L’hôpital

Le Monde.fr : Crise de l’hôpital : l’état de nombreux patients ne nécessite pas le recours aux urgences

Août 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Crise de l’hôpital : l’état de nombreux patients ne nécessite pas le recours aux urgences

Alors que les services sont confrontés à des tensions inédites depuis plusieurs mois et qu’un système de filtrage à l’entrée est en train de se mettre en place, estimer le pourcentage de passages « évitables » est important mais difficile. Selon la Cour des comptes, environ 20 % des personnes ne devraient pas fréquenter ces structures.

Par Camille Stromboni

Publié le 02/08/22

Combien sont-ils ? 20 % ? 30 % ? Les pourcentages reviennent régulièrement dans la bouche des médecins comme dans celle de décideurs publics pour évoquer la part de patients qui se rendraient aux urgences sans en avoir réellement besoin. Soit cette « bobologie » dont parlent parfois les urgentistes, en englobant toutes ces personnes qui pourraient être prises en charge ailleurs vu leur état.

Combien sont-ils, donc ? La question résonne plus fortement ces dernières semaines, alors que de nombreux hôpitaux sont confrontés à des tensions inédites. Au moins 120 services d’urgence font face à de grandes difficultés depuis la fin du mois de mai, selon le syndicat SAMU-Urgences de France, certains devant fermer la nuit ou le week-end, faute d’effectifs suffisants. Parmi les réponses du gouvernement pour tenter de faire baisser la pression figure la régulation à l’entrée, par le SAMU principalement, afin de filtrer les « vraies » urgences et de réorienter les autres.

Pour connaître le profil des patients qui se présentent aujourd’hui à cette « porte d’entrée » de l’hôpital, il n’existe pas d’indicateur unique ou qui ferait l’unanimité pour savoir combien peuvent être écartés sans risque. Les rapports s’accumulent sur le sujet depuis des décennies, alors que la fréquentation des urgences n’a cessé d’exploser. D’environ 10 millions en 1996, le nombre de passages annuels y a atteint 21 millions en 2019, selon les dernières données statistiques, dans les 629 établissements de santé disposant de services d’urgence.

La part de patients dans les états les plus sévères n’évolue que peu, voire pas, au fil des années, selon le rapport du docteur Jean-Yves Grall, en 2015, sur la territorialisation des activités d’urgences. Les « cas graves » représentent ainsi environ 10 % des admissions, dont la moitié sont des urgences vitales. « Ce n’est pas tant la prise en charge des “vraies urgences” qui pose problème et provoque l’affluence que les demandes de soins non programmés, dont la nature est variée, reposant sur des situations diverses (maladies chroniques, personnes âgées, détresse psychique ou sociale, ressentis divers…) », écrit-il.

Un manque d’alternative
Mesurer et analyser « les passages évitables » paraît un « enjeu majeur » à la Cour des comptes, qui évoque le sujet dans son rapport annuel de 2019, où elle s’inquiète de voir les services d’urgence « toujours trop sollicités ». Autant pour des raisons médicales que financières, juge l’institution, qui chiffre le coût des passages annuels à 3,1 milliards d’euros.

L’instance tente d’évaluer la part de ces recours inappropriés. « En se fondant sur la classification clinique des malades aux urgences (CCMU), renseignée en France par l’urgentiste après la prise en charge du patient, il est permis d’estimer, de manière sommaire, que les 10 % à 20 % de patients n’ayant besoin d’aucun acte complémentaire d’imagerie ou de biologie médicale (CCMU 1), auraient pu donner lieu à une prise en charge en ville en médecine générale », peut-on lire dans son rapport.

En tenant compte des exceptions et en ajoutant quelques pourcents de la catégorie la plus importante (de 60 % à 70 %), les « CCMU 2 », dont l’état est stable mais qui ont besoin d’examens complémentaires et qui pourraient en partie être pris en charge ailleurs, on aboutit à ce résultat : « Environ 20 % des patients actuels des urgences ne devraient pas fréquenter ces structures. »

« Si ces personnes viennent, ce n’est pas pour rien, c’est parce qu’elles ne trouvent pas de réponse ailleurs » – Sandrine Charpentier, cheffe de service à Toulouse

Mais c’est là que le bât blesse : « La réorientation des personnes qui n’ont pas besoin des urgences dépend de ce qu’on peut leur proposer comme alternative, souligne Louis Soulat, vice-président du syndicat SAMU-Urgences de France, évoquant la problématique essentielle des déserts médicaux et de l’accès aux soins non programmés sur de nombreux territoires. Le chef de service au CHU de Rennes évalue à 30 % les personnes venant aux urgences qui n’auraient rien à y faire, mais il peine à croire qu’on puisse diminuer d’autant les passages. « Nous expérimentons déjà depuis deux ans à Rennes un système avec une infirmière à l’entrée qui permet de renvoyer 10 % des personnes vers la médecine de ville », explique-t-il.

Aux urgences adultes toulousaines, de 30 % à 40 % des patients examinés sont classés dans la catégorie de ceux n’ayant besoin souvent que d’une simple consultation, explique la cheffe de service, Sandrine Charpentier. « Mais si ces personnes viennent, ce n’est pas pour rien, c’est parce qu’elles ne trouvent pas de réponse ailleurs, confirme-t-elle. Très peu viennent juste pour “consommer du soin”. » Cette question du consumérisme médical reste minoritaire, à entendre les urgentistes.

Un mauvais réflexe ?
Ce qui n’empêche pas le manque d’éducation à la santé et de connaissance du système. Selon une enquête menée en 2021 au CHU de Nantes pour connaître les démarches réalisées avant de venir aux urgences, près de la moitié des patients du circuit dit « debout » (soit les moins graves) n’avaient effectué aucune démarche en amont. Ni un appel aux numéros d’urgence, comme le 15, ni recours au médecin traitant, ni à la maison médicale de garde ou à d’autres dispositifs, comme SOS Médecins. « On remarque une très faible connaissance des alternatives », souligne l’urgentiste Nicolas Godiveaux, auteur de l’étude.

Une dernière dimension s’est par ailleurs aggravée ces dernières années : « Les urgences sont à l’intersection de la ville et de l’hôpital et récoltent tous les problèmes médicaux et sociaux ingérables, ceux qui ne peuvent pas être traités, ou dont personne ne veut s’occuper », souligne l’urgentiste Mathias Wargon, dans un livre intitulé Hôpital : un chef-d’œuvre en péril (Fayard, 180 pages, 17 euros). Le chef de service à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), y met en avant ces publics que les urgences accueillent, même si elles sont loin d’être la réponse médicale la plus adaptée, qu’il s’agisse des personnes âgées ou des personnes souffrant de troubles psychiatriques, sans oublier la problématique sociale.

« Venir aux urgences, même s’il y a de l’attente, c’est accéder sans rendez-vous à la médecine, toute la médecine, c’est-à-dire à la consultation, mais aussi aux examens, à la radiologie, aux scanners, aux analyses, etc. sans avance de frais, et sans avoir à passer par des cabinets privés », écrit-il.

Camille Stromboni