Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid : complotistes tarés et menteurs patentés

Août 2020, par Info santé sécu social

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 2 août 2020 à 11:20

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus

A 60 ans passés, je découvre la stéréo. A droite, la longue cohorte des complotistes, des zélateurs de la chloroquine, des négationnistes du Covid qui assènent, pêle-mêle, que l’épidémie est terminée, qu’elle n’a pas existé, qu’elle est le fruit d’une conspiration pour asservir notre liberté de penser, que les masques tuent, sont des réservoirs à staphylocoques, diminuent l’oxygénation du cerveau.

Sur les réseaux sociaux, ils se déchaînent, accumulant les preuves imparables que « la vérité est ailleurs ». Hélas, en lieu et place de Mulder et Scully, on a droit à Ivan Rioufol et André Bercoff. Le premier tweete le 29 juillet : « Le professeur Didier Raoult n’est pas le seul à parler de désinformation sur l’hydroxychloroquine. Vouloir faire taire les promoteurs de ce médicament relève de la censure et d’un incompréhensible sectarisme. A quand la vérité ? » et partage une vidéo dans laquelle un groupe de courageux chercheurs autoproclamés en blouse blanche prend à témoin les internautes : « Si vous avez l’impression qu’il y a une attaque orchestrée contre l’hydroxychloroquine, c’est parce qu’il y en a une », explique ainsi James Todaro, M.D. (« medical doctor »), au nom des America’s Frontline Doctors, les Médecins d’Amérique en première ligne.

Il suffit de creuser un peu pour établir qu’en fait de médecin en première ligne, Todaro est ophtalmologiste, a cessé d’exercer en 2018 pour se consacrer à la spéculation financière sur les monnaies virtuelles, et n’a plus de licence depuis 2019. A ses côtés se tient, entre autres, Stella Immanuel, pédiatre et pasteure à Houston, dont les vidéos ont été retweetées par Donald Trump lui-même. Non contente de promouvoir l’hydroxychloroquine et de marteler que les masques sont inutiles, elle explique que les problèmes de santé publique de l’Amérique sont liés à l’utilisation d’ADN alien dans les médicaments, et à l’infestation par le sperme démoniaque pendant les rêves érotiques nocturnes.

Puisqu’il est question de Trump, ne ratons pas l’occasion de parler de son groupie français, André Bercoff. Il retweete lui aussi le one man show délirant de Todaro avec ces messages : « Un extrait du témoignage collectif de médecins américains sur la guerre de l’hydroxychloroquine, la censure des Gafa et le monde mafieux selon Covid-19. Confondant. » « Ecoutez ces médecins américains. Ils disent exactement la même chose que le professeur Perronne et bien d’autres. Il est grand temps de savoir enfin ce qui se passe vraiment dans ce foutu monde de Covid-19 ! » « Heureusement, il est de plus en plus de médecins, ici et dans le monde, qui sauvent l’honneur de ce si vital métier face à Big Pharma et à ses mercenaires », et finit par le bingo « mot compte triple » : « Serment d’Hippocrate ? Non. Sermons d’hypocrites. »

« Des vendus »
On pourrait en rire, mais nous, qui sommes réellement en première ligne, rions jaune. Parce que ces prises de position complotistes ont pour effet de diffuser dans la population l’idée que les médecins leur mentent, et font partie d’une vaste conspiration pour, au mieux, les asservir, au pire, les tuer. Bercoff et Rioufol peuvent alléguer leur respect pour « un si vital métier », leurs tweets alimentent la suspicion et la haine envers ceux et celles qui tentent de protéger les patients. Ils fragilisent ceux qui tentent de leur éviter de succomber à une expérimentation humaine n’obéissant à aucune règle scientifique, basée sur l’intuition d’un mégalomane narcissique, dont l’absence de doute a enflammé tous ceux qui sont devenus virologues sur YouTube en deux semaines. Leur responsabilité dans le fiasco actuel est immense, et eux qui n’ont de cesse de dépister et de dénoncer des « ennemis de l’intérieur », n’ont probablement pas la moindre idée du mal qu’ils causent. C’est grâce à eux qu’on peut lire ce genre de choses sous le clavier de semi-débiles : « Les médecins traitants sont des vendus, des traîtres et des criminels en blouse blanche, Raoult est un homme intègre. »

Sur la colline en face, les agences de santé françaises et leur incroyable talent. Elles n’ont rien vu venir, ne sont au courant de rien, sont restées muettes et tétanisées lorsque l’épidémie s’est déclenchée. Ce qui ne les empêche nullement, aujourd’hui, de réécrire l’histoire. Ainsi ce rapport proprement hallucinant de Santé publique France au sujet d’un questionnaire adressé courant avril sur les circonstances de contamination professionnelle des soignants, auquel j’avais répondu. Le rapport pointe qu’en début d’épidémie, un professionnel de santé de ville sur deux ne portait pas de masque lors des entretiens avec les patients, et 85% en salle de repos lors de leurs pauses.

Rappelons que Santé publique France déposait sur le bureau du Directeur général de la santé, Jérôme Salomon, en mai 2019, à la suite de trois ans de travail, un « avis d’expert relatif à la constitution d’un stock de contre-mesures médicales face à une pandémie grippale » de 70 pages dans lequel il était révélé que le stock de masques avait disparu : « La constitution d’un stock devrait être considérée comme le paiement d’une assurance, que l’on souhaite, malgré la dépense, ne jamais avoir besoin d’utiliser. Sa constitution ne saurait ainsi être assimilée à une dépense indue. En cas de pandémie (grippale), le besoin en masques est d’une boîte de 50 masques par foyer, à raison de 20 millions de boîtes en cas d’atteinte de 30% de la population. » A l’aune de ce qu’ils savaient, la conclusion de l’étude de Santé publique France sur la contamination des soignants en milieu professionnel restera donc comme un sommet de double langage orwellien : « Ces premiers résultats seront complétés ultérieurement mais soulignent d’ores et déjà un défaut d’utilisation des mesures de protection lors des tâches de soins exercées par certains professionnels, notamment en ville, sans qu’il soit possible à ce stade d’en identifier les raisons. » Sans. Qu’il. Soit. Possible. A. Ce Stade. D’en. Identifier. Les. Raisons.

Maître du château
Le 31 juillet, je reçois un mail de Jérôme Salomon, m’informant que « depuis le début de l’épidémie de Covid-19, l’Etat a organisé la distribution de masques et de certains équipements de protection individuelle (EPI) aux acteurs des secteurs sanitaire et médico-social. Pour approvisionner les établissements et services en masques et équipements de protection individuelle lors de la crise, les autorités ont mis en œuvre une chaîne logistique exceptionnelle. La fin du dispositif de distribution de ces équipements par Santé publique France est programmée en semaine 40 (du 28 septembre au 4 octobre). Tous les professionnels de santé du secteur ambulatoire doivent donc s’organiser pour être en capacité de s’approvisionner de manière autonome à partir du 5 octobre. Dès aujourd’hui, il est donc fortement conseillé d’anticiper en commençant à passer des commandes auprès de vos fournisseurs habituels. Par ailleurs, chaque professionnel de santé est invité à constituer un stock de sécurité de masques chirurgicaux et FF-P2 et autres EPI nécessaires à la prise en charge de patients Covid (gants, blouses, charlottes, tabliers, lunettes) correspondant à trois semaines de consommation en temps de crise épidémique. »

Au-delà des mensonges que le Directeur général de la santé répète à l’envi comme pour modifier la réalité, car l’Etat n’a délivré qu’un nombre limité de masques aux professionnels de santé et ce, très tardivement et de manière sporadique, l’Etat explique aux médecins, en mode Roselyne Bachelot, qu’il ne faut rien attendre du maître du château.

A droite les complotistes tarés, à gauche les menteurs patentés. Au centre, sous vos applaudissements, on se prépare. Masques, blouses, gants. Plumes, rail, goudron. Il y en aura pour tout le monde.

Christian Lehmann médecin et écrivain