Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération (CheckNews) - Vaccins anti-Covid-19 : les laboratoires ont-ils obtenu l’abandon de toute responsabilité en cas d’effets secondaires ?

Décembre 2020, par Info santé sécu social

Par Thaïs Chaigne et Elsa De la Roche 15 décembre 2020

Les contrats signés entre la Commission européenne et les laboratoires pharmaceutiques pour l’achat de vaccins contre le Covid-19 alimentent les soupçons. Le droit européen est clair : si des effets secondaires inattendus surviennent chez certains patients, les labos resteront responsables. Mais les Etats mettront aussi la main à la poche.

A environ un mois du lancement de la campagne de vaccination contre le Covid-19 en France, et alors qu’elle a déjà débuté chez nos voisins britanniques, les interrogations demeurent sur l’efficacité ou la sécurité des vaccins, mais aussi sur la teneur des négociations entre les laboratoires et les Etats, et notamment le volet sensible de la charge de la responsabilité dans l’éventualité d’effets secondaires. Invoquant l’urgence dans laquelle ils ont dû developper les vaccins, les laboratoires ont tenté d’obtenir en contrepartie un assouplissement, sinon un abandon, de leur responsabilité.

Sur Europe 1, le 2 décembre, le généticien Axel Kahn affirmait qu’ils avaient eu gain de cause : « Dans les accords, les laboratoires se sont défaussés de leurs responsabilités individuelles. » Le président de la Ligue nationale contre le cancer ajoutait : « Dans les premières discussions, dont j’ai eu quelques échos, il était question que la communauté européenne (sic) en tant que telle prenne la question de la sécurité, et le cas échéant des indemnisations, à son compte. » Contacté par CheckNews, Axel Kahn indique qu’il s’agit davantage d’une « inquiétude » que d’une information avérée. Mais a répété son souhait que « la nature des accords soit parfaitement connue, voire fasse l’objet d’une publication, et qu’il soit très clairement établi ce qu’il en est pour la responsabilité ». De fait, la teneur de ces négociations est pour l’heure confidentielle.

Sans entrer dans les détails, le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée en charge de l’Industrie, et donc du déploiement logistique de la vaccination en France, dément tout abandon du principe de responsabilité des laboratoires. « Les négociateurs leur ont clairement fait comprendre que quelle que soit leur nationalité, il était inconcevable de déroger au droit européen, sauf à ne pas signer de contrat avec eux. » La même source confirme en revanche que les entreprise pharmaceutiques ont bataillé. « Le sujet de la responsabilité des laboratoires était un point dur dans le cadre des négociations. Ils ont cherché à faire bouger les lignes. »

Au sein de l’Union européenne (UE), c’est la Commission qui mène ces négociations. A ce stade, celle-ci a conclu six accords-cadres d’approvisionnement, pour près de 2 milliards de doses, avec les laboratoires AstraZeneca, Sanofi-GSK, BioNTech-Pfizer, Moderna, CureVac et Johnson & Johnson, et des discussions sont en cours avec un septième laboratoire, l’américain Novavax.

L’équipe des négociateurs missionnés pour défendre les intérêts de l’UE est constituée de représentants de la Commission européenne et de sept États membres, dont la France. A charge pour elle de rendre des comptes, parallèlement aux négociations, à un comité de pilotage au sein duquel l’ensemble des pays membres sont représentés, puisqu’ils ont tous pris part à ce processus de négociation collectif permettant de peser face aux labos pharmaceutiques.

Les contrats de précommande conclus par la Commission européenne sont des « contrats cadres ». Avant que tout accord soit signé, chaque Etat garde la possibilité de sortir des négociations. En revanche, une fois signé, l’accord les contraint à régler les doses de vaccin commandées (à condition que ce vaccin ait obtenu une autorisation de mise sur le marché au niveau européen) en respectant les conditions fixées par l’accord, y compris sur le volet de la responsabilité.

Qui est responsable, et dans quelles conditions, en cas de vaccin défectueux ?
A quoi ont abouti les négociations (quand elles sont terminées) sur ce point ? Rappelons tout d’abord le cadre existant. En droit, être responsable, c’est être tenu de répondre de ses actes, et donc, en cas de dommage causé à autrui, de réparer celui-ci. Concernant le développement et de la fabrication d’un vaccin, le dommage correspond en général aux effets secondaires subis par une ou plusieurs des personnes à qui il a été administré. Certains de ces effets sont connus, et acceptés, car compensés par le bénéfice qu’apporte le vaccin. D’autres, c’est plus rare, peuvent ne pas avoir été détectés au moment des tests, et apparaître sur un temps plus ou moins long. On parle alors d’« effets secondaires inattendus ».

Et parce que les patients qui ont reçu le vaccin n’ont légitimement pas pu avoir connaissance de ces effets indésirables, ils ont droit à être indemnisés. Or, la charge de cette indemnisation ne repose pas toujours sur le laboratoire à l’origine du produit. Pour que ce soit le cas, il faut au minimum que sa responsabilité soit établie.

Cette responsabilité est encadrée par la directive européenne 85/374/CEE du 25 juillet 1985, transposée dans le code civil français en 2016. Comme toutes les directives européennes, cette législation prime sur les droits nationaux. Elle dispose notamment que « le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit ». Les laboratoires pharmaceutiques à l’origine des vaccins, tout comme l’ensemble des entreprises qui vendent des produits aux citoyens de l’UE, sont donc juridiquement responsables des éventuels défauts de leurs produits.

Toujours selon la même directive, un citoyen doit dans un premier temps prouver que l’effet subi est réel et qu’il y a un lien de causalité entre sa vaccination et les effets imputés à cette vaccination. Si le laboratoire a commis une faute ou une négligence, il est reconnu comme responsable, et doit alors payer une réparation.

Dans certains cas bien précis déjà prévus par cette même directive européenne, les laboratoires peuvent cependant être reconnus non responsables. Par exemple, s’ils parviennent à prouver que « l’état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit [...] n’a pas permis de déceler l’existence du défaut », selon les termes de la directive, désormais transposée en droit français.

Mais en dehors, principalement, de cette exception, le code civil français et le droit européen, qui priment sur les contrats, en l’occurrence ceux signés entre la Commission et les laboratoires, interdisent les clauses qui visent à écarter ou à limiter la responsabilité de ces derniers. Un élément mis en avant par la plupart des acteurs sollicités par Checknews, notamment par le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher.

L’exemple des Etats-Unis
Aux Etats-Unis, la législation autorise une décharge de responsabilité face à une « urgence de santé publique », via la loi « sur la préparation du public et la protection civile » (« PREP Act »), applicable au Covid-19. Dans ce cadre, elle confère une immunité totale aux laboratoires pharmaceutiques en cas de procès en responsabilité, sauf si l’effet secondaire découle d’une « faute intentionnelle » du laboratoire.

Ce qui peut se justifier, outre-Atlantique, par le fait que les risques financiers qui pèsent sur les laboratoires ne sont pas comparables à ceux qu’ils encourent en France. « Le coût de la justice y est bien plus élevé, les démarches d’actions collectives (ou class action) peuvent coûter des centaines de millions de dollars aux laboratoires, notamment parce qu’il existe des dommages et intérêts punitifs », précise Marie Albertini, avocate en droit de la santé.

Au Royaume Uni, a rapporté The Independent, Pfizer aurait également obtenu une immunité légale protégeant le laboratoire de toute action en justice en cas de problèmes liés au vaccin.

Sans surprise, les laboratoires ont aussi espéré que la Commission européenne leur accorde également une exception liée aux circonstances exceptionnelles actuelles. Avec cet argument : l’industrie pharmaceutique a dû, en moins d’un an, passer du séquençage du génome du Sars-CoV-2 au développement d’un produit, quand l’arrivée d’un vaccin prend normalement une bonne dizaine d’années.

Le lobby pharmaceutique a beaucoup misé sur cette idée pour obtenir des concessions de la part des négociateurs européens. Notamment Vaccines Europe, le groupe spécialisé sur les vaccins au sein de la Fédération européenne des associations et industries pharmaceutiques (Efpia), qui s’est rapidement emparé du sujet. Ce lobby, qui comprend plusieurs des labos dont les vaccins font l’objet d’accords avec la Commission européenne, a ainsi préconisé « un système complet d’indemnisation sans faute et sans litige, et une exemption de responsabilité civile », d’après une note interne dévoilée le 26 août par le Financial Times. « La vitesse et l’ampleur du développement et du déploiement signifient qu’il est impossible de générer la même quantité de preuves sous-jacentes qui seraient normalement disponibles grâce à des essais cliniques approfondis et à une expérience de renforcement des prestataires de soins de santé », peut-on y lire.

Stefan de Keersmaecker, porte-parole de la Commission européenne sur les sujets de santé et de sécurité alimentaire affirme que le principe de la responsabilité des laboratoires n’a jamais été remis en question : « Toute suggestion selon laquelle les contrats que la Commission a conclus, ou est encore en train de négocier, ne respecteraient pas la directive sur la responsabilité du fait des produits est catégoriquement fausse. » Mais que les entreprises pharmaceutiques soient responsables ou non, « la question qui se pose, finalement, dans le cadre de ces contrats, est surtout de savoir "qui va payer" en cas de recours », estime Marie Albertini.

Car tout en affirmant être restée dans le cadre de sa directive, l’Union européenne se veut néanmoins arrangeante envers les laboratoires à l’origine des vaccins contre le Covid-19, présentés comme la porte de sortie de la crise sanitaire. Sans donc remettre en cause la question de la responsabilité, qui « reste toujours du ressort des entreprises », souligne Stefan de Keersmaecker, les Etats membres prêteront ainsi main-forte aux laboratoires pharmaceutiques dans la réparation des dommages. Ceci, « compte tenu des caractéristiques particulières de ces vaccins et afin de compenser les risques assumés par les fabricants lors de leur mise sur le marché », indique le ministère de la Santé espagnol. Et avec une exception « en cas de faute intentionnelle ou de non-respect des bonnes pratiques de fabrication ».

La commissaire européenne à la Santé et la Sécurité alimentaire, Stella Kyriakides précise que ce soutien financier s’appliquera « uniquement dans des conditions spécifiques définies dans l’accord » conclu avec chaque laboratoire.

Impossible, cependant, d’identifier ces « conditions spécifiques », le contenu des contrats étant confidentiel. Une confidentialité justifiée, selon la Commission, « par le caractère hautement concurrentiel de ce marché mondial ». « Il s’agit de protéger des négociations sensibles ainsi que des informations commerciales, telles que les informations financières et les plans de développement et de production », poursuit-elle.

Seules bribes d’information connues pour l’instant, celles dévoilées par l’agence de presse Reuters, issues d’un responsable de l’UE au sujet du contrat avec AstraZeneca. En insistant sur le faible prix concédé aux négociateurs européens (2,5 euros par dose de vaccin, contre 10 euros pour son concurrent Sanofi-GSK) le laboratoire anglo-suédois aurait obtenu des concessions de la part de la Commission. Selon cet accord, il « ne paierait que les frais juridiques [que le laboratoire aurait à avancer pour sa défense dans le cadre d’un procès] jusqu’à un certain seuil », écrit Reuters. L’article précise que ce dirigeant européen a refusé « de préciser comment les coûts seraient partagés avec les gouvernements européens », mais a déclaré que le contrat comprend « une définition étroite des effets secondaires », susceptible de limiter la capacité des citoyens à demander une indemnisation. « Bien que la société reste responsable de son vaccin. »

Le secret pourrait toutefois être progressivement levé. La commissaire Stella Kyriakides a ainsi annoncé, récemment, au Parlement européen, que sera bientôt examinée « la possibilité de mettre les informations tirées des contrats à la disposition de députés désignés [...] une fois conclues les négociations sensibles en cours ».

Et en France ?
Pour rappel, en France, pour les vaccins obligatoires, il existe une procédure automatique d’indemnisation en cas d’effets secondaires. Et ce, que la responsabilité du laboratoire ait été établie ou non. Seule condition : que ces effets secondaires soient bien liés au produit.

« Les citoyens doivent saisir l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) qui ordonne une expertise auprès de professionnels de la santé pour établir le lien de causalité entre la vaccination et les effets secondaires, apprécier l’importance des dommages et éventuellement identifier les potentiels responsables », explique l’avocate Marie Albertini. En cas de responsabilité des laboratoires, l’Etat, après avoir indemnisé les malades, se retournera contre eux.

Pour les vaccins seulement « recommandés », le droit français prévoit un dispositif particulier en cas de « menace sanitaire grave ». A ce jour, le vaccin contre la grippe A (ou H1N1) est le seul vaccin recommandé à être visé par ce dispositif. Les personnes vaccinées pendant la campagne de l’hiver 2009-2010 peuvent ainsi réclamer, elles aussi, une indemnisation auprès de l’Oniam. L’organisme précise bien que la procédure « n’exonère pas » les fabricants de médicaments « de l’engagement de leur responsabilité dans les conditions de droit commun en raison de la fabrication ou de la mise sur le marché du médicament ». Mais cette indemnisation est assurée, même si le laboratoire n’est pas responsable.

Concernant les vaccins contre le Covid-19, qui s’inscrivent dans une situation de « menace sanitaire grave », une procédure similaire à celle du vaccin contre la grippe A pourrait donc être mise en place. « Il n’y a pas de raison que le cadre légal existant ne s’applique pas aux vaccins anti-Covid-19 », insiste le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher auprès de CheckNews.

Thaïs Chaigne , Elsa De la Roche