Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : « Il faut vacciner autour de 60 % de la population mondiale pour stopper l’épidémie de Covid-19 »

Juin 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : « Il faut vacciner autour de 60 % de la population mondiale pour stopper l’épidémie de Covid-19 »

Bruce Aylward, expert de l’OMS, s’inquiète d’une reprise épidémique incontrôlée dans les pays les plus vulnérables et du manque de solidarité des pays riches.

Propos recueillis par Chloé Hecketsweiler

Publié le 30/06/2021
Conseiller du directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’épidémiologiste Bruce Aylward pilote le programme Covax, qui doit aider les pays les plus pauvres à accéder aux vaccins contre le Covid-19. Il alerte sur le manque de doses disponibles et sur le retard pris dans les campagnes de vaccination, alors que le variant Delta se répand comme une traînée de poudre.

Au 17 juin, le système Covax avait fourni seulement 88 millions de doses dans 131 pays, bien en deçà de ce qui était initialement prévu. Et la plus grande partie du milliard de doses promis par le G7 ne sera disponible que plus tard dans l’année ou, surtout, en 2022. Dans un entretien exclusif au Monde, Bruce Aylward met en garde contre une reprise épidémique incontrôlée dans les pays les plus vulnérables, notamment en Afrique, et dénonce la mainmise des pays riches sur les vaccins.

Vaccination Covid-19 : suivez la progression de la campagne
Un quart de la planète a reçu au moins une dose, mais cela concerne moins d’une personne sur cent dans les pays les plus pauvres. Où faut-il vacciner en priorité ?
En Afrique ! On le voit sur les courbes : l’épidémie s’emballe sur le continent. Certes, les plus de 65 ans représentent moins de 5 % de la population [contre 20 % en Europe], mais il y a très peu de soignants, pas de tests et pas d’oxygène. Il ne fait aucun doute que les personnes vulnérables y mourront en bien plus grand nombre que dans les pays occidentaux. On peut se donner un million de raisons pour légitimer la vaccination de nos enfants, de nos chats, de nos chiens et de nos poissons rouges, mais la vérité est qu’ils ne mourront jamais autant que les Africains les plus fragiles.

Il faut s’attendre à des problèmes en cascade. Les malades seront de plus en plus nombreux et contamineront de plus en plus de soignants. Quand les plus âgés arriveront à l’hôpital, il n’y aura plus personne pour s’occuper d’eux. En Asie du Sud-Est, des pays comme le Laos, le Cambodge ou le Vietnam sont aussi très à risque face à une épidémie qui repart.

Pourquoi la vaccination ne décolle-t-elle pas ?
Tout le monde est armé de bonnes intentions. Tout le monde voudrait améliorer l’accès au vaccin. Mais c’est très difficile, car les dirigeants sont aussi soumis à une pression importante pour vacciner leur propre population, relancer leur économie. Force est de constater que, malgré toute notre bonne volonté, nous n’y sommes pas parvenus. Pour avancer, il va falloir instaurer des règles entre les pays.

Quelles sont les recommandations de l’OMS pour accélérer cet accès aux vaccins ?
Ce que nous demandons pour Covax, c’est un accès aux lignes de production. Aujourd’hui, quand nous appelons AstraZeneca ou Johnson & Johnson, ils nous répondent : « Nous aimerions bien vous aider, mais nous avons déjà des engagements. » Et si ces compagnies pharmaceutiques ne s’y conforment pas, elles risquent de se retrouver au tribunal. Ceux qui ont la main sur les contrats doivent jouer le jeu et permettre aux contrats Covax d’être honorés. Nous sommes tout en bas de la pile.

Le premier fournisseur de Covax, le Serum Institute of India, a interdiction d’exporter ses vaccins. Avez-vous une alternative ?
Au cours des trois ou quatre prochains mois, Covax n’aura quasiment aucun vaccin : 12 millions pour juillet et août ! L’automne arrivera et que se passera-t-il ? La grippe et les autres virus respiratoires vont revenir, les variants – dont le Delta – circuleront toujours et le nombre de cas va repartir à la hausse. L’Europe et tous les pays du Nord vont à nouveau s’inquiéter et s’accrocher à leurs doses. Nous sommes partis pour le pire des scénarios.

Les pays du G7 ont promis 1 milliard de doses à Covax et les Etats-Unis ont annoncé un don de 500 millions de doses, dont 200 millions d’ici à la fin de l’année. Est-ce suffisant ?
Les dons nous aident, bien sûr, mais idéalement ils ne devraient pas être fléchés, afin d’être répartis équitablement. Mais voilà ce qu’il se passe : les Etats font un don et disent « J’aimerais bien que cela aille là, là et là, et si possible avec notre étiquette dessus ». Cela dit, c’est de bonne guerre : il faut bien être en mesure d’expliquer aux contribuables ce que deviennent leurs vaccins et leurs impôts.

Quelle est la stratégie de l’OMS face à ce problème ?
Pour sécuriser notre approvisionnement, nous devons avoir nos propres capacités de production. Les pays riches nous disent : « Non, non, il y a des tas d’autres solutions. On peut faire ceci, on peut faire cela. » Ils ont eu un an pour le faire. L’idée est de créer des hubs pour accélérer les transferts de technologie. Comme l’Afrique a sauté l’étape des téléphones fixes pour s’équiper d’emblée avec des téléphones portables, l’objectif est de développer d’emblée les vaccins à ARN messager en sautant l’étape des vaccins à virus inactivés.

La levée des brevets permettrait-elle vraiment de produire davantage de vaccins ?
Bien sûr ! Si vous allez voir votre banquier pour obtenir un prêt, disons 100 millions de dollars, pour fabriquer un vaccin à ARN messager, que va-t-il vous dire ? « Fantastique ! Avez-vous les droits ? » Fin de la conversation. Idem si vous cherchez à recruter des experts. Vous ne pouvez pas vous contenter de dire que vous allez essayer de répliquer le vaccin de Pfizer ou Moderna.

Quels objectifs l’OMS s’est-elle fixés ?
Il faut vacciner autour de 60 % de la population mondiale pour stopper l’épidémie. C’est beaucoup de vaccins, mais nous en avons déjà fabriqué 3,5 milliards, donc les doses seront disponibles. Le problème est que cela va prendre beaucoup de temps.

Au niveau mondial, l’OMS vise une couverture vaccinale de 10 % d’ici à fin septembre, et de 30 % à 40 % d’ici à la fin de l’année. Les 70 % pourraient être atteints mi-2022. Au moment du G20 ou du G7, j’ai entendu des gens dire : « Essayons de vacciner le monde d’ici à la fin de l’année prochaine. » Mais il faut être bien plus ambitieux.

Faut-il vraiment vacciner toute la planète ? Le continent africain semble jusqu’à présent moins touché que le reste du monde…
Personne n’en sait rien, et il n’y a aucun moyen de le savoir si on ne teste pas. En Afrique subsaharienne, où j’ai travaillé de nombreuses années, tout le monde a de la fièvre, tout le monde tousse. On met ça sur le compte de la malaria, de la tuberculose, et les patients sont soignés selon leurs symptômes, avec des antibiotiques ou autre chose. Ma crainte est que les Occidentaux se trouvent des tas d’excuses pour justifier l’allocation des vaccins. Et disent : « Voyez les chiffres, nous sommes les plus impactés par les variants, tous les cas sont chez nous. »

Quelle serait la circulation réelle du virus sur le continent africain ?
C’est très difficile à évaluer. Il y a eu quelques études sérologiques en Afrique subsaharienne, qui ont montré que 5 %, 10 %, 20 % de la population a déjà été infectée selon les pays. Les épidémies se répandent comme une traînée de poudre en Afrique : pourquoi celle-ci serait-elle différente ?

Comme on ne teste pas, on ne trouve pas de cas, et tout le monde peut dormir tranquille. C’est très pratique. Nous avons investi 12 milliards de dollars [10 milliards d’euros] dans les vaccins et seulement 1 milliard dans les tests. Il faudrait investir 1,4 milliard de dollars supplémentaires pour permettre aux pays les moins riches de tester autant que les pays les plus riches.

Comment explique-t-on que le nombre de morts soit bien moindre qu’ailleurs ?
La première explication est que la population est bien plus jeune. Ensuite, dès le début, les pays ont pris l’épidémie très au sérieux et ont mis en place des mesures pour se protéger. Il y a en Afrique une longue tradition de prise en charge des malades par la communauté. Lors de la dernière épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest, les quarantaines ont été organisées avec un niveau d’efficacité que les Occidentaux n’ont jamais atteint.

Le climat a sans doute aussi aidé, mais ce n’est qu’une supposition. On entend beaucoup de gens dire : « Voilà pourquoi la situation est différente en Afrique. » Mais, il faut être très prudent quand on avance des explications.

Faute de candidats, la République démocratique du Congo (RDC) a restitué à Covax 1,3 million de doses d’AstraZeneca sur le 1,8 million de doses reçu. Comment expliquez-vous cette hésitation ?
Les dirigeants africains ont essayé à plusieurs reprises de mobiliser leurs populations. Mais les vaccins ne sont jamais arrivés. Comme dans la fable du Garçon qui criait au loup, au bout de la troisième fois, les villageois ne se sont plus déplacés. On ne peut pas se contenter de dire aux gens : « Venez ! » le jour où les doses sont enfin là.

A quoi faut-il s’attendre avec l’émergence de nouveaux variants ?
Ils frappent de plein fouet les populations les plus jeunes. Mon fils, qui a été extrêmement prudent pendant un an et demi, vient d’être infecté par le variant Delta au Royaume-Uni. Ces variants se propagent différemment, plus rapidement. Les pays pauvres n’ont toujours pas de tests, pas de vaccins et pour certains n’ont pas connu de première vague importante. Ils sont très vulnérables, car le niveau d’immunité des populations est faible.

Et si les vaccins s’avéraient moins efficaces contre les nouveaux variants ?
Parfois ils marchent mieux, parfois moins bien, mais, dans l’ensemble, ils sont efficaces. Une modélisation de l’Imperial College montre que, même avec une efficacité réduite de 20 % ou 30 %, l’impact en termes de santé publique reste majeur. Les firmes pharmaceutiques nous disent : « Nous avons besoin d’un booster », et certains pays s’y préparent déjà en achetant des doses. Mais, à ce stade, nous ne le recommandons pas.