, peut déclarer à la télévision que l’hydroxychloroquine n’a pas de toxicité cardiaque… Un système dans lequel la défense du protocole Raoult est assurée à la télévision par Christian Perronne, qui assurait en 2016 que l’explosion « cachée » de la maladie de Lyme serait due à une prolifération mal contrôlée de tiques trafiquées par un chercheur en virologie nazi réfugié aux Etats-Unis…

La longue liste de politiques ayant cautionné les thèses de Didier Raoult n’est plus à faire. Au prétexte de l’urgence, Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat, assène le 22 mars : « De toute façon, qu’est-ce qu’on risque ? Les gens meurent. » Christian Estrosi, maire LR de Nice, déclare le 23 mars : « On n’a pas le temps de tester sur des souris pendant six mois. » Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national, déclarera le 30 mars : « Je pense qu’il faut tout de suite donner la possibilité à tous les médecins de ville de le prescrire. » Et, jamais en reste, Nicolas Dupont-Aignan, député de l’Essonne et président du parti Debout la France, martèlera le 6 avril : « Chaque jour perdu est un crime ! Je le dis. Je le répéterai. » Au moins ont-ils l’honnêteté de ne pas effacer leurs tweets, à la différence de Ségolène Royal, qui dénonçait le 23 mars : « C’est urgent ! Pourquoi ces hésitations bureaucratiques incompréhensibles ? »

Ce qui est fascinant ici, chez ces politiques censés légiférer sur la chose publique, c’est l’absence de toute compétence médicale, de toute culture scientifique. Qu’un mandarin barrisse plus fort que les autres, et ils se mettront en ordre de marche derrière lui, comme le fera Michel Onfray. « Cet homme porte plus que lui, il est très exactement ce que Hegel appelle un grand homme : un homme qui fait l’histoire en même temps que l’histoire le fait. » Onfray accrédite la fable du professeur proche des petites gens qui les sauve quand ses collègues, en ligue avec l’industrie pharmaceutique, attendent leur mort, voire la provoquent.

Signe de la faiblesse gouvernementale, la précipitation d’Olivier Véran à demander une modification des règles de prescription suite à une prépublication du Lancet, partiellement remise en cause depuis, va relancer Didier Raoult, en perte de vitesse. La fable du professeur en butte aux chausse-trappes de l’élite parisienne a encore de beaux jours devant elle. « La science ne vous appartient pas, scandent ses adeptes, la science appartient à tout le monde ». C’est vrai. Mais la science, c’est la transmission des connaissances. C’est la recherche, humble, tâtonnante, de la vérité. C’est la capacité de douter, de se remettre en cause, d’accepter la contradiction, féconde. Et Didier Raoult n’est pas Prométhée, redonnant aux citoyens la science. C’est l’inverse. Il est un général Boulanger de la médecine, accaparant la science au profit d’un culte de la personnalité, rendant impossible la transmission du savoir.

Et pendant ce temps, ceux qui dénoncent depuis le début à la fois la gestion catastrophique de la pandémie et les approximations fumeuses de Raoult, sont vilipendés sur les réseaux sociaux par des hordes de trolls. Certains, harcelés, menacés de mort, de viol, ferment leurs comptes. La Raoult-mania est une rhinocérite.

Christian Lehmann médecin et écrivain