Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Parce que le Covid s’accélère

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 11 octobre 2020

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus.

Pendant trente-six ans, j’ai fait de la médecine générale. Depuis le mois de mars, je fais des actes de médecine générale. Comme lorsque je réalise des consultations le dimanche sur un point de garde fixe. Et ça n’a rien à voir. Pendant trente-six ans, chaque consultation s’est inscrite dans un continuum. A l’issue de chacune d’elles, au-delà de la prise en charge de l’affection du moment, j’ai essayé d’assumer le suivi global du patient sur le long terme : programmer des examens complémentaires, archiver des résultats, suivre l’évolution de telle ou telle pathologie, demander un avis spécialisé, réaliser des examens de prévention.

Depuis mars, je travaille au jour le jour, sans réelle visibilité. Pendant de nombreuses semaines, les patients ont été confinés chez eux, et pendant plus longtemps encore ils n’ont pu accéder aux soins de seconde ligne chez les spécialistes ou à l’hôpital. Ils rechignaient à se rendre dans les laboratoires d’analyse médicale par crainte des files d’attente et d’une contamination. Les plus âgés dépérissaient. Les examens programmés de longue date, les interventions chirurgicales non urgentes étaient déprogrammées, repoussées, parfois à plusieurs reprises. Et au cabinet, entre la mise en place de téléconsultations pour faire face au flux des demandes et la diminution de nombre de créneaux de consultations présentielles afin d’assurer la sécurité et la décontamination, les délais se sont allongés et ont rendu le suivi plus difficile.

Nous étions des Cassandre, voire des ayatollah

Depuis mars, j’avais l’impression de gérer l’urgence du moment, mais j’espérais qu’après l’été j’aurais la possibilité de reprendre une activité inscrite dans la durée. C’est la raison pour laquelle pendant la période estivale j’ai refusé de baisser la garde, la raison pour laquelle avec des confrères et consœurs raisonnablement inquiets nous avons milité pour demander la mise en place de mesures dont la finalité était clairement exprimée : « Donnons-nous toutes les chances d’éviter une deuxième vague ! » A chaque intervention, nous avons été taxés d’alarmisme par une bande hétéroclite de négationnistes du Covid. Nous étions des Cassandre, voire des ayatollah, parce que faire l’hélicobite au Hellfest nous semblait prématuré.

Pourtant nous savions que l’été brasserait les populations sur l’ensemble du territoire, nous pressentions qu’après un printemps de restrictions chacun voudrait enfin souffler et « oublier » un peu le coronavirus. C’est pourquoi, au lieu d’en appeler à la responsabilité individuelle comme si la population devait être traitée comme des enfants incapables, nous avons tenté d’alerter les pouvoirs publics, sur la nécessité de prendre des décisions collectives dont la plus importante fut d’instaurer le port du masque en lieu clos, puis au travail parce qu’Emmanuel Macron avait feint d’imaginer que le virus se comportait différemment dans une supérette que dans un open-space. Il fallut encore revenir à la charge pour l’amener à réduire le délai de la mise en place de cette première mesure, de quinze jours à deux jours. Il fallut batailler encore pour tenter d’obtenir un protocole sanitaire cohérent à l’école, dans l’un des seuls pays au monde où les enfants n’étaient pas vecteurs d’infection avant 11 ans. Il fallut insister encore pour qu’enfin la nécessité d’aérer les lieux clos soit admise et médiatisée.

La situation actuelle est la résultante de chacun de nos choix collectifs et individuels.
Les choix d’un exécutif n’ayant pas la crédibilité nécessaire pour prendre des mesures fortes, du fait de ses mensonges originels, du fait de sa gestion calamiteuse de la pénurie, du fait de sa tendance à pointer du doigt la responsabilité des individus sans faire pression sur les employeurs pour privilégier le télétravail. Du fait de la satisfaction béate de ministres fustigeant le comportement négligent de jeunes qu’ils n’hésitent pas à entasser dans des amphithéâtres bondés.

Un jour, il leur faudra nous expliquer pourquoi

Les choix de certains médias ayant constamment privilégié des guignols de plateau « rassuristes », ou négationnistes, spécialistes autoproclamés d’une maladie qu’ils n’ont jamais eu à prendre en charge. Un jour, il leur faudra nous expliquer pourquoi un spécialiste de la physiologie du sport et un astrophysicien ont été considérés comme oracles de la fin de l’épidémie, et pourquoi on a continué à les inviter sur les plateaux tandis que les « réa » se remplissaient à nouveau de Covid, que les hôpitaux passaient en plan blanc, que les congés des hospitaliers étaient annulés. Un jour…

En attendant, le travail a repris, et la situation ne s’est pas améliorée. Elle s’est même dégradée courant septembre parce que là où en mars nous n’avions pas de possibilité de tester les patients, nous nous sommes retrouvés dans une situation pire encore, celle de devoir expliquer aux patients qu’alors que l’exécutif vantait la capacité de tests de la France, en pratique les délais d’obtention de rendez-vous puis de résultats rendaient le testing problématique voire inutile. S’est ajoutée à cela la première vague de rhinoviroses, de nez qui coulent, de fébricules. Covid, pas Covid, tester, pas tester, isoler, pas isoler ? Comment ferons-nous face à la période hivernale dans ces conditions ?

Les médailles ne suffisent plus, il n’y a pas de soignants magiques
Aujourd’hui, grâce à l’initiative d’un confrère, nous avons mis en place localement des unités fonctionnelles de prélèvement, permettant à plusieurs petits groupes de médecins de diriger un nombre restreint de patients symptomatiques vers des cabinets infirmiers participants pour obtenir des résultats de PCR en moins de vingt-quatre heures et réussir à isoler les positifs afin de tenter de bloquer les chaînes de contamination.

La seule bonne nouvelle est que là où les Covid du printemps passaient fréquemment par une phase de gêne respiratoire préoccupante, la majorité des Covid d’automne que je vois sont peu symptomatiques. Je passe plus de temps à gérer avec eux la paperasse administrative qu’à me préoccuper de leur saturation en oxygène. Non pas que le virus ait muté ou soit devenu moins virulent, comme le martelait Didier Raoult dix jours avant d’affirmer exactement le contraire tandis que les hôpitaux de Marseille quémandaient des renforts, mais probablement parce que le respect même imparfait des mesures barrière, le port de masques généralisé, diminue l’inoculum viral dans nombre de contaminations. Mais à la différence de la première vague, l’ensemble du territoire est touché. D’où l’importance en médecine de ne pas uniquement se référer à son expérience personnelle, mais de l’intégrer dans une vision globale, ce dont semblent incapables certains mandarins, apparemment. Je ne vois pas de Covid graves, et pourtant les hôpitaux en sont pleins.

Nous sommes début octobre, et je ne peux que constater que 2020 aura été une année perdue pour mes patients, en médecine générale. Les programmes de dépistage ont été à l’arrêt de nombreux mois, les examens radiologiques, scanners, IRM, les fibroscopies, ont été stoppés, et il est matériellement impossible de rattraper intégralement ce retard. Il en va de même pour certaines interventions chirurgicales, d’autant que les hôpitaux, tout en ayant conscience de la nécessité de maintenir cette fois-ci l’activité non-Covid, sont confrontés à l’épuisement du personnel et à la fuite des soignants. Les médailles ne suffisent pas, ne suffisent plus. Il n’y a pas de soignants magiques.

Jean-Michel « nous sommes préparés à tout »
Nous allons vers des semaines très difficiles, avec une vague que nous tentons d’aplatir mais qui va probablement rester sur un plateau élevé du fait du retard de mise en œuvre de mesures plus restrictives, du fait des petits arrangements locaux de politiques chauvins, et de la pusillanimité d’un exécutif qui a un temps été tenté par la théorie de l’immunité collective, alors que comme me le dit un spécialiste de santé publique : « L’immunité collective est un concept de vaccinologie, ça n’a jamais été une stratégie de contrôle épidémique. » Du fait aussi de l’incompétence de certains ministres lunaires, parmi lesquels Jean-Michel « nous sommes préparés à tout » Blanquer, et Frédérique « rien ne nous dit que les contaminations se fassent au sein des universités » Vidal.

En catastrophe, un mois trop tard, la ministre du Travail, Elisabeth Borne, sermonne : « Ceux qui peuvent télétravailler doivent le faire », comme si le salarié avait moyen de prendre cette décision seul. Nous sommes mi-octobre. En tant que soignant de ville, je ne reçois plus aucun équipement de protection. Depuis un mois et demi, les patients atteints de pathologies cardiaques ou respiratoires, et nombre d’autres, sont exclus du dispositif de protection des personnes vulnérables. En prime, je ne peux plus leur prescrire de masques. Olivier Véran ment en affirmant que les médecins peuvent arrêter ces patients, et le gouvernement qui a pris cette décision s’emmure dans le déni. Jean-Michel Blanquer et Jean Castex ont cassé le thermomètre pour ne pas fermer de classes, laissant l’épidémie se propager sous le radar en milieu scolaire. Et le Conseil d’Etat tranche que les prisons n’ont pas à fournir de masques ou de tests aux détenus…

A l’époque du sida, nous avions fait collectivement le constat que le virus profitait de nos failles, du refoulement sexuel, de la précarité, de l’homophobie, pour diffuser dans la société. Trente-six ans plus tard, rien n’a changé. Et je ne suis plus médecin généraliste, pas au sens où je l’entendais. Je suis juste un des types qui écopent au fond de la cale.

Christian Lehmann médecin et écrivain