Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Libération - La pandémie a mis à terre le système de santé

Décembre 2021, par Info santé sécu social

Journal d’épidémie, par Christian Lehmann

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour « Libération », il tient la chronique régulière d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus. Aujourd’hui, il explique que, malgré les discours, l’hôpital et la médecine de ville n’ont pas tenu.

par Christian Lehmann

publié le 13 décembre 2021

Le conditionnement du maintien du pass sanitaire à la réalisation d’une injection de rappel pour tous les adultes, y compris les plus jeunes pour lesquels le bénéfice individuel reste très faible, a eu pour conséquence prévisible par toute personne œuvrant concrètement à la vaccination d’embouteiller les portails de prise de rendez-vous et de mettre certaines personnes âgées, les plus à risque, dans l’impossibilité de trouver une troisième dose avant des semaines. Qu’à cela ne tienne ! En période électorale on rase gratis, et le ministre de la Santé, Olivier Véran, a annoncé lundi 6 décembre que toute personne de plus de 65 ans pouvait dès le lendemain se faire piquer dans les lieux de vaccination sans rendez-vous.

Le résultat ne s’est pas fait attendre. Dans de nombreux centres, des seniors se sont présentés en masse, confrontant les personnels à une impossibilité matérielle : outre la surcharge de travail non anticipée, le problème de la dotation en doses s’est immédiatement posé. Les équipes travaillent à flux tendu, ouvrent des créneaux de vaccination en fonction des dotations hebdomadaires de vaccin, et ne peuvent répondre à toutes les demandes non programmées sans léser ceux et celles qui ont pris rendez-vous. Noms d’oiseaux, insultes, menaces et injonctions n’ont pas manqué : « Vous devez me vacciner ! Le ministre l’a dit hier à la télé ! » Certains responsables ont dû faire appel aux forces de l’ordre pour faire revenir le calme.

« Démerdez-vous »

Dans le même temps, la Direction générale de la santé (GDS) prévenait tardivement les responsables que les dotations de vaccin Pfizer allaient être réduites au profit de dotations en Moderna, confrontant les équipes au problème de patients ayant pris rendez-vous spécifiquement pour le premier vaccin et à qui, sans prévenir, on proposait d’injecter le second. Olivier Véran insiste sur le fait que les deux vaccins à ARNm sont sensiblement équivalents, mais omet de préciser que le vaccin Moderna présente un risque plus élevé quoique, heureusement, très faible de myocardite chez les personnes de moins de 30 ans. Le changement de dotation peut donc amener certains centres à devoir renvoyer sans pouvoir les vacciner des jeunes ayant pris rendez-vous… Là encore, aux personnels de se débrouiller.

Dans le même temps, à l’hôpital, les plans blancs ont été activés, avec leur cortège de déprogrammations (en clair, des interventions chirurgicales considérées comme non urgentes sont reportées pour faire face à l’afflux de patients Covid). Le DGS-urgent du 9 décembre est un modèle en son genre. Dans une novlangue savoureuse, on y lit que « les fortes tensions en ressources humaines dans les hôpitaux contraignent le capacitaire, notamment du fait de la longévité de l’épidémie, de son impact sur les professionnels de santé et de la circulation active des virus hivernaux. Aussi, il est désormais nécessaire d’augmenter les capacités de prise en charge de patients en soins critiques et en médecine pour faire face à l’augmentation attendue de l’afflux de patients dans les jours et semaines à venir ».

A plusieurs reprises, il est fait référence à l’obligation pour les soignants de décider collégialement des mesures de restriction à venir : « Ces déprogrammations doivent être effectuées en garantissant l’activité de dépistage et de diagnostic et une prise en charge dans les meilleures conditions possibles des patients atteints de cancers, en attente de greffe, suivis pour une maladie chronique ou requérants des soins urgents ainsi que des mineurs. Une attention particulière doit continuer à être portée sur la prise en charge en santé mentale de la population, notamment les mineurs avec handicap psychique, dans le respect des conditions sanitaires en vigueur. » On croirait lire les petites lignes d’un contrat dans lequel l’assureur expliquerait que rien n’est de son fait ni de sa responsabilité. Comme me l’écrit un collègue urgentiste : « Dernier DGS-urgent, je te le résume. C’est la cata. Prenez tout en charge, nous, on va rien faire. Démerdez-vous. Bisous. »

Rappeler des soignants

« La crise sanitaire a mis en lumière les difficultés de l’hôpital », a osé le Premier ministre, Jean Castex, samedi. Probablement un homonyme du Jean Castex directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins au ministère des Solidarités de 2005 à 2006, période où il participa à l’introduction de la notion d’objectifs et de rentabilité à l’hôpital, et à une « rationalisation des coûts » (plan hôpital 2007), qui mit en place la tarification à l’activité.

Alors que les cadres administratifs s’apprêtent à rappeler des soignants pour leur demander, dans un premier temps sur le mode du volontariat, d’annuler leurs vacances pour faire face à l’afflux de patients essentiellement non vaccinés, des préfets réquisitionnent des généralistes débordés pour assurer les gardes de nuit entre deux journées de travail, et Frédéric Valletoux, directeur de la Fédération hospitalière de France, appelle… au report des congés des médecins de ville : « Cette mobilisation générale, il faut qu’elle soit le fait de l’ensemble des soignants, quel que soit leur statut, pour qu’il n’y ait pas un afflux dans les derniers jours de l’année, parce qu’entre Noël et le jour de l’an, c’est toujours un moment critique dans les services d’urgence. » Dans le même temps, le professeur Alain Fischer, inénarrable chef de la task force vaccinale, émet un vœu : « Ce serait formidable que davantage de médecins s’engagent pour aller plus vite dans la campagne de rappel. »

Vigies du « Titanic »
Je vais vous faire une confidence : il n’y a pas de soignants magiques. La pandémie a mis à terre le système de santé.

Je vais répéter ces deux phrases : il n’y a pas de soignants magiques. La pandémie a mis à terre le système de santé. Je ne les répète pas juste pour faire de l’effet, mais parce que nous sommes quelques-uns à avoir alerté, depuis des années, dans une indifférence quasi totale. Vigies du Titanic, nous avons été considérés comme d’alarmistes Cassandre, aussi bien par la capitainerie que par les passagers. Or, ceux qui ont vu le film de James Cameron se souviendront que le Titanic y coule quasiment en temps réel. Ce sentiment d’inéluctabilité, je l’ai ressenti pendant des années, sans pourtant prendre totalement conscience de ce que cela signifiait, du fait qu’un jour nous y serions, que le Titanic aurait, un jour, effectivement coulé. Tant finalement nous nous étions habitués à notre rôle, à sonner l’alarme en vain, à être ridiculisés. Mais nous y sommes. L’hôpital n’a pas tenu. La médecine de ville n’a pas tenu. Le système de santé n’a pas tenu. Les soignants sont épuisés, nombre d’entre eux ont jeté l’éponge, changeant de métier ou anticipant une retraite effective qu’ils avaient maintes fois repoussée. Et à ceux qui restent, croulant sous la tâche, on suggère qu’il serait temps de faire un petit effort.