Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - Au CHU de Guadeloupe, « on ne prend plus que des gens de moins de 60 ans sans antécédents » en réanimation

Août 2021, par Info santé sécu social

Submergés par l’afflux de patients, les soignants de l’hôpital de Pointe-à-Pitre font avec les moyens du bord. Malgré un nombre de lits qui a plus que doublé, ils n’arrivent pas à suivre la cadence imposée par le Covid-19. Et sont contraints de trier les malades qui peuvent être placés en réanimation.

par Julien Lecot, envoyé spécial à Pointe-à-Pitre
publié le 18 août 2021

L’ambiance est étonnamment calme. Un silence presque pesant, que seuls quelques bips incessants et le vrombissement de l’aération viennent briser à intervalle régulier. Feuilles à la main, appuyé sur un bureau, Philippe Le Noach énumère machinalement : « 41, 37, 47, 59, 63, 46… » Mardi matin, dans cette petite unité de réanimation du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Guadeloupe, aucun patient n’a plus de 65 ans. « Hier la moyenne d’âge ici était de 54 ans, je crois que c’est encore plus bas aujourd’hui », déplore l’interne, peiné de voir jour après jour des Guadeloupéens de plus en plus jeunes intubés dans son service.

Il y a encore quelques semaines, les huit boxes de cette aile de l’hôpital servaient à la vaccination contre le Covid-19. Mais face à l’explosion des contaminations en Guadeloupe, le plan blanc a été de nouveau déclenché. Le moindre espace disponible a été réquisitionné pour faire face à la nouvelle vague de malades. Sur la semaine écoulée, le taux d’incidence atteint plus de 2 100 cas pour 100 000 habitants dans l’archipel. Du jamais vu pour un département français.

« Quand c’est comme ça, on prend qui ? »

Pour faire face à un tel raz de marée, le CHU est passé de 22 lits de réanimation à 57, dont 46 uniquement pour les patients Covid. Des renforts arrivent aussi depuis une semaine en provenance de la métropole. De l’oxygène doit également être acheminé par bateau depuis la Guyane, car les réserves ont fondu. Mais rien n’y fait : toutes les places sont occupées et la liste d’attente s’allonge. Les quelques maigres évacuations par avion de malades – six à huit sont encore prévues mercredi soir – ne suffisent pas. A peine un lit se libère qu’il est de nouveau occupé. « En fin de semaine dernière, on s’est retrouvés avec 30 patients qui attendaient pour entrer en réanimation, pour seulement deux places disponibles. Alors quand c’est comme ça, on prend qui ? » lance Philippe Le Noach, le regard hagard. L’interne a conscience d’être face à un dilemme sans réponse.

Alors les médecins choisissent, contraints de répondre dans l’urgence à une équation impossible, en s’appuyant sur l’Espace de réflexion éthique de Guadeloupe et des îles du nord (Eregin) pour trancher. « La priorisation, ça fait partie de notre métier. Mais le faire avec des critères aussi sélectifs, c’est juste inhumain », peste le chef du service de réanimation du CHU, Marc Vallet, des cernes sous les yeux trahissant des journées difficiles et trop longues passées sur son lieu de travail.

D’une voix monotone qui détonne avec l’horreur qu’il décrit, le soignant explique que « plusieurs critères » sont pris en compte pour donner la place en réanimation au patient qui aura « le plus de chances de survie ». Une interne traduit : « Pour faire simple, on ne prend plus que des gens de moins de 60 ans sans antécédents. Ça élimine quand même beaucoup de monde… »

Aucun patient en réa vacciné
Les yeux rougis, le souffle court, Sylviane* écoute au loin une partie des conversations. Elle est la seule patiente de cette unité à être encore consciente. Les autres ne bougent qu’au gré des manipulations des soignants, qui les retournent de temps à autre pour leur permettre de mieux respirer et leur prodiguer quelques soins. Serviette derrière la nuque, la femme de 41 ans raconte son histoire, en prenant une bouffée d’air entre chaque mot qu’elle arrive péniblement à faire sortir.

Il y a encore quelques jours, elle travaillait comme aide soignante aux urgences de l’hôpital, à quelques mètres de là. Elle est persuadée d’y avoir attrapé le virus, comme nombre de ses collègues, qui n’ont heureusement pas contracté une forme aussi sévère de la maladie. « J’étais loin d’imaginer que c’était aussi dur à supporter », lâche difficilement la quadragénaire.

Comme l’intégralité des patients en réanimation au CHU ce mardi, Sylviane n’est pas vaccinée. Lorsqu’on fait les comptes, le bilan est d’ailleurs sans appel : 250 personnes sont passées par le service réanimation depuis début janvier à cause du Covid-19. Parmi elles, 245 n’avaient pas reçu la moindre injection. Et les deux seules qui étaient complètement vaccinées étaient immunodéprimées.

« Cette fois-ci, on avait une solution avec la vaccination. C’est frustrant car on sent qu’on aurait pu éviter cette nouvelle vague », se lamente Guillaume Larreboure, un des médecins responsables des urgences. Dans son service, dernier sas avant la réanimation et véritable zone de tri, les malades sont, là aussi, nombreux. Une bonne cinquantaine au bas mot. Dont au moins quinze qui pourraient, si lit il y avait, prétendre à une place en réa.

De part et d’autre des couloirs, et jusque dans les moindres recoins, les patients sont entassés. Certains attendent depuis plus de vingt-quatre heures sur un fauteuil roulant, avec pour simple compagnie une bouteille d’oxygène renouvelée à intervalle régulier. D’autres ont le « luxe » d’avoir un lit, en réalité signe qu’ils sont souvent au plus mal. On entend en permanence des toussotements, et le bruit des chaussures des soignants qui claquent sur le sol, à mesure qu’ils passent de malade en malade. Le virus semble être partout.

Lunettes rondes sur le nez, blouse bleue sur les épaules, Naïma Aubatin Vergerolle, jeune adjointe chargée de l’administration, observe ce ballet permanent entre deux admissions : « Honnêtement c’est pour l’instant une journée plutôt calme. Des fois, il y a six ou sept ambulances qui attendent et presque un nouveau patient toutes les minutes ! » Un de ses collègues rappelle tout de même qu’il y a encore un mois, l’affluence de ce jour aurait été exceptionnelle.

Pic toujours pas atteint
L’endroit était d’ailleurs réservé aux urgences non Covid, puisqu’une unité à part, plus petite, servait pour les personnes atteintes du virus. Mais face à l’afflux de malades, la salle en question a vite saturé, et les urgences Covid sont venues prendre place dans les locaux. Alors que le pic des contaminations n’est toujours pas atteint, et qu’il faut en général attendre une petite semaine entre le début des symptômes et l’hospitalisation, les soignants du CHU de Point-à-Pitre s’attendent à voir les admissions encore grimper dans les prochains jours. « On réfléchit à mettre en place une tente à l’entrée du bâtiment pour servir de zone de tri, si jamais on n’a plus d’autre solution », se rassure comme il peut Viranin Audry, cadre de santé aux urgences, conscient de bricoler avec les moyens du bord.

« C’est clairement de la médecine de catastrophe, analyse Guillaume Larreboure entre deux sonneries de téléphone dans le service des urgences. On se retrouve comme face à un tsunami. Aucun établissement ne pourrait faire face à une telle vague, pas même en métropole. Il y a une vague de patients et on ne pourra pas sauver tout le monde. »