La santé au travail. Les accidents de travail et maladies professionnelles

Terrain de luttes - Les accidents du travail explosent dans l’aide aux soins et à la personne

Novembre 2016, par Info santé sécu social

Un secteur aux marges du droit du travail

Comme le pointe le rapport de la caisse d’assurance maladie (CNAM), les accidents du travail augmentent à nouveau en France après quelques années de baisse. 621 111 personnes ont été victimes d’un accident du travail (dont 530 en sont morts) en 2014, + 0,5% par rapport à 2013. Ça représente 600 accidents du travail reconnus par heure. Nouveauté, l’augmentation des accidents du travail touche moins des secteurs réputés difficiles comme le BTP que les services. Parmi eux, l’aide aux soins et à la personne connait une explosion (+6%) des accidents du travail.

Nous avions publié il y a trois ans un long entretien avec un inspecteur du travail spécialisé sur ces professions (aides-à-domicile, femmes de ménage, assistantes maternelles, etc.). Il présentait la dureté des conditions de travail mais aussi le fait que les professionnelles – ce sont surtout des femmes – de ce secteur sont très peu protégées. Toujours d’actualité, nous le republions.

Du fait de la féminisation de l’emploi et du vieillissement de la population les « services à la personne » constituent aujourd’hui un secteur d’activité en plein essor. En France, il concerne plus d’1,2 millions de salariés. Femmes de ménage, aide à domicile, assistantes maternelles, garde d’enfants, auxiliaire de vie, ces salariées sont pour l’essentiel des femmes. Qu’elles soient employées par des particuliers, par des associations ou des entreprises à but lucratif ces femmes font face aux mêmes difficultés : faible reconnaissance de leurs compétences professionnelles, négation fréquente des risques professionnels auxquels elles sont quotidiennement exposées, recours quasi-systématique des employeurs au temps-partiel.

Elles expérimentent à ce titre une précarité multidimensionnelle. Dans un secteur où le temps partiel concerne 7 salariées sur 10, cette précarité est d’abord financière, la plupart ne gagnant pas plus de 800 euros net par mois. A la faiblesse des salaires perçus se rajoute les écarts entre « le temps de travail réel » et « le temps de travail rémunéré » et l’irrégularité des emplois du temps qui les empêchent le plus souvent de compléter leur temps partiel par un autre emploi. Enfin, il est aussi souvent difficile pour ces salariées de bénéficier des outils habituellement prévus par le droit du travail pour être représentées et protégées.

Sophie O’LLOG, enseignante-chercheuse en sociologie, a longuement interrogé Alain SPAYKETHER, inspecteur du travail, afin de dresser un tableau précis des conditions de travail aujourd’hui expérimentées par les femmes qui travaillent dans ce secteur d’activité. La première partie de cet entretien revient sur les abus qui sont aujourd’hui constatés par l’inspection du travail et les mécanismes qui les rendent possibles. La seconde indique la manière dont la situation de ces femmes pourrait être améliorée.

« Une double peine pour les salariées de ce secteur »

Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser au droit du travail dans ce que les politiques appellent aujourd’hui « les services à la personne » ?

Lorsque j’étais en formation pour devenir inspecteur du travail, je me suis intéressé à une affaire de contentieux concernant une très grosse association qui employaient près de 700 aides à domicile. Il s’agissait de femmes, salariées par l’association, qui allaient du domicile d’une personne âgée dépendante à une autre à longueur de journée, pour l’aider dans les actes de la vie quotidienne (ménage, courses, repas…). L’association avait décidé d’introduire un système de « pointage » par téléphone (appelé « télégestion ») : arrivant chez la personne âgée, la salariée était censée appeler un numéro gratuit avec le téléphone de la personne âgée et faire son code personnel puis de même en repartant et refaire cette opération chez chaque personne âgée. Tous ses horaires d’arrivée et de départ étaient enregistrés pour chaque mission au cours de la journée.

Qui était à l’origine du contentieux ?

Comme il s’agissait d’une très grosse association, elle était dotée d’un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec une présence syndicale. Or le CHSCT n’avait pas été consulté avant la mise en place de la télégestion, comme l’exige pourtant la loi. Les représentants du CHSCT ont saisi le juge du Tribunal de Grande Instance en référé (i.e. selon une procédure accélérée) pour faire constater le défaut de consultation sur l’introduction du système de télégestion.

Quel était le problème ?

Le Code du travail prévoit que le CHSCT doit être consulté avant toute transformation importante des postes de travail, avant toute modification des cadences ou encore avant l’introduction de nouvelles technologies pouvant avoir une incidence sur les conditions de travail. Ce qui est bien le cas avec la mise en place d’un système de télégestion. Pourtant, dans cette affaire, la direction de l’association ne l’avait pas consulté, arguant que ce système n’avait rien à voir avec les conditions de travail des salariées. Pour elle, il s’agissait même de mieux protéger les salariées en rendant impossible la contestation des heures par les familles. Certaines associations avancent également que les salariées pourront être payées plus rapidement grâce à ce système : les feuilles d’heures « papiers » habituellement utilisées pour valider les heures (l’aide à domicile fait signer sa feuille à la personne âgée à la fin de chaque intervention) demandent ensuite d’être traitées informatiquement par le personnel administratif. Ce travail long est parfois prétexte à un versement très tardif des salaires (après le 15 du mois dans certains cas). Mais le CHSCT a immédiatement été confronté aux inquiétudes des aides à domicile. Que faire lorsque la personne âgée est au téléphone avec un proche lorsqu’elles arrivent, lui demander de raccrocher ? Que faire si la personne âgée refuse qu’on utilise son téléphone ? Que devaient-elles faire si elles trouvaient la personne âgée à terre : la relever ou téléphoner d’abord ? Et que se passe-t-il en cas d’oubli ? Mais surtout les salariées se retrouvaient soumises à une augmentation des cadences : elles devaient parvenir à se rendre d’un domicile à l’autre dans le temps prévu par l’association (souvent 15 minutes) pour arriver à l’heure chez la personne âgée suivante. Dans la réalité, ces temps ne pouvaient être qu’indicatifs pour les salariées. Il est parfois difficile de traverser la ville en 15 minutes quand deux interventions sont éloignées. Il y a de nombreux aléas, de l’imprévisible. Et que faire quand, au moment de partir, la personne âgée demande à l’aide à domicile de l’aider à aller aux toilettes ? La planter là sous prétexte qu’il faut pointer chez la personne âgée suivante ? Par ailleurs, alors que l’un des arguments avancés par l’association était une plus grande fiabilité dans l’enregistrement des heures de travail, ce système de télégestion ne concernait pas l’ensemble du temps de travail effectif, ignorant notamment le temps de trajet, qu’il ne comptabilisait pas. Du point de vue des obligations en matière d’enregistrement et de décompte de la durée du travail, le compte n’y était pas, justement !

Et comment cette affaire s’est-elle finalement terminée ?

Le CHSCT avait, en parallèle du référé, décidé de recourir à une expertise sur les conséquences de la télégestion pour les salariées. L’association a tenté de faire annuler la désignation de l’expert mais le juge lui a donné tort, une nouvelle fois. Celui-ci a confirmé les inquiétudes des salariées et du CHSCT : le nouveau dispositif pouvait être générateur de stress supplémentaire pour les salariées, cette nouvelle technologie de pointage téléphonique pouvant avoir des répercussions sur la santé psychique des salariées qui allaient devoir gérer des situations non prévues par le système et seraient exposées à des situations de conflit avec les personnes aidées. Le juge a également considéré qu’une consultation préalable du CHSCT était indispensable et que l’employeur devait présenter au CHSCT une étude d’impact sur les conséquences de l’introduction de la télégestion. On touche ici à l’un des problèmes de ce secteur : de prime abord, les conditions de travail de ces femmes, comme les cadences et le stress, sont des problématiques complètement impensées, pour ne pas dire niées.

De tels contentieux sont-ils courants ? Se terminent-ils souvent comme ça ?

On est plutôt confronté dans ce secteur « des services à la personne » à une faiblesse du contentieux au regard de la masse des infractions à la réglementation, et singulièrement du contentieux pénal (quand le Procureur de la République se saisit du dossier), et notamment en matière de santé et de sécurité au travail. Le phénomène tient bien sûr à la faible syndicalisation dans ce secteur, mais pas seulement. Les institutions représentatives du personnel, et notamment les CHSCT – qui jouent un rôle majeur dans l’objectivation des conditions de travail – sont rares dans ce secteur. Pour avoir un CHSCT, légalement, l’organisme doit employer 50 salariées mais en équivalent temps plein, pendant 12 mois consécutifs ou non au cours des trois dernières années précédent les élections, chiffre rarement atteint dans un secteur où le temps partiel est très majoritaire. Il y a, d’une certaine manière une double peine, pour les salariées de ce secteur : la contrainte du temps partiel au moment de l’embauche, se répercute sur la possibilité même de bénéficier d’institutions représentatives du personnel, et singulièrement de l’institution « reine » en matière de santé au travail qu’est le CHSCT. C’est probablement une des raisons qui explique que le secteur accuse un retard important s’agissant de la prévention des risques professionnels et des atteintes à la santé du fait du travail, alors que tous les signaux sont dans le rouge : l’augmentation des maladies professionnelles, en particulier des troubles musculo-squelettiques, le taux de fréquence des accidents du travail supérieur à la moyenne des différents secteurs professionnels, les inaptitudes, etc.

« Notre action est extrêmement limitée… »

Quel est votre rôle, en tant qu’inspecteur du travail, dans ce domaine ?

Notre action est extrêmement limitée pour plusieurs raisons. La première tient au fait que nous n’avons pas, sur le plan légal, la compétence matérielle pour contrôler l’ensemble des situations de travail relevant du secteur des services à la personne, notamment de ce qu’on appelle le « particulier-employeur » c’est-à-dire les situations où il existe un lien contractuel direct. En bref, toutes les aides à domicile, femmes de ménage, ou assistantes maternelles, directement employées par un particulier, c’est-à-dire la grande majorité d’entre elles, ne peuvent bénéficier de l’action de l’inspection du travail. Ces salariées ont certes accès aux services de renseignement en droit du travail qui sont présents au sein des Unités Territoriales de la direction de la DIRECCTE (Direction Régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi), dont l’inspection du travail est un des services, mais nous ne sommes pas habilités à intervenir auprès de leur employeur, si « particulier », qui n’est pas une entreprise. Seules celles qui sont salariées par une association, par une entreprise relèvent de notre compétence car de telles structures sont soumises aux règles de droit commun en matière de réglementation du travail.

Qu’en est-il, alors, de celles pour lesquelles vous pouvez intervenir, c’est-à-dire qui sont salariées par des organismes prestataires (associations ou entreprises) et vont travailler chez les particuliers ?

Dans ce cas, on se heurte à de nombreux problèmes pratiques pour mener à bien notre action de contrôle. Nous avons de vraies difficultés à appréhender le travail réel de ces salariées puisqu’il se déroule dans un, le plus souvent dans plusieurs, domiciles privés, qui sont autant de lieux de travail dans lesquels les salariées sont isolées. Dans ces conditions, comment pouvons-nous vérifier, contrôler que l’employeur a bien évalué les risques professionnels auxquels sont confrontées les salariées dans les différentes situations de travail et qu’il a effectivement pris des mesures de prévention pertinentes (mise à disposition gratuite de vêtements de travail, des équipements de protection individuelle, matériel adapté à la nature des interventions, etc.) ? A défaut d’effectuer des constats directs, on pourrait espérer compter sur l’existence du CHSCT. Mais justement, cette institution est le plus souvent absente. Il faut rappeler qu’il s’agit là d’une institution représentative du personnel où siègent le Médecin du Travail, les services de prévention de la CARSAT et l’Inspecteur du Travail. Si elle existait massivement, cette institution pourrait nous aider à appréhender dans le détail les risques professionnels et les conditions de travail. Cela permettrait également que les conditions du travail fassent l’objet de débats et de confrontations, et donc de revendications.

Quels sont les autres obstacles à l’action de l’inspecteur du travail ?

Un autre problème tient au fait que le travail se déroule dans un domicile privé. Cette donnée a un impact majeur sur notre activité : en effet, le domicile est un lieu de travail « par destination », c’est-à-dire qu’il n’est pas un lieu de travail a priori comme l’est un atelier de métallurgie ou un magasin de vêtements. Cette spécificité retentit de plusieurs façons sur le champ d’intervention de l’inspection du travail. Par exemple, nous devons obtenir une autorisation verbale et encore mieux écrite de l’habitant du domicile (pour éviter tout litige relatif à la violation de domicile) pour pouvoir y accéder, alors que nous avons un droit d’accès de jour comme de nuit dans les lieux de travail « classiques ». Surtout, le domicile privé – à la différence d’un atelier, d’un magasin ou autre lieu de travail ordinaire – n’est pas soumis à la réglementation applicable aux lieux de travail, telle qu’elle est présente dans la Partie Quatre du Code du travail (règles de conception et d’utilisation, notamment, conformité des installations électriques, aménagements des postes de travail, etc.). Cela complique beaucoup les choses, car nous n’avons pas de leviers juridiques pertinents.

Quand bien même vous pourriez contrôler le domicile, comment ça marcherait concrètement puisque les bénéficiaires de la prestation et propriétaires du lieu de travail, ne sont pas les employeurs ?

C’est une difficulté supplémentaire à laquelle est confrontée l’inspection du travail. On peut faire un parallèle avec l’intérim pour mieux comprendre la problématique. Avec l’intérim, on a une entreprise de travail temporaire qui met des salariés à disposition d’entreprises utilisatrices (on parle de contrat de mise à disposition, qui est un contrat commercial). Les liens juridiques et les obligations de chacun sont claires : l’entreprise de travail temporaire est l’employeur de l’intérimaire (il y a un contrat de travail appelé « contrat de mission » entre l’intérimaire et sa boîte d’intérim), mais pendant toute la durée de la mission c’est l’entreprise utilisatrice, qui donne concrètement les consignes de travail, qui est responsable de la santé et de sécurité de l’intérimaire. C’est un partage de responsabilité qui est prévu par la Loi. Dans le cas des « services à la personne », c’est bien souvent le bénéficiaire et habitant du domicile qui prescrit effectivement une grande part du travail et pourtant, ce n’est pas lui qui est juridiquement responsable des questions liées aux risques professionnels. La situation est un peu kafkaïenne : l’employeur (l’association, l’entreprise) a une obligation de sécurité et de prévention vis-à-vis des salariées mais il n’est pas propriétaire des domiciles, c’est-à-dire des lieux de travail voire des outils de travail. A la limite, en forçant le trait, le bénéficiaire de la prestation, à son domicile, est « seul maître à bord » et se trouve à peu de choses près dans la position d’un usager du service public. En matière de santé et de sécurité au travail, juridiquement, seule la responsabilité pénale de l’association ou de l’entreprise peut être engagée en cas d’accident du travail, par exemple.

L’employeur des salariées intervenant à domicile ne peut-il rien exiger du bénéficiaire de la prestation ?

Si, justement. On pourrait dire qu’il est tenu d’exercer sur le bénéficiaire et sur son lieu de vie – qui devient lieu de travail dès lors qu’une aide à domicile y rentre pour y effectuer une prestation – un pouvoir d’influence. D’abord, en amont, il est tenu de « cadrer » la prestation de travail, via le contrat de prestation, en indiquant noir sur blanc que certaines tâches ne pourront être faites car elles excèdent les attributions de l’aide à domicile ou de la femme de ménage, par exemple. Pour autant, attention : on constate une dérive inquiétante qui consiste à transférer sur le bénéficiaire de la prestation (parfois une personne âgée ou handicapée) des obligations qui reposent en propre sur l’employeur. « Responsabiliser » le bénéficiaire, à travers des clauses précises dans le contrat de prestation indiquant par exemple le respect normalement dû aux intervenantes à domicile, l’obligation de prévenir en cas d’absence prévisible, le fait de ne pas exiger de l’aide à domicile qu’elle change une ampoule puisqu’elle n’est pas habilitée en électricité, etc., ne doit pas conduire au glissement qu’on constate par exemple en matière de fourniture des vêtements de travail et des équipements de protection individuels comme les gants ou les masques, qui sont de la seule responsabilité de l’employeur, association ou entreprise. Exiger, via les contrats de prestation, que les gants et les vêtements de travail soient fournis par les bénéficiaires pose problème : d’une part, c’est la responsabilité de l’employeur, d’autre part, les personnes âgées ou handicapées, les jeunes parents ne sont pas des spécialistes en matière d’équipements de protection individuelle et ne bénéficient pas, par ailleurs, des prix de gros qu’un achat groupé effectué par une association ou une entreprise permet. Il y a donc une ligne rouge – celle de la responsabilité de l’employeur en matière de santé-sécurité au travail – qu’il ne faut pas franchir.

Vos observations renvoient, au fond, à la question de la fonction-employeur, dans le secteur associatif comme dans le secteur marchand lucratif ?

Oui. L’exercice effectif de la responsabilité des structures employeuses suppose une fonction-employeur très structurée, très compétente, compte tenu de la particularité des situations de travail. Plus encore que dans le cas d’une entreprise « classique », compte tenu des circonstances particulières que j’ai rappelées tout à l’heure. Mais, précisément, la fonction-employeur est traditionnellement faible dans le secteur des « services à la personne ». Il faut se représenter la situation à laquelle les inspecteurs du travail sont confrontés : pour ce qui concerne les associations, qui représentent le principal employeur, elles ont à leur tête un conseil d’administration en grande partie composé de retraités âgés, parfois très âgés et venant d’horizons professionnels très divers, le plus souvent sans rapport avec le secteur. Ce sont ces personnes qui sont censées endosser le rôle d’employeur dans les seules structures que nous avons le pouvoir de contrôler. Concrètement, on constate souvent que les documents ne sont pas remplis correctement, que la réglementation n’est pas respectée, que les courriers des instances représentatives des salariés ne sont suivis d’aucun effet et même ne donnent lieu à aucune réponse, etc. On constate également un turn over voire parfois une absence de présidence réelle des associations, avec une vie associative souvent en pointillés… On entend beaucoup parler de la nécessité de « professionnaliser » le secteur, mais on l’entend rarement au sens d’une professionnalisation du personnel qui compose les conseils d’administration des associations et qui, sous prétexte de bénévolat, ne remplit de sa fonction que les aspects qui l’intéresse.

« Le droit du travail est marqué par la logique industrielle… »

D’après vous, le droit du travail actuel tient-il réellement compte des nouvelles situations de travail que l’on rencontre dans le secteur des « services à la personne » ?

De manière globale, et en forçant un peu le trait, on peut dire que le droit du travail est calibré pour des situations de travail plutôt de type « industriel », c’est-à-dire que la réglementation suppose implicitement l’existence d’une unité de lieu, de temps, de collectivité de travail. Evidemment, dans le cas des services à la personne, c’est la dispersion – géographique, temporelle et organisationnelle – qui est la règle. De plus, le vocabulaire du droit du travail lui-même est marqué par cette logique industrielle. Par exemple, on parle de « port de charge » et de « manutentions manuelles ». Indéniablement, il y a port de charge et manutention lorsque l’on aide une personne âgée à passer de son fauteuil à son lit ou lorsqu’on l’aide à se relever après une chute. Mais, la « charge » en question n’est pas – ou pas seulement – un poids inerte, une « charge-objet », comme le serait une caisse de légumes ou un bloc de béton. C’est également une « charge-sujet », potentiellement sensible au toucher, qui peut opposer (parfois légitimement) une résistance à la manipulation. Il faut donc trouver une méthode d’application de la réglementation tenant compte de ces caractéristiques particulières. Car la réglementation reste pertinente et doit être appliquée. La Sécurité Sociale a publiée récemment, en octobre 2012, une recommandation (R. 471) sur la Prévention des Troubles Musculo-Squelettiques dans les activités d’aide et de soins en établissement (comme les maisons de retraite) qui, précisément, prend en compte le fait qu’on a affaire à une « charge vivante ». Les préconisations qui sont faites – et qui ont un caractère potentiellement contraignant – sont intéressantes et visent à améliorer concrètement les conditions de travail. Mais il y a loin de la recommandation à la mise en œuvre pratique, à son appropriation, sur le terrain par les structures employeuses des « services à la personne ».

Quels sont, selon vous, les facteurs qui rendent l’amélioration des conditions de travail difficiles dans ce secteur ?

On constate dans ce secteur, très souvent, un déni du caractère professionnel des risques auxquels sont exposées les salariées. Sous prétexte qu’elles interviennent à domicile, les employeurs ont tendance à nier ces risques, à les banaliser. Or, les risques « domestiques » qu’elles rencontrent, sont de fait des risques proprement professionnels. L’exposition à des substances chimiques toxiques (comme les produits d’entretien), les chutes de plain pied (faire une chute en allant supermarché, se prendre les pieds dans un tapis) et les chutes de hauteur (tomber d’un escabeau en faisant les vitres), les électrisations voire les électrocutions, la vue et le contact avec des fluides et matières corporelles, etc. : tout cela, ce sont des risques professionnels, qui peuvent avoir (et ont, de fait) un impact sur la santé au travail des intervenantes à domicile.

En résumé, votre action ne concerne donc qu’une minorité des salariées de ce secteur, celles qui sont employées par des grandes structures et non directement par le particulier. Mais même quand vous pouvez intervenir, c’est de manière très limitée. Y a-t-il d’autres lacunes en droit du travail pour ce secteur ?

Oui, il y en a beaucoup ! Parce que le droit actuel est insuffisamment protecteur du fait de l’importance du temps partiel. Il faut rappeler que plus de sept salariées sur dix dans ce secteur sont à temps partiel. Les dispositions légales régissant le temps partiel sont les mêmes que pour les autres salariés, à quelques aménagements près, mais en pratique, on constate de nombreuses entorses. Elles concernant notamment la flexibilité très grande à laquelle sont assujetties ces femmes : les délais pour les prévenir en cas de changement d’emplois du temps sont rarement respectés, ce qui en pratique les empêche d’avoir un autre travail à côté et met les salariées en quasi-situation d’astreinte permanente. De même, on constate des formes de travail dissimulé : une salariée a un contrat de travail de 25 heures par semaine, mais sous prétexte qu’on n’a pas pu lui faire faire ses 25 heures une semaine donnée (personne âgée hospitalisée, enfant malade, couple recevant de la famille et demandant à reporter l’intervention de la femme de ménage…), on lui fait « rattraper » les heures « dues » d’autres semaines, c’est-à-dire qu’on la fait travailler plus de 25 heures une autre semaine mais sans le faire apparaître sur sa fiche de salaire. Concernant les dispositions spécifiques au temps partiel, soulignons par exemple que pour les salariées du particulier-employeur, jusque récemment la surveillance médicale du travail n’était obligatoire que pour les temps complets. Autant dire, une infime minorité des salariées concernées.

« La première affaire traitée au pénal dans le secteur… »

N’est-ce pas en lien avec le temps partiel que l’une des plus grosses entreprises employant des femmes de ménage et des gardes d’enfants pour des particuliers, a récemment été condamnée ?

Oui en effet, et cette affaire est très importante pour nous car il s’agit, à ma connaissance, de la première affaire traitée au pénal dans le secteur. Cette entreprise à but lucratif employait, et emploie encore, des salariées avec des contrats de 9-10 heures par semaine, tout en les faisant travailler régulièrement plus que cela. Mais sans ajouter d’avenant à leur contrat de travail et surtout sans jamais les payer en heures complémentaires. Je rappelle que l’employeur peut faire travailler la salariée à temps partiel au-delà de son contrat dans la limite de 10% de son temps habituel en payant ces heures complémentaires au taux normal et jusqu’à un maximum de 33% de son temps contractuel, mais cette fois en payant des heures complémentaires à un taux majoré (et à condition qu’il existe une convention collective). Cette société qui n’emploie quasiment qu’à temps partiel des milliers de salariées partout en France ne paie jamais d’heures complémentaires, arguant du fait que ce sont les salariées qui font le choix d’augmenter leur temps de travail (il s’agirait d’un temps partiel choisi !). Ca peut paraître aberrant et pourtant certaines salariées qui ont saisi les prudhommes ont d’abord perdu contre leur employeur. Ca en dit long sur la vision qu’ont certains conseillers prud’homaux de ce travail mais aussi de la vision qu’ils ont du temps partiel auquel sont contraintes des millions de femmes en France aujourd’hui. Un autre élément explique que les conseils de prud’hommes aient pu « donner raison » à l’entreprise : pendant quatre ans, cette société, qui n’était pas couverte par une convention collective, avançait que le problème venait de l’absence de ce texte et que la convention allait arriver de manière « imminente ». La convention collective maintenant signée (elle a été agréée par le ministère de la santé mais encore en attente d’extension par le ministère du travail), on sait qu’elle ne règle rien. Pour revenir à cette affaire, la justice pénale a condamnée l’entreprise (en première instance et en appel), et ça paraît un minimum puisqu’il s’agit quand même d’appliquer tout simplement le Code du travail sur des règles « de base ». L’entreprise a décidé de se pourvoir en cassation. Il faudra donc voir comment les juges « suprêmes » accueillent ce type de contentieux, dont il est désormais clair qu’il aura une répercussion importante sur la façon dont sera appliquée la convention collective s’agissant des heures complémentaires.

Qu’est-ce qui, dans ce cas, a permis qu’un contentieux éclate ?

D’une part, il y a l’action des services d’inspection du travail, dans de nombreux départements. Une action de contrôle qui a permis de mettre en lumière cette pratique du « contrat à temps partiel choisi », et qui a donné lieu à plusieurs procès-verbaux dans différentes régions, qui ont été centralisés et audiencés au sein d’un seul tribunal. C’est important parce que ça montre (s’il fallait le montrer) que l’action pénale de l’inspection du travail peut aider à faire bouger les choses. D’autre part, il y a le fait que des salariées se sont constituées parties civiles et ont été présentes à l’audience. C’est très important : que les « victimes » des infractions relevées par l’inspection du travail aient un visage, apparaissent « en chair et en os », dans une juridiction correctionnelle plutôt habituée à traiter d’affaires plus ou moins sanglantes.

Quelles sont les responsabilités de l’Etat dans ce domaine ?

Il faut voir quand même que l’Etat subventionne en grande partie ces secteurs, soit par le biais d’allègement d’impôts, soit directement pour les associations. Par exemple, c’est l’Etat (conseils généraux et Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie, CNSA) qui subventionnait la mise en place du système de pointage téléphonique dont nous avons parlé au début. Il y a une contradiction entre d’un côté une « politique de l’emploi » qui a voulu développer le secteur « à tout prix » – en réalité, de l’emploi « en miettes » – et, d’un autre côté, une « politique du travail » qui entend intervenir sur les risques professionnels et pointe les problèmes de l’emploi précaire à temps partiel. Ensuite, deux autres questions importantes se posent : le secteur privé lucratif a-t-il une légitimité sur ce « créneau », alors que l’on parle de besoins fondamentaux liés au vieillissement ou à la prise en charge des enfants notamment ? Le secteur associatif ne devrait-il pas être intégré, clairement, au service public (à un service public étendu) ? Après tout, les mécanismes de conventionnement et d’agrément actuels (ces différents organismes doivent obtenir un agrément du ministère du travail) constituent une sorte de « délégation de service public ». Il est évident qu’une telle intégration, impliquant un rattachement des missions effectuées par ces salariées aux politiques sociales et de santé, permettrait de reconsidérer positivement le travail effectivement réalisé, et de lui donner un nouveau sens. Enfin, à court terme, je crois qu’il faut travailler à ce que le secteur soit unifié, du point de vue des droits des salariés, et par le haut. Ce qui veut dire unifier les trois principales conventions collectives actuelles (particulier-employeur, secteur associatif, secteur privé lucratif) en en prenant le meilleur. En un mot, il faut créer un vrai statut d’emploi pour les salariées de ce secteur, un statut unifié, qui ne soit pas dépendant du type d’employeur. Ce qui implique de revoir radicalement les modes de financement du secteur et renvoie à la question du rattachement au service public, et à son extension.

« Il faut que le droit du travail prenne mieux en compte les situations de travail réel »

Qu’est-ce qui pourrait faire bouger les choses ?

Il n’y a bien sûr pas de remède miracle. Mais on peut quand même dresser trois pistes. Tout d’abord, il faut que le droit du travail prenne mieux en compte les situations de travail réel, pour constituer vraiment une « ressource » pour les salariées du secteur. Pour cela, il faut, on l’a dit, qu’il existe des CHSCT dans ce secteur et donc les rendre possibles compte tenu de l’importance du temps partiel. Mais les inspecteurs du travail peuvent également se servir des travaux existants. Il existe d’ores et déjà un ensemble de travaux en sciences sociales (sociologie du travail, ergonomie, etc.) qui contribue à changer le regard habituel sur la « valeur » sociale et la réalité du travail effectué dans le huis clos du domicile, un travail méconnu, socialement invisible, souvent disqualifié, juridiquement difficile à appréhender. Ces travaux permettent d’identifier les aspects qui « font problème » dans le travail, constituent des points d’appui importants et permettent en partie de « compenser » par rapport au fait qu’il nous est très difficile d’effectuer des constats directs.

Il faut ensuite en finir avec la fiction qui maintient une multitude de petites structures associatives juridiquement indépendantes alors qu’elles appartiennent et sont adhérentes à une fédération départementale, nationale et constituent donc une entité globale de fait. Il y a eu une affaire en 2010, dans un département de l’Ouest de la France, qui a concerné l’une des principales associations historiques du secteur de l’aide à domicile. Concrètement, il existait 92 entités juridiquement indépendantes employant au total 3700 salariées. Un syndicat a saisi le juge civil pour que soit reconnue l’existence d’une Unité Economique et Sociale (UES), c’est-à-dire faire reconnaître qu’en réalité, au-delà des apparences juridiques, il existait UNE « grande association ». Pour bien saisir l’enjeu politique, il faut comprendre que l’UES est née des rapports de force entre syndicats et patronat après Mai 68. Dans cette période, le patronat adopte une stratégie qui consiste, à partir d’une entreprise, à créer plusieurs entreprises juridiquement indépendantes (donc à fragmenter les collectifs de travail) afin de se soustraire à l’obligation d’organiser des élections de Comité d’Entreprise (seuil de 50 salariés) et à faire obstacle à la reconnaissance légale du fait syndical dans l’entreprise. Les tribunaux, saisis par les syndicats, leur donnent indirectement raison en reconnaissant cette pure construction jurisprudentielle qu’est l’UES. Dans le cas que j’évoque, la reconnaissance du fait que cette myriade de petites associations constituait en réalité une UES aurait permis que les élections des institutions représentatives du personnel se déroulent dans un cadre plus large, que les salariées bénéficient d’un Comité d’Entreprise commun et d’un CHSCT. Malheureusement, le juge a rejeté l’argumentation du syndicat : pour lui, les associations étaient vraiment autonomes au plan économique. Pourtant, si l’on regarde les statuts mêmes de ladite association, on constate qu’il existe un principe de péréquation financière entre structures, et donc que l’autonomie financière est discutable … Et dans la pratique, on constate également que les contrats de travail sont fournis voire gérés par la fédération départementale, que cette fédération départementale intervient souvent en suppléance d’un président d’association défaillant, etc. Il faut « re-structurer » le secteur associatif, condition pour que les droits collectifs des salariées du secteur puissent exister. Il faut que l’inspection du travail ait le pouvoir de reconnaître, par décision administrative, l’existence d’Unités Economiques et Sociales, chose qui est aujourd’hui réservée aux juges et aux négociateurs (négociateurs peu présents, côté salariées, c’est un euphémisme).

Enfin, je crois que l’un des problèmes essentiels du secteur tient au temps partiel : celui-ci maintient les salariées dans la dépendance économique, dans l’impossibilité de se professionnaliser et dans une zone de sous-emploi et de sous-droit du travail qui entrave le développement des instances représentatives du personnel. Or ce temps partiel est toujours pensé comme une évidence découlant de la nature de l’activité : elles seraient à temps partiel car, par définition, les ménages n’ont pas besoin d’elles toute la journée et ont tous besoin d’elles dans les mêmes moments de la journée (il y a des creux d’activité qui seraient inévitables). Mais est-ce qu’on a déjà songé à réduire le temps de travail d’une infirmière au seul temps passé au contact des malades ?! Le temps partiel est ici construit par les politiques publiques et par les employeurs qui refusent d’intégrer au temps de travail de ces femmes, les temps de trajet, les temps de réunion, les temps de formation, les passages à l’association ou dans l’entreprise pour prendre des clés, les temps de confection des plannings de travail, le temps passé à « débriefer » sur le cas d’une personne malade, âgée, les temps consacrés à « l’analyse de pratiques », etc. Bref, tous ces temps indispensables qui permettent notamment la construction du métier. Pour cela, je crois qu’il faut en finir avec un mode de financement du secteur qui ne finance pas réellement les emplois, en tant que tels, mais essentiellement les temps d’interventions directs. Tous ces temps, qui sont des temps nécessaires au travail, doivent être des temps de travail reconnus et payés comme tels. Et alors parler de « professionnalisation » commencera à prendre un sens…