Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Covid-19 : les extrêmes droites européennes draguent les complotistes

Janvier 2021, par Info santé sécu social

Par Tristan Berteloot
26 janvier 2021

Flairant l’opportunité électorale, les partis d’extrême droite lorgnent les mouvements anti-vaccins dans toute l’Europe. Une manière pour eux d’exister, alors que la crise du Covid ne laisse que peu de place aux partis d’opposition.

Un samedi après-midi début janvier à Paris. Une bonne centaine de personnes s’est postée devant le ministère de la Santé, place Pierre-Laroque. Peu d’entre elles portent un masque : elles sont là pour la « liberté » et surtout contre « le fichage et la dictature », les « mesures "stalinitaires" », bref la « coronafolie ». Il y a quelques Gilets Jaunes, et pas mal d’affiches des Patriotes, le mouvement de Florian Philippot, ex-FN, dont une avec ce slogan : « Le remède est pire que le mal ». Dans le public, Sylvie, agente administrative bientôt à la retraite, se présente ainsi : « Je suis paranoïaque depuis 30 ans ».

Sylvie lit beaucoup, fait la liste de ses ouvrages préférés quand on lui demande. Cela correspond environ à la bibliothèque idéale du parfait conspirationniste : « Des centaines de livres », les auteurs Serge Monast (sur le « nouvel ordre mondial » et les Illuminati), le père Regimbal (sur les Francs-maçons), La guerre secrète contre les peuples de Claire Séverac, La stratégie du choc de Naomi Klein, Bozena Kvaltinova et Elena Sagnol (sur la torture électromagnétique et la guerre psychotronique). Sylvie en connaît un rayon. Elle pense que « tout ça, c’est vrai, les gens ne débloquent pas, ce sont des sources sûres ». Elle n’adhère pas à la « thèse officielle » du 11-Septembre, affirme que « 30% de la population était déjà pucée dans les années 80 », et vote UPR, le parti de François Asselineau. Sylvie est ici un peu par hasard, elle « cherchait une manif contre le Covid ».

Présent aussi ce jour-là : Jérôme, 54 ans, comptable. Crâne chauve, calme, pas très grand, Jérôme n’a pas la télé. Il s’informe lui-même, « préfère choisir ». Depuis un an, il passe beaucoup de temps à chercher sur Internet. « Je n’ai jamais autant appris qu’en ce moment », dit-il. Jérôme pense que le Sars-CoV-2 « est un outil pour nous mettre en esclavage ». Voilà pourquoi il est là. Un type à côté de lui le rassure : « Ici, on est tous anti-vaccins ». Un autre chante la Marseillaise. Quelqu’un porte une pancarte « non à l’Ausweis sanitaire » – référence à un laissez-passer pendant l’Occupation allemande.

« On en a marre ! »

On a installé de grosses baffles autour d’un banc public. Philippot s’est mis debout dessus, micro en main, en petite veste décontractée : « Ici, c’est un cluster. Mais un cluster de résistants ! Dans la vie, il y a les collabos et les résistants ! » Hourras. Philippot hurle, contre le « parti covidiste », « ceux qui veulent créer une société de zombies ». Tentant de vendre sa soupe : « Il y a un autre choix possible depuis le début de cette folie sanitaire, qui est aujourd’hui une folie politique, ne vous y trompez pas. On peut évidemment soigner. On sait maintenant qu’il y a des médicaments qui marchent formidablement bien : l’hydroxychloroquine, bien sûr, l’ivermectine [un médicament antiparasitaire, dont l’efficacité contre le Sars-CoV-2 n’est pas plus prouvée que celle de l’hydroxychloroquine, ndlr]. On peut gérer en considérant les hommes et les femmes comme des adultes libres, et non comme des enfants ou du bétail : "Toi tu rentres chez toi à 18 heures, toi il te faut un papier pour sortir, toi tu n’as pas le droit d’aller bosser, toi on te ferme ton compte twitter ou ta chaîne YouTube…" On en a marre ! »

Dans la foule, Jérôme écoute religieusement. Il a pris sa carte aux Patriotes il y a plusieurs semaines déjà. Parce qu’il apprécie les vidéos de Philippot. « Il est le seul à proposer une résistance ». Jérôme ne sait pas que celui qu’il admire a été numéro 2 du Front national pendant des années. Pas sûr qu’il adhère non plus à son idéologie. Pour lui, le FN (devenu RN), c’est Marine Le Pen, « c’est l’extrême droite ».

A sa décharge, tout le monde place Pierre-Laroque n’a pas forcément compris à qui il avait affaire. Cet homme, par exemple, cheveux grisonnants qui distribue des tracts sur la manipulation des peuples et « la Grande réinitialisation » (le « Great reset » proposé par le forum de Davos pour repenser le capitalisme, détourné par les complotistes), et préconise la prophylaxie pour lutter contre le Covid : un cocktail de zinc, vitamine C, D et quercétine, a fait le déplacement parce qu’il n’y avait « nulle part ailleurs où aller ».

Pourtant, il ne fait aucun doute que nous sommes bien là devant une tentative de l’extrême droite de capter l’attention des anti-vaccins. Pensant qu’il y a des voix à se faire : selon les derniers sondages, environ 40% des Français – qui ne sont pas tous des illuminés –, n’ont pas l’intention de se faire vacciner contre le virus du Covid (chiffre en baisse).

Sortir du bois
L’extrême droite joue donc de sous-entendus, enfilant ses faux nez, profitant d’un éventuel quiproquo pour s’approcher du gâteau électoral potentiel. Ici, tout est affaire d’inexprimé. Avant son discours, pour montrer qu’il n’était pas seul, Philippot a cité une lettre de soutien de Christine Tasin « de Riposte laïque ». Dedans, elle félicite tout le monde pour sa « résistance ». Mais jamais Philippot n’a précisé qui est Christine Tasin ni ce qu’est Riposte laïque : un site d’extrême droite violemment islamophobe. Quelques minutes plus tôt, Philippot avait laissé son micro à un certain Patrick Mignon du parti de Jean-Frédéric Poisson. Quelques jours avant l’événement, le dixième du genre depuis le début de la pandémie, le président des Patriotes a aussi beaucoup communiqué sur le fait qu’il s’était réuni avec Nicolas Dupont-Aignan, patron de Debout La France, et François Asselineau, président de l’UPR, pour demander à Olivier Véran, ministre de la Santé, d’étudier la piste « des traitements prophylactiques ou thérapeutiques » à la place des vaccins contre le Covid.

Marginalisé depuis qu’il s’est fait virer du Front après la présidentielle perdue de 2017, Philippot multiplie les actions comme celle-ci parce qu’il croit avoir trouvé là une niche lui permettant de se refaire une santé politique (0,65% aux dernières européennes). Ses sorties ne doivent toutefois rien au hasard : les stratégies du genre ont redoublé d’intensité chez tous les leaders d’extrême droite non seulement en France mais presque partout en Europe depuis l’annonce de l’arrivée du vaccin de Pfizer-BioNTech. Ces politiques y ont vu l’occasion de sortir du bois, alors que les anti-vaccins n’ont aucun scrupule à marcher à côté d’eux dans les manifs. Toute ressemblance avec ceux qui ont fait irruption dans le Capitole américain le 6 janvier, des groupuscules d’extrême droite chauffés à bloc par la promesse du « Make America Great Again » et des théories complotistes fleurissant sur les réseaux sociaux, serait tout à fait… non fortuite.

En Autriche, par exemple, lors de plusieurs marches à Vienne (en mai, en septembre…), des membres du FPÖ, le parti nationaliste autrichien (partenaire du Rassemblement national à Bruxelles), mais aussi des identitaires et des néonazis, ont défilé à côté de négationnistes du Covid ou de personnes qui réclamaient simplement un assouplissement des mesures de confinement.

En Allemagne aussi, des militants d’extrême droite et des membres du parti Alternative für Deutschland (AfD), ont défilé aux côtés des nombreux antimasques anti-vaccins dans des manifestations organisées par le mouvement Querdenken 711 (nom que l’on pourrait traduire par « ceux qui pensent différemment », ou « penseurs libres », le « 711 » faisant référence au code téléphonique de Stuttgart), qui ont réuni jusqu’à 20 000 personnes. Composées d’un peu tout et n’importe quoi, des familles « traditionnelles », des complotistes, en passant par des opposants à Angela Merkel… Même si le chef du parti, Jörg Meuthen, a récemment mis en garde ses troupes contre le fait de s’approcher trop près de Querdenken 711, l’un des leaders de l’AfD dans le land de Thuringe, Björn Höcke, a déjà répandu des thèses complotistes pour critiquer la « répression d’Etat » qu’il considère en vigueur depuis un an. En octobre dernier, il a aussi évoqué devant 350 partisans un projet de « vaccination forcée avec un vaccin mutagène » envisagé par l’Etat.

Fin août, des centaines de manifestants radicaux et néo-nazis ont tenté de prendre d’assaut le Reichstag, le parlement allemand, à Berlin, à l’issue d’une manifestation contre « la dictature du coronavirus » organisée par Querdenken 711. Elle avait été infiltrée par l’extrême droite. Le ministre de l’Intérieur de Thuringe, Georg Maier, y a vu une preuve de « radicalisation et d’un durcissement idéologique d’une partie des opposants à la vaccination, très important ». Et l’agence de renseignement allemande a placé le groupe sous surveillance pour « tendances extrémistes ».

Depuis le début de la crise, Querdenken 711 a organisé la plupart des protestations contre le verrouillage de l’économie en Allemagne, ses partisans affirmant que les lois adoptées pour freiner la propagation du virus Sars-CoV-2 violent les libertés des citoyens. Querdenken 711 était jusque-là considéré comme « apolitique », même si certains analystes considèrent que le groupe est proche de l’extrême droite. Cette affirmation a déjà été démentie par son fondateur, Michael Ballweg, un entrepreneur en informatique de 46 ans, sans engagement politique connu. Querdenken 711 ne serait « pas en soi d’extrême droite mais on peut dire qu’ils sont ouverts à l’extrême droite. En tout cas ils n’ont pas de problème à ce que des néonazis ou des militants d’extrême droite défilent à ses côtés », ont au contraire expliqué les spécialistes à Libération. Dans ces manifestations, il n’est pas rare de croiser des personnes portant des étoiles jaunes, avec marqué dessus « Ungeimpft », pour « non vacciné ».

Ces symboles relativisant la Shoah ont aussi été vus en Autriche, ou en Suisse, à Zurich et à Saint-Gall, où des manifestations similaires ont eu lieu mi-novembre, rassemblant 50 personnes pour la première, trois fois plus pour la deuxième, une semaine plus tard. Là-bas, certains arboraient en plus des affiches et des brassards portant l’inscription « La vaccination rend libre », en référence au texte sur l’arcade à l’entrée du camp de concentration d’Auschwitz – « Arbeit macht frei » (« Le travail rend libre »).

« Corona Hystérie »
En Suisse, mi-décembre, 200 personnes habillées en combinaisons blanches de scientifiques, certaines portant sur le visage un masque de Guy Fawkes, d’autres rien du tout, ont participé à une « manifestation silencieuse », marchant deux par deux et sans bruit dans les rues d’Aarau. Les organisateurs y promettaient aux gens d’« exprimer leur colère contre la politique de Corona ». On y a vu des pancartes « It is not about virus, it is about control » (en anglais dans le texte) montrant un pantin manipulé par des fils invisibles, ainsi que le journaliste de la ville de Soleure Christoph Pfluger.

L’homme, âgé de 67 ans, est bien connu du mouvement anti-coronavirus du pays. Il est rédacteur en chef du magazine en ligne Zeitpunkt, créé au début de la crise du Covid, en février 2020. Il écrit régulièrement sur la « Corona Hystérie » ou le masque « symbole de l’oppression ». Admirateur du médecin Wolfgang Wodarg, l’équivalent allemand du professeur Raoult – cheveux longs et barbichette blanche, il se présente comme un « dénonciateur » de l’influence des labos sur les décisions de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et est relativement sceptique quant à la dangerosité du Coronavirus –, Pfluger est également co-initiateur avec l’association « les Amis de la Constitution » d’un référendum contre les pouvoirs d’urgence de la loi Covid-19 en Suisse, qui a recueilli près de 90 000 signatures.

Le 30 décembre dernier, il a écrit un article qui a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux et provoqué de nombreuses hypothèses sur les sites complotistes : intitulé « Vacciné la veille de noël, mort cinq jours plus tard », le texte raconte qu’un pensionnaire d’une maison de retraite médicalisée de Lucerne, âgé de 91 ans, serait décédé rapidement après avoir été vacciné contre le Sars-CoV-2, le 24 décembre. Putassier à souhaits, l’article laisse (bien entendu) planer le doute quant à la relation entre la piqûre et l’événement malheureux. A l’époque, l’« information » a tellement tourné qu’elle a obligé Swissmedic, l’Institut suisse de surveillance des produits thérapeutiques, à communiquer sur les antécédents médicaux du patient et « l’évolution aiguë de sa maladie » : le lien entre sa mort et l’injection du vaccin serait « hautement improbable ».

À Aarau, Pfluger a marché avec Daniel Trappitsch, l’un des opposants les plus radicaux à la campagne de vaccination du pays. Du genre à nier l’existence du Covid-19 sur les réseaux sociaux, à parler de « dictature de l’OMS » ou à s’insurger contre la « presse menteuse de gauche » à grand renfort de sous-entendus antisémites. Alors que le Conseil fédéral suisse a exclu à plusieurs reprises l’idée d’une vaccination obligatoire, lui affirme que « ce qui nous attend dans les semaines et les mois à venir est probablement la plus grande campagne de vaccination de l’histoire ». Daniel Trappitsch est un naturopathe, qui se définit « de droite » : il est surtout un ancien membre de l’UDC, formation nationaliste suisse, classée à l’extrême droite, avec qui il a gardé des liens étroits. Daniel Trappitsch s’est récemment associé à la conseillère nationale de l’UDC de Lucerne Yvette Estermann, et à l’ancien secrétaire de l’UDC de Lucerne Richard Koller, pour lancer une initiative contre la prétendue menace de la vaccination obligatoire. Alors qu’à la différence de partis plus radicaux, le mouvement n’a pas fait du scepticisme vis-à-vis de la vaccination une ligne officielle de sa logorrhée, il laisse vivre ce genre de discours en son sein.

La situation rappelle celle de l’Italie, où le phénomène des anti-vaccins est assez limité, en plus d’être très peu homogène. Il a surtout été démocratisé par le mouvement « 3V » (« Nous voulons la vérité sur les vaccins »/ « Vogliamo la verità sui vaccini »), avant de se développer peu à peu ces dernières années avec l’avènement de l’internet et des réseaux sociaux. Dans un contexte que l’on pourrait comparer à la France, le pays connaît depuis peu une mise en lumière certaine des « Gilets Orange » (« gilet Arancioni », en référence aux gilets jaunes français), qui profitent de la crise sanitaire pour se faire entendre. Menés par un certain Antonio Pappalardo, un ancien carabinier sicilien de 74 ans pour qui le Covid-19 n’existe tout simplement pas. Ils ont participé à des marches à Rome, Padoue, Rimini, Cesena, Bologne, Florence, qui ont rassemblé quelques milliers de personnes.

Certaines dans le lot pensent que « le Covid est une farce pour restreindre [leurs] libertés », dans un pays où environ la moitié des habitants (46%) sont convaincus que les vaccins peuvent provoquer de graves effets secondaires ; un tiers pense qu’ils affaiblissent le système immunitaire (32%) et qu’ils peuvent provoquer la maladie contre laquelle ils devraient protéger (34%). Chiffres fournis par l’Eurobaromètre de la Commission européenne.

Pappalardo, qui a été un court temps sous-secrétaire d’Etat aux finances d’un gouvernement italien, en 1993, s’est présenté aux élections régionales en Ombrie en 2019 sur une liste « Arancioni », avec laquelle il n’a recueilli que 0,13% des voix. Mais l’homme a de l’ambition : en décembre 2020, son mouvement a rejoint la coalition Italia Libera (l’Italie libre), avec le parti néo-fasciste Forza Nuova. Ce dernier ne pèse pas grand-chose non plus dans les urnes, mais l’affaire montre la forte proximité qu’il peut y avoir en Italie entre le mouvement anti-vaccin et l’extrême droite. Les premiers sont marginaux, tant politiquement que socialement, mais ils peuvent avoir des relations avec la politique, en particulier avec certains membres de la Ligue de Matteo Salvini ou des parias du Mouvement 5 étoiles. L’une des figures les plus actives des manifestations anti-vaccination italiennes et contre le port du masque est d’ailleurs la députée non inscrite Sara Cunial, qui a été expulsée du Mouvement 5 étoiles en 2019. Début octobre, elle a participé à une manifestation contre le Covid et la « dictature sanitaire » place San Giovanni, à Rome, où elle a affirmé que « les chances de mourir du coronavirus sont moins importantes que celles de mourir frappé par un astéroïde ».

Une crise favorable aux extrêmes
Une récente étude, commandée par le ministère allemand des Affaires étrangères, avait déjà averti que l’épidémie pourrait être l’occasion pour l’extrême droite d’étendre son influence, notamment en utilisant des théories complotistes et en réinterprétant les mesures restrictives pour parler d’un « Etat policier ». Elle tente devant nous d’exploiter le débat sur les vaccins pour rallier les « anti » à sa cause.

L’un des premiers à avoir déclaré ouvertement cet objectif a été le leader des identitaires autrichiens Martin Sellner. Il a écrit en mai dernier dans le magazine allemand d’extrême droite Sezession que les manifestations contre le Covid pourraient augmenter « le potentiel de croissance du camp patriotique ». La crise pourrait même, selon lui, « conduire à la proximité du pouvoir politique ».

Parmi les sceptiques du virus, une partie peut vite être tentée par le vote extrémiste : en France, certaines études ont montré que le profil type de celui qui adhère au discours anti-vaccin est aussi attiré par les discours populistes ; Dupont-Aignan, Asselineau… ainsi seulement 27% des sympathisants du RN ont l’intention de se faire vacciner contre le Covid-19.

Loin de se jeter sur l’opportunité électoraliste comme son ancien numéro deux Florian Philippot, le parti de Marine Le Pen a, comme ses partenaires de l’AfD, qui fait partie de son groupe politique Identité et démocratie (ID) au Parlement européen, opté pour une stratégie moins tranchée. L’idée étant d’alimenter sa base électorale avec l’air de ne pas y toucher. Les dirigeants de la formation d’extrême droite ont intégré depuis longtemps le « droit de douter » dans leur rhétorique. Pas seulement pour exister en tant que mouvement d’opposition, mais aussi parce qu’il flatte l’imaginaire méfiant et victimaire de ses électeurs aux tendances conspirationnistes. Récemment, Le Pen a affirmé qu’elle pourrait se faire vacciner, si le vaccin était « sûr ». Le vice-président du RN Jordan Bardella a, lui, parlé d’« opacité » autour des commandes de vaccins par l’Union européenne. Et aussi affirmé qu’« ils vont expérimenter des méthodes qui n’ont jamais été testées sur l’homme ». De la pure rhétorique complotiste.

En mars l’année dernière, lors de la première vague de Covid, alors que de nombreuses thèses farfelues circulaient sur l’origine du virus, Le Pen expliquait que le fait « que des gens s’interrogent pour savoir si ce virus est d’origine "naturelle" ou s’il ne peut pas avoir échappé d’un laboratoire est une question de bon sens ». Durant cette période, des membres de son mouvement étaient allés plus loin encore : l’eurodéputé Gilbert Collard avait par exemple disserté dans une vidéo pleine de sous-entendus antisémites sur le fait que l’époux de l’ancienne ministre de la Santé Agnès Buzyn, nommé « Lévy » (il le répète régulièrement dans la vidéo), aurait participé à l’élaboration d’un laboratoire de type « P4 » à Wuhan, « ville où le Covid-19 a soudainement surgi ». A l’époque, cette intervention de Collard avait été vue 300 000 fois.

Depuis le début de la crise, le RN joue sur deux tableaux, analyse Jean-Yves Camus, spécialiste des droites radicales. D’un côté, il tente de provoquer la polémique pour attirer l’attention sur lui avec des francs-tireurs capables de prises de position à fort impact, comme Gilbert Collard. De l’autre, il adopte une attitude officielle plus plus raisonnable, avec une figure plus rassurante comme Marine Le Pen. « Quelqu’un qui est candidat(e) à l’élection présidentielle ne peut pas se permettre de basculer dans le complotiste pathologique », au risque de se voir immédiatement marginalisé(e), explique Camus. La ligne de crête consiste à tout faire pour éviter de voir se rassembler autour de soi des gens trop instables, mais s’adresser à eux quand même, car la crise du Covid ne laisse pas beaucoup d’autres opportunités à l’opposition pour se faire entendre : pour attaquer les labos pharmaceutiques, on a laissé faire Collard, et en même temps Marine le Pen fait un clin d’œil plus que marqué aux sceptiques du Coronavirus en parlant de « mensonge d’état » autour des masques. La sortie fait moins de dommages en termes d’image que les divagations de l’autre. De la même manière, on aborde le sujet de la crise sanitaire de façon plus sérieuse : en évoquant les libertés publiques. « Le filon permet de voir la question de la vaccination sous un angle un peu loin loufoque », explique Camus.

« Infodémie »
Face à cette stratégie, la Commission européenne s’est dite préoccupée, jugeant la situation « très grave », mais ne peut pas faire grand-chose… Alors que l’OMS classe le scepticisme à l’égard de la vaccination parmi les dix plus grands risques sanitaires. L’UE a mis en place un système d’alerte sur les « fausses nouvelles » liées au vaccin, et compte surtout sur la bonne volonté des sociétés d’Internet. Facebook, Twitter, Google, Microsoft, et plus récemment TikTok ont promis d’apporter leur aide. Le Centre britannique de lutte contre la haine numérique, qui mène des recherches sur la haine sur Internet, a récemment examiné le rôle des grandes entreprises technologiques dans la mobilisation contre le vaccin. Selon elle, depuis 2019, le nombre de comptes de médias sociaux anglophones de militants anti-vaccination a augmenté de 7,8 millions. 31 millions de ces utilisateurs suivent des groupes anti-vaccination sur Facebook, 17 millions sur YouTube.

Au printemps, une étude américaine était arrivée à la conclusion que, bien que les opposants à la vaccination soient une minorité sur Internet, ils sont bien mieux organisés en réseau que les partisans de la vaccination, qui sont bien plus nombreux. Cela à cause de ce que l’experte de l’OMS, Siddhartha Datta qualifie d’« infodémie » : un déluge d’informations dans lequel il devient de plus en plus difficile de distinguer les connaissances fiables sur la maladie des fake news. « En plus des indécis, il y a un groupe numériquement beaucoup plus petit, mais d’autant plus vocal, qu’il s’internationalise ces derniers mois. Ce groupe est présent dans la rue, mais sème le doute sur une vaccination contre le Covid-19 principalement par la désinformation sur les médias sociaux, et tente ainsi de gagner les sceptiques à sa cause. »

Facebook n’a pas encore supprimé de ses plateformes les fausses informations sur la vaccination contre le Covid-19, ni les groupes de sceptiques. Mais, lorsqu’on les recherche sur la plateforme, un message s’affiche : « Vous recherchez des informations sur les vaccins ? En matière de santé, tout le monde veut des informations fiables et à jour. Visitez le site web de l’Organisation mondiale de la santé. Le site dispose d’informations qui peuvent répondre à vos questions sur les vaccins. »

Tout cela n’empêche pas Florian Philippot de faire son beurre avec les théories complotistes sur Internet. Le 22 janvier, sa chaîne YouTube, créée en 2017, est devenue « la troisième la plus suivie parmi les politiques français », ont annoncé ses équipes, avec 132 000 abonnés, après Jean-Luc Mélenchon (487 000) et Emmanuel Macron (194 000). Début décembre, Philippot a pu disserter en direct avec Marion Maréchal, ancienne députée, nièce de Marine Le Pen, sur Facebook, lors d’un live durant lequel les deux ont beaucoup parlé de Hold-up, ce pseudo-documentaire téléchargé des milliers de fois sur Internet, qui prétend que la pandémie de Covid résulte d’une volonté d’anéantissement des populations pauvres du monde par une société secrète. Selon les deux figures de l’extrême droite françaises, le filme « pose des questions légitimes balayées par les grands médias ». Philippot a même assuré que « le vaccin est virtuel, il n’existe que dans les communiqués des laboratoires pharmaceutiques, pour augmenter leurs cours en Bourse ». Et booster la visibilité de l’extrême droite.


Cette enquête a été réalisée dans le cadre du groupement transnational de journalistes européens spécialistes de l’extrême droite, Europes Far Right Research Network, dont fait partie Libération (France), la Taz (Allemagne) le Falter (Autriche), la Gazeta Wyborcza (Pologne), HVG (Hongrie), WOZ (Suisse) et l’Internazionale (Italie)