Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Médiapart - Emergence du SARS-CoV-2 : les soupçons sur les élevages d’animaux à fourrure s’accumulent

Janvier 2021, par Info santé sécu social

18 JANVIER 2021 PAR AMÉLIE POINSSOT ET FRANÇOIS BOUGON

Deux articles parus le 8 janvier dans la revue Science mettent en évidence la circulation du virus dans les élevages intensifs de visons. Alors que les scientifiques sont toujours à la recherche de l’hôte intermédiaire entre la chauve-souris et l’espèce humaine, une mission de l’OMS a commencé jeudi dernier en Chine pour identifier l’origine de l’épidémie.

Et si l’épidémie actuelle trouvait son origine dans l’élevage intensif ? Depuis l’émergence du SARS-CoV-2, de nombreux scientifiques tentent de trouver le chaînon manquant entre la chauve-souris, identifiée comme le réservoir ancestral du virus, et l’espèce humaine. Pour sauter la barrière des espèces, il est probable que le virus ait dû passer par un hôte intermédiaire, qui l’a abrité jusqu’à ce qu’un contact se fasse avec les humains. Dès le mois de février 2020, des chercheurs chinois pointaient le pangolin, et les autorités du pays interdisaient le commerce et la consommation d’animaux sauvages.

Mais la faune sauvage, présente sur le marché de Wuhan où a été repéré, en décembre 2019, le premier homme infecté par le coronavirus, n’est peut-être pas la seule en cause. De fait, la thèse du pangolin a été rapidement écartée, le virus retrouvé sur ces animaux présentant des divergences par rapport à celui trouvé sur les malades du Covid. C’est plutôt du côté des élevages intensifs d’animaux à fourrure que plusieurs chercheurs se tournent aujourd’hui -même si d’autres hypothèses comme la fuite d’un laboratoire ou la transmission directe de la chauve-souris à l’homme ne sont pas définitivement écartées par les scientifiques. C’est en tout cas ce que suggèrent deux articles parus le 8 janvier dans la revue Science, qui portent sur les élevages de visons – une industrie devenue massive en Chine ces dernières années.

Le premier relate une étude conduite par des chercheurs néerlandais, qui ont observé la circulation du SARS-CoV-2 dans 16 élevages de visons aux Pays-Bas. Non seulement ces élevages ont été contaminés par le coronavirus, mais les travailleurs agricoles l’ont été également. À la fin juin 2020, 68 % des employés des fermes concernées étaient testés positifs au Covid-19 ou présentaient les anticorps de la maladie.

En comparant les génomes et les moments de contamination, les chercheurs parviennent à établir « une preuve de transmission de l’animal à l’humain ». Ils en arrivent à la conclusion que si le virus a été introduit dans les élevages par les travailleurs, il a évolué parmi les visons et a ensuite à nouveau contaminé des humains. Ils remarquent en outre qu’au sein des fermes étudiées, le rythme de transmission du virus est sans doute plus rapide qu’au sein de la population humaine. Ce qui n’est guère étonnant : ce sont des élevages intensifs, où les bêtes grandissent, en intérieur, dans une grande promiscuité…
« D’autres travaux de recherche seront nécessaires, car il est impératif que la production de fourrure et le secteur du commerce ne deviennent pas un réservoir pour de futures contagions du SARS-CoV-2 aux humains », avertit l’équipe scientifique.

Le second article, écrit par deux chercheurs chinois rattachés à l’Institut de virologie de Wuhan, va dans le même sens. Il consiste en une synthèse des savoirs sur le possible rôle des visons. En plus des Pays-Bas, huit pays ont été touchés par des contaminations dans les élevages de visons : le Danemark – qui a abattu la totalité de ses visons, près de 17 millions, à l’automne –, la France – qui a abattu l’un des quatre élevages qu’elle compte sur son territoire –, l’Espagne, la Suède, l’Italie, la Grèce et les États-Unis.

Les deux auteurs notent qu’en dehors du cas du vison, aucune autre transmission d’animal à humain n’a pu être établie. Ils relèvent que la protéine ACE2 présente sur les cellules du vison font de ce dernier « un hôte possible » pour le SARS-CoV-2 (nous y revenons plus loin). Enfin, ils rappellent que des prélèvements datant d’avant décembre 2019 montrent que le virus circulait certainement déjà avant le « premier cas » repéré à Wuhan.
« Des investigations rétrospectives d’échantillons d’avant l’émergence, chez les visons ou d’autres animaux prédisposés, ainsi que chez les humains, devraient être conduites afin d’identifier les hôtes du virus à l’origine, et de déterminer quand le virus s’est répandu parmi les humains », concluent-ils.

La mission de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), arrivée jeudi 14 janvier en Chine, parviendra-t-elle à identifier cet hôte intermédiaire ? Composée de dix experts internationaux, triés sur le volet par les autorités chinoises, elle s’est déjà vu mettre des bâtons dans les roues. Les autorisations ont tardé, les membres de la mission doivent se mettre en quarantaine à l’arrivée… Après avoir été critiqué par les États-Unis pour avoir favorisé Pékin, le directeur de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus s’est même dit la semaine dernière « déçu » par le gouvernement chinois pour le retard pris.

Et pour cause : entre fin juillet, quand l’OMS rendait ses premières conclusions sur l’origine du virus et détaillait l’objet de sa mission à venir en Chine, et le début de ses investigations, il se sera passé près de six mois ! Autant de temps pendant lequel les possibilités d’identifier les premiers stades de l’épidémie s’évanouissent. Plus d’un an après l’émergence de la maladie, tester des animaux risque de ne guère donner d’indications sur leur infection passée…

Reste qu’« il est très important qu’une telle investigation ait lieu, nous explique Conrad Freuling, un chercheur allemand qui mène actuellement des études sur les chiens viverrins, autre animal de fourrure qui pourrait être impliqué dans la chaîne des contaminations. Sinon l’on ne pourra pas empêcher de prochaines épidémies. »

Jusqu’à présent, les informations venant de Pékin sur l’émergence du SARS-CoV-2 ont été très lacunaires. Alors que tous les pays producteurs de visons ont vu leurs élevages touchés par le virus, la Chine, premier producteur mondial de fourrures de visons, n’aurait enregistré aucune contamination sur ses élevages.

Autre fait intrigant : alors qu’en 2002-2003, lors de la première épidémie de Sras, la recherche scientifique chinoise se tourne vers les animaux d’élevage, que la civette palmée est identifiée comme hôte intermédiaire et que des traces du virus sont également retrouvées chez le chien viverrin (voir cet article publié par une équipe chinoise dans Science en octobre 2003), cet axe de travail s’évanouit complètement par la suite. Depuis décembre 2019, dans l’empire du Milieu, aucune équipe scientifique n’a publié de travaux interrogeant le lien entre Covid et animaux d’élevage.

Cécité volontaire ? La Chine est un poids lourd de la production de fourrures mondiale. Selon les dernières données disponibles de la Fédération internationale de la fourrure, qui datent de 2014, la Chine produisait annuellement 35 millions de peaux de visons, sur les 87 millions à l’échelle mondiale. Une estimation qui passe du simple au double, selon l’Association de l’industrie du cuir de Chine, qui comptait en 2014 60 millions de visons, 13 millions de renards (soit six fois la production européenne) et 14 millions de chiens viverrins (99 % de la production mondiale).

Précédents coronavirus : l’hôte intermédiaire était un animal d’élevage

Dans son rapport « Le Commerce de la fourrure en Chine » publié en 2019, l’ONG ACTAsia explique que cette industrie de la fourrure est en pleine expansion depuis les années 1980-1990. Elle a connu une chute en 2016, mais s’est rétablie ensuite. À l’inverse de la tendance en Europe – où de plus en plus de pays interdisent ces fermes d’animaux à fourrure, comme le Royaume-Uni, l’Autriche, l’Allemagne, la Croatie, la Norvège, la République tchèque, le Luxembourg et la Belgique –, les élevages chinois ne semblent respecter aucune norme. Maltraitance animale, pollution environnementale, absence de règles sanitaires pour les travailleurs, cannibalisme entre animaux, dépouilles laissées à l’abandon, etc. : d’après ACTAsia, cette production de fourrures fait fi de toutes les règles élémentaires d’hygiène.

C’est aussi ce que racontait en 2015 une enquête publiée dans le journal britannique Daily Mail, à propos des chiens viverrins. Des activistes avaient alors pu pénétrer dans un élevage chinois et filmer des animaux immobilisés dans des cages minuscules collées les unes aux autres, victimes de toutes sortes d’actes de maltraitance. Là aussi, des bêtes mortes leur étaient servies comme nourriture.

Ces pratiques sont-elles répandues en Chine ? Perdurent-elles aujourd’hui ? Impossible de le savoir. Elles interrogent en tout cas sur le rôle de cette industrie de la fourrure dans l’émergence du SARS-CoV-2 et rendent d’autant plus étrange l’absence totale d’études sur ces élevages.

À l’extérieur de la Chine pourtant, plusieurs équipes s’intéressent à ce terrain. Outre l’étude néerlandaise citée plus haut, une expérimentation allemande, menée à l’Institut Friedrich-Loeffler, sur les bords de la Baltique, a voulu tester la susceptibilité des chiens viverrins à une infection expérimentale du SARS-CoV-2. Leurs conclusions, publiées le mois dernier par Emerging Infectious Diseases, montrent que des animaux sains peuvent être contaminés au contact d’animaux auxquels on a préalablement inoculé le virus, et que tous ces animaux infectés présentent très peu de signes cliniques, ce qui fait d’eux des porteurs sains non détectables. « Nos résultats indiquent que des fermes affectées pourraient être des réservoirs de SARS-CoV-2 », écrivent les auteurs.

Contacté par Mediapart, Conrad Freuling, qui a conduit cette étude, précise : « Notre expérimentation montre que le chien viverrin est réceptif au SARS-CoV-2, qu’il peut abriter le virus en grande quantité, et qu’il peut infecter les autres animaux d’un même élevage. » De là à conclure que cette espèce pourrait avoir été l’hôte intermédiaire, il est encore bien trop tôt. Mais c’est un début qui mérite d’être exploré, estime le chercheur.

L’absence d’études chinoises dans ce domaine est d’autant plus étonnante que pour la plupart des coronavirus identifiés jusqu’ici, l’hôte intermédiaire s’est avéré être un animal d’élevage. Comme le raconte un article paru en 2018 dans la revue Nature, avec notamment un schéma que nous reproduisons ci-dessous, sept coronavirus sont apparus : ils existent d’abord chez un hôte sauvage (chauve-souris pour la plupart ; rongeur pour deux d’entre eux), puis sautent sur un hôte intermédiaire (camélidés, bovins, porcelets, selon les cas ; dromadaire dans le cas du MERS-CoV ; civette dans le cas du SARS-CoV-1), d’où ils passent à l’espèce humaine (pour cinq d’entre eux).

Pour Meriadeg Le Gouil, virologue à l’université Caen, s’il est encore prématuré, au vu des connaissances actuelles, de conclure à un rôle clé des élevages d’animaux dans l’émergence de l’épidémie en cours, ces derniers constituent en tout cas « une hypothèse à privilégier » : « On a déjà eu une expérience très proche, explique ce spécialiste à Mediapart. Celle du premier SRAS, en 2002-2003. Où sont les tests sur les espèces ayant joué un rôle dans cette précédente épidémie ? C’est pourtant la base d’une investigation épidémiologique de terrain : on va voir dans les élevages. Même sans l’expérience du premier coronavirus, on sait très bien que la trace d’un virus est facile à chercher dans les élevages, et que ces derniers sont des milieux privilégiés pour la circulation d’un virus. »

Ce chercheur, auteur d’une thèse en 2008 sur le premier coronavirus, explique que lorsque le SARS-CoV-1 émerge, au début des années 2000, l’élevage de la civette – espèce pourtant sauvage – est en pleine expansion en Chine. Or mettre des animaux sauvages en élevage, c’est créer des conditions rêvées pour la circulation d’un virus : changement de l’écosystème des bêtes, densification, et rapprochement des citadins qui n’ont jamais eu auparavant de contact avec la faune sauvage.

Autre fait troublant : les civettes, comme les visons et autres mustélidés, sont des carnivores qui possèdent des récepteurs aux coronavirus très proches de ceux des humains. Ce sont les protéines ACE2, qui se trouvent à la surface de nombreuses cellules, notamment celles présentes dans nos voies aériennes. Ces protéines interagissent avec le virus et favorisent son accroche. « C’est cela qui rend ces petits carnivores particulièrement intéressants à étudier dans l’émergence de ces virus », explique Meriadeg Le Gouil.

Restent toutefois de nombreuses inconnues. Comment les chauves-souris seraient-elles entrées en contact avec les élevages de visons ou de chiens viverrins ? Le moratoire et les abattages massifs de civettes en Chine depuis 2003 ont-ils entraîné un arrêt total de la consommation de ces animaux ?… Ce n’est pas un mais plusieurs maillons qui manquent encore dans la chaîne. « Nous sommes face à des terrains sur lesquels on n’a pas de données », souligne Meriadeg Le Gouil.

La mission de l’OMS, arrivée ce jeudi en Chine pour quelques semaines, parviendra-t-elle à enquêter dans les élevages d’animaux à fourrure ? Parmi les experts mandatés se trouve la scientifique néerlandaise Marion Koopmans, coautrice de l’étude citée plus haut sur l’épidémie de coronavirus dans les élevages de visons aux Pays-Bas. Mais celle-ci se montre très prudente pour l’instant : « À cette étape, je pense que nous avons besoin d’être très ouverts d’esprit quand nous essayons de revenir sur les événements qui ont éventuellement conduit à l’épidémie », a-t-elle déclaré aux journalistes à l’arrivée de la mission.
Mike Ryan, autre membre de l’équipe, a ajouté que l’OMS avait l’intention d’aller « partout » afin de comprendre comment le virus a émergé. Mais Pékin ouvrira-t-il les grilles des fermes intensives ? Prendra-t-il le risque d’un coup dur pour cette industrie de la fourrure qui constitue l’un des poids lourds de son économie ? En avril, le gouvernement chinois avait classé visons, renards polaires et chiens viverrins dans la catégorie « élevage spécial », plutôt que dans celle des espèces sauvages, afin que ces animaux soient exemptés de l’interdit portant sur leur commercialisation.

Depuis, il accrédite la thèse que le virus aurait émergé en dehors de la Chine. La dernière déclaration, en début de semaine dernière, du porte-parole du ministère des affaires étrangères, Zhao Lijian, va dans ce sens : l’OMS, a-t-il expliqué, « devra effectuer des visites similaires dans d’autres pays et régions si le besoin s’en fait sentir », a-t-il expliqué. On trouve « de plus en plus de cas précoces », ce qui rend « très probable que la recherche de l’origine implique de nombreux pays et localités ». Les inconnues sur l’origine du SARS-CoV-2 risquent de planer encore quelque temps.