Politique santé sécu social de l’exécutif

Libération - « Le couvre-feu s’applique aveuglément dans les métropoles »

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Pour le chercheur Jérôme Monnet, une concertation locale menée durant l’été aurait pu éviter ces nouvelles mesures prises au sommet de l’Etat, qui pénaliseront notamment le monde culturel et associatif.

Après le confinement du printemps, qui a entraîné une crise économique aux lourdes conséquences sociales, impossible pour le gouvernement d’imposer aux Français des mesures s’appliquant à tous les citoyens sur tout le territoire. En imposant des restrictions dans des métropoles et sur un créneau horaire limité, la politique de couvre-feu sera-t-elle efficace ? Enseignant-chercheur à l’Ecole d’urbanisme de Paris et professeur à l’université Gustave-Eiffel, Jérôme Monnet pointe en tout cas certains effets pervers. Si elles visent assez directement les jeunes, ces mesures prises au sommet de l’Etat menacent aussi la vie culturelle et associative.

Comment interprétez-vous la mise en place de ce couvre-feu ?
Si on reprend l’imaginaire guerrier convoqué par Emmanuel Macron lors du confinement, on peut risquer la formule « Travail, Famille, Patrie » pour décrire la vision du citoyen qui accompagne la mise en place du couvre-feu. Les Français sont vus comme une force de travail, ce qui justifie les déplacements diurnes ; ils font partie d’un foyer, où ils sont invités à s’enfermer après 21 heures ; enfin, l’obéissance commune au chef suffirait à faire société. Or, comme l’a lui-même souligné le chef de l’Etat mercredi en parlant de la difficulté à avoir 20 ans en 2020, on ne peut réduire un individu à ces trois dimensions. Le problème, c’est que le couvre-feu risque d’éteindre les autres.

Pourquoi ce retour d’une décision « venue d’en haut » après des mois à vanter la concertation locale ?
C’est un problème de répertoire d’action. Dans la culture politique française, en période crispée, on joue la carte de l’Etat souverain centralisé. En mars, cela s’est traduit par une politique spatiale - confinement et déplacements limités dans un rayon d’un kilomètre autour du domicile - car définir des zones fait partie des outils « classiques » dont il dispose pour parer à des situations d’urgence. Cela a produit un dispositif trop homogène, avec les effets politiques et économiques que l’on sait. Avec la deuxième vague, l’enjeu est de mieux distinguer les situations.

Comment fonctionne ce nouveau dispositif ? Qui vise-t-il ?
Il opère une double différenciation. La première est spatiale, et sépare les métropoles du reste du territoire. La seconde est sociale : elle vise les jeunes, supposés responsables de la circulation accélérée du virus, puisqu’elle interdit le noctambulisme qu’ils pratiquent massivement. En tout cas, c’est ce que l’on présuppose. Mais il y a des effets sur d’autres populations, comme celles et ceux qui occupent des emplois à horaires décalés, dans les domaines du ménage ou de la sécurité. Le Président a annoncé des dérogations, sur le modèle des attestations exigées durant le confinement. Donc, en théorie, ils ne seront pas pénalisés. Il y a cependant un effet pervers pour les personnes les plus précaires, car elles sont dépendantes des transports en commun, qui ne fonctionneront pas avec la même fréquence durant les horaires de couvre-feu : on ne laissera pas les bus rouler à vide ! Les conditions de déplacement seront donc dégradées.

Quels risques économiques sont les plus grands pour les espaces urbains concernés ?
On parle beaucoup des bars et des restaurants, qui font face à un risque sérieux. Mais il me semble que les lieux culturels, théâtres ou salles de concerts, sont dans une situation plus grave. Une fois la crise passée, même s’il y a évidemment des faillites et des perdants, des investisseurs reviendront dans les hôtels, restaurants et cafés. Côté culture, il y a une précarité telle que ceux qui sortent aujourd’hui des circuits auront beaucoup plus de mal à revenir. Il ne faut pas oublier non plus la vie associative, dans laquelle beaucoup de Français sont investis dans des domaines aussi divers que la politique, l’environnement, la religion, les cours du soir, les actions caritatives… La politique qui s’applique aveuglément dans les métropoles n’a pas anticipé les effets en la matière.

La distinction entre certaines métropoles et le reste du pays est donc insuffisante ?
Cela fait quarante ans que des politiques de décentralisation et de transfert de compétences sont menées, qui permettraient de faire ce que l’Etat n’est pas en mesure de mettre en place : du cas par cas, à l’échelle d’une commune, d’une intercommunalité, d’un département… Lorsque Jean Castex est devenu Premier ministre, le storytelling insistait sur son parcours d’élu local, sur l’idée d’une conduite concertée et collaborative des opérations. Or, comme souvent dans les crises, on est revenu à une verticalité rigide. Comment un gouvernement peut-il se plaindre de la défiance de la société face à ses décisions, et se défier à son tour des institutions locales et des initiatives citoyennes ?

Aller vers le local, c’est aussi risquer l’apparition de plans d’action très disparates et difficilement lisibles.
Depuis trente ans, la démocratie participative et la concertation locale ne cessent de se développer. Ce sont des dispositifs difficiles à mettre en place, à animer. Ils représentent un lourd investissement en temps et en argent. Mais les recherches en urbanisme ont montré que si on fait de l’urbanisme autoritaire, sans concertation, les coûts sociaux après coup sont du même ordre de grandeur que ce qu’il aurait fallu investir pour des concertations. Celles-ci ne permettent pas de trouver à coup sûr une solution acceptable par tous. En revanche, elles aboutissent à des situations moins douloureuses, qui créent moins d’antagonismes et de rancœurs. C’est ce que l’on aurait pu faire cet été : enclencher des réflexions collectives sur les rythmes de vie, se poser la question des horaires de fonctionnement des transports en commun, des écoles ou des entreprises, travailler sur l’aménagement du temps et de l’espace pour mieux anticiper la seconde vague. S’il n’est plus possible de le faire en vue de cette vague, il n’est jamais trop tard pour investir dans l’intelligence collective et dans la coopération. Cet effort permettrait de trouver des innovations sociales et réglementaires concertées qui nous aideront à s’adapter ensemble à un monde dont l’instabilité ne va cesser de croître à court et moyen terme.

Au printemps 2020, Jérôme Monnet a proposé une intéressante série d’analyses graphiques des conséquences du confinement, à retrouver dans la revue en ligne Cybergeo.

Thibaut Sardier