Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Devant les députés, le récit d’un risque de pandémie perdu de vue

Juin 2020, par Info santé sécu social

25 JUIN 2020 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Devant la commission d’enquête sur la gestion de la crise du Covid-19, quatre directeurs généraux de la santé sont revenus sur les décisions successives qui ont désarmé la France. L’administration a même oublié l’exigence de protection des soignants.

Pour faire face à la pandémie de coronavirus, la France était prête, mais pas au bon moment. « Entre 2005 et 2011, il y a eu un travail intense de préparation face au risque pandémique. Nous étions prêts. » Mais en 2020, « nous avons subi et improvisé. Comment est-ce possible ? » s’est interrogé Didier Houssin, directeur général de la santé entre 2005 et 2011. Il a été auditionné, le 24 juin, par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’impact, la gestion et les conséquences de l’épidémie du coronavirus Covid-19. Avant lui, trois autres directeurs généraux de la santé ont été entendus par les députés : William Dab, qui a exercé la fonction entre 2003 et 2005, Jean-Yves Grall (2011-2013) et Benoît Vallet (2013-2018).

Leurs trois récits se recoupent et s’éclairent. Ils ont livré beaucoup plus d’informations que Jérôme Salomon, l’actuel directeur général de la santé, qui a esquivé les questions des députés (lire notre article ici). Ils décrivent une organisation administrative d’une effroyable complexité, où les responsabilités sont si enchevêtrées, et diluées, que certains objectifs ont été littéralement perdus de vue. Le sujet le plus emblématique, et le plus sensible, reste celui des masques, en particulier les masques FFP2 destinés aux professionnels de santé, perdus de vue par l’administration.

« J’avoue avoir été sidéré d’apprendre que le stock de masques s’était évaporé, a expliqué Didier Houssin. Nous avions, en avril 2010, 1 milliard de masques chirurgicaux et 700 millions de masques FFP2 pour les professionnels de santé exposés. Ce stock avait été calculé pour faire face à une vague épidémique de douze semaines. Nous estimions qu’en l’absence de vaccins et de traitements, la moindre des choses était de fournir cette protection à la population, et en particulier aux professionnels de santé. »

Puis le stock a fondu, à vue d’œil. Jean-Yves Grall en a commandé 100 millions en 2013. Benoît Vallet n’en a ensuite commandé aucun. Mais il a expliqué avoir organisé la centralisation des stocks de masques, mais aussi de médicaments, de respirateurs ou d’équipements contre le risque nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique (NRBC) sur un seul site, à Vitry-le-François. « C’est un endroit sécurisé, contrôlé, où se rendent deux pharmaciens deux jours par semaine. » Quand il quitte la direction générale de la santé, en 2018, il y avait 714 millions de masques chirurgicaux, et 380 millions de masques FFP2. Et l’appréciation est alors que « le stock de masques est en bon état ».

Seulement, la même année, un laboratoire externe audite le stock, et son rapport est cinglant. C’est François Bourdillon, l’ancien directeur général de Santé publique France, chargé de gérer le stock stratégique de produits de santé, qui a rapporté le 17 juin aux députés ses courriers adressés à Jérôme Salomon. Il l’alerte en septembre 2018 sur le fait que la plupart des masques étaient « non conformes », car « périmés ». En octobre 2018, Jérôme Salomon lui écrit pour lui demander de lancer « une commande de 50 millions de masques, voire de 100 millions de masques si les moyens financiers le permettent », et de détruire les masques périmés. L’objectif du milliard de masques est alors définitivement perdu de vue. Et il n’y a plus aucun masque FFP2 à destination des soignants.

Pour Didier Houssin, la situation de pénurie en 2020 est « particulièrement grave pour les FFP2 » qui étaient dans les années 2000 destinés aux professionnels de santé, dans tous les contextes de soins. « Que les hôpitaux employeurs n’aient pas eu les masques pour protéger les soignants est contraire à la loi », a tancé William Dab.

Leurs successeurs Jean-Yves Grall et Benoît Vallet ont dû s’expliquer. Seulement, la responsabilité des décisions prises est difficile à retracer. Tous deux l’attribuent à une évolution de doctrine, en deux temps. En 2011, le Haut Conseil de la santé publique a limité l’usage des FFP2 par les professionnels de santé aux seuls gestes invasifs, au plus près des patients, comme en réanimation. Puis en 2013, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale décide que « les employeurs sont responsables de la sécurité des travailleurs » et que l’achat de masques leur incombe, raconte Jean-Yves Grall.

Ce sont donc les établissements de santé qui récupèrent la responsabilité des « stocks tactiques » d’équipements de protection pour les soignants. Ils perçoivent pour cela une enveloppe budgétaire de la part des agences régionales de santé (ARS). Ces « stocks tactiques » de « respirateurs, médicaments et masques » sont donc placés dans les établissements de santé sièges des Samu, assure Benoît Vallet. Un système d’information est même construit pour suivre l’état de ces stocks… « mais pour les masques FFP2, il n’y a rien d’obligatoire », reconnaît-il.

C’est Jean-Yves Grall qui livre l’information la plus sidérante de ces auditions : « Il n’y a pas de masques FFP2 dans les stocks tactiques » des établissements. À son départ en 2013 de la direction générale de la santé, la question des FFP2 n’a pas été « tranchée », il n’y a « pas eu de suivi », les ARS n’ont jamais reçu « d’instructions » à ce sujet. Pour cette raison, les professionnels de santé se sont retrouvés avec des masques périmés. Benoît Vallet a pourtant expliqué : « Si les masques chirurgicaux ne se dégradent pas, les masques FFP2 se dégradent dans un délai de 3 à 5 ans, ils perdent notamment leur capacité électrostatique. »

Didier Houssin a quant à lui vigoureusement mis en cause les députés, leur rappelant en préambule qu’il avait déjà eu « l’honneur » d’être auditionné en 2009, sur la gestion de la grippe A/H1N1. Il n’a rien caché de sa rancœur, interpellant nommément les députés Jean-Pierre Door (LR) et Jean-Christophe Lagarde (UDI) qui participaient déjà à la commission d’enquête de 2009. Leurs critiques ont selon lui « joué un rôle majeur dans l’affaiblissement de la préparation de la France au risque pandémique ».

Jean-Yves Grall s’est lui aussi défaussé sur « le contexte général de défiance vis-à-vis de la prévention en matière de sécurité sanitaire. Il y avait eu une commission d’enquête, un rapport : on en avait trop fait, tout ceci avait coûté trop cher ». Étaient alors particulièrement visées les 94 millions de doses de vaccins commandées, qui n’ont finalement que peu servi, et le milliard de masques stockés pour faire face à l’épidémie, qui n’ont pas non plus trouvé leurs utilisateurs.

L’audition des directeurs généraux de la santé dévoile aussi, d’une manière saisissante, une montée générale des risques, de plus en plus protéiformes. En 2003, William Dab a dû affronter la gestion de la première grande canicule. Puis dans les années 2010, la préparation aux risques sanitaires s’est concentrée sur le risque pandémique, devant les menaces de la grippe aviaire puis du virus H1N1. Entre 2013 et 2018, Benoît Vallet a dû gérer « les virus Ebola et Zika en 2014, les grippes de 2014 et 2016, le chikungunya en 2016, les vagues de chaleur, les attaques terroristes de 2015 et 2016, les ouragans Maria et Irma » qui ont dévasté la Guadeloupe et Saint-Martin en 2016. Il a reconnu que, pour faire face à ces multiples crises, il n’y avait pas eu de « moyens supplémentaires » de la part de l’État.

Pour William Dab, cette dérive relève d’une « vision comptable des missions de l’État ». « On pilote le système de santé en fonction de ses moyens, et pas des besoins. » Par rapport à l’époque où il l’a dirigée, « la direction générale de la santé a perdu 100 fonctionnaires ». Il a aussi mis en regard les dépenses de prévention en France, et le coût de cette crise faute de moyens de prévention. Le bilan est accablant : « Le confinement a coûté 350 milliards d’euros par mois. Alors que nous consacrons seulement 4 % des dépenses de santé annuelles à la prévention », soit 8 milliards d’euros par an. « Les pays qui ont une tradition de santé publique consacrent 10 % de leurs dépenses à la prévention. Ce sont des dépenses utiles ! »