L’hôpital

Médiapart - Hôpital : quatre soignants racontent leur été en apnée

Septembre 2022, par Info santé sécu social

Chacun depuis son poste d’observation de l’hôpital public, ils confient à Mediapart ce qu’a été leur quotidien, entre services d’urgence filtrés et maternités débordées, durant des semaines véritablement sur le fil. « Je ne supporte plus de voir ça, lâche un urgentiste du Samu. Je pense aux autres, à moi plus tard. Ça me fait peur. »

Caroline Coq-Chodorge
10 septembre 2022

La crise, sans cesse surmontée, serait-elle l’état chronique de l’hôpital ? Ou bien existe-t-il un point de non-retour, ce moment où le système défaille ? Le nouveau ministre de la santé, François Braun, ne tranche pas vraiment : « Il faut être prudent, mais la catastrophe annoncée ne s’est pas produite », s’est-il félicité, sur la pointe des pieds, le 29 août. La crise s’approfondit pourtant chaque jour : un à un, des paliers sont franchis, de manière presque indolore.

L’été a débuté avec une centaine de services d’urgences, plus ou moins fermés, certains jours ou certaines nuits, jusque dans les plus grands CHU. Après les urgences, ce fut au tour des maternités d’alerter, par la voix des sages-femmes qui démissionnent massivement, écœurées par les conditions de travail.

En Île-de-France, région la plus tendue, deux cellules de crise ont été ouvertes : la première pour les femmes enceintes qui ne parviennent pas à s’inscrire en maternité, la seconde pour organiser les délestages, c’est-à-dire les transferts de femmes en travail et de nouveau-nés. Le décès d’un bébé, dans le cadre d’un délestage qui s’est mal passé, a ému au plus haut point.

Cet été sur le fil, nous avons demandé à quatre professionnel·les de nous le raconter un peu autrement, sous le sceau d’un anonymat complet, posé comme principe, pour les libérer un peu du secret médical et du devoir de réserve des fonctionnaires.

Pédiatre, cheffe d’un service de gynécologie obstétrique, urgentiste au Samu et assistante de régulation médicale, nos témoins travaillent dans des hôpitaux de toute taille : deux grands CHU de centre urbain, deux hôpitaux de taille moyenne, en zone urbaine et semi-rurale. Nous avons gommé tout élément permettant de les identifier.

Leurs récits se recoupent parfaitement. Chacune et chacun, à sa place dans le système de soin, racontent un même engagement pour l’hôpital public qui s’effrite.

Les urgences filtrées : « une part de risque excessive »

Le 30 juin, le chef de service des urgences du CHU de Metz et président du syndicat Samu-urgences de France, François Braun, remettait au gouvernement 41 propositions pour aider les urgences à passer un été « à haut risque ». Le 4 juillet, il était nommé ministre de la santé pour mettre en œuvre toutes ces recommandations. L’été 2022 aux urgences est donc le premier bilan du nouveau ministre.

L’une des mesures phares du nouveau ministre est le renforcement du 15, le numéro d’appel du Samu (Service d’aide médicale d’urgence). Tout l’été, des campagnes de communication ont incité les patients à appeler le 15 avant de se déplacer aux urgences. À l’autre bout de fil, c’est un assistant de régulation médicale qui décroche.

Celle qui a accepté de nous parler est, au début de l’été, « vent debout » contre cette décision qui à ses yeux « renforce l’idée que le problème, ce sont les gens qui abusent ». Mais elle le reconnaît aussi : « On n’a pas trop le choix : les urgentistes le demandent, il y a tellement de trous dans leur planning. Notre travail, c’est aujourd’hui de protéger le système. Soit on filtre, soit on ferme. »

Au 15, le but, c’est d’éviter autant que possible les entrées. On en fait toujours plus pour maintenir les patients à domicile.

Deux mois plus tard, elle tire un premier bilan : « C’était une connerie, même les médecins qui la réclamaient le disent. Car cela n’a rien changé : il y a toujours autant de patients graves, les urgences restent engorgées, parce que le problème de fond demeure : il n’y a pas de lits pour les hospitaliser. »

Elle explique son travail : recevoir les appels des patients, les filtrer avec l’aide de médecins, puis les orienter sur son territoire vers le médecin généraliste de garde, le service d’urgences le plus adapté, ou disponible, jusqu’au service le plus spécialisé, en envoyant si nécessaire les moyens du Smur (Structure mobile d’urgence et de réanimation, soit les véhicules médicalisés du Samu) ou les pompiers.

L’hôpital où elle travaille, un grand CHU, a été l’un des premiers à mettre en place le filtrage des patients à l’entrée aux urgences. « Eux parlent d’ouverture adaptée, cela m’énerve. C’est une ouverture filtrée. Le but c’est d’éviter autant que possible les entrées. On en fait toujours plus pour maintenir les patients à domicile. Le monsieur qui a une colique néphrétique au milieu de la nuit : c’est extrêmement douloureux, mais ce n’est pas vital, et les urgences autour de chez lui sont fermées la nuit. Alors, on le fait patienter. Il rappelle parce qu’il a mal, on lui envoie une ambulance qu’on ralentit un peu, pour attendre l’ouverture des urgences… »

Le Samu où elle travaille n’a pas relevé d’augmentation très nette du nombre des appels. L’urgentiste d’un autre Samu, à l’autre bout de la France, confirme : « Il y a une augmentation, mais qui n’est pas massive, car la population avait déjà l’habitude d’appeler avant de se déplacer. Ce qui change, c’est le tri. Même pour des douleurs thoraciques, on trie de plus en plus. Seulement, c’est compliqué d’évaluer une douleur thoracique par téléphone… Plus on trie, plus on prend le risque de passer à côté d’un problème cardiaque. Cette part de risque, désormais assumée, je la trouve excessive pour notre société. »

En maternité, « c’est de l’abattage »

« Je suis en risque opérationnel » : c’est avec des termes techniques, aussi froids et désincarnés que possible, qu’une cheffe de service décrit l’état de sa maternité au début de l’été. Elle se pose alors « la question de fermer ». « Parce qu’un jour, on n’aura pas le temps de surveiller le rythme cardiaque d’un bébé, on ne verra pas une femme qui saigne après un accouchement ».

Pour tenter de limiter les risques, elle a demandé à l’agence régionale de santé (ARS) de « dégrader » sa maternité, « du niveau 2B au 2A », en raison du manque d’effectif en néonatologie. Les maternités sont classées de 1 à 3, en fonction de leur niveau de technicité. Elle espérait ainsi prendre en charge des accouchements à moindre risque.

Cela n’a pas été possible. Elle a même dû accepter des accouchements « avant 32 semaines de grossesse, qui sont réservés normalement aux maternités de niveau 3. L’agence régionale de santé m’a expliqué qu’il valait mieux que ces femmes accouchent chez moi plutôt que dans une maternité de niveau 1, soupire-t-elle. J’ai pourtant été écoutée, mais comme il n’y avait plus aucun lit sur Paris pour transférer les femmes enceintes avant terme… Nous avons donc choisi la moins mauvaise solution. »

Au cours de l’été, il y a donc eu des « journées d’insécurité, quand les sages-femmes sont fatiguées. Il m’en manque quatorze et elles continuent de partir. Les primes accordées n’y ont rien fait, l’hémorragie continue ».

Les sages-femmes fuient, en même temps que la maternité ne cesse de grossir, et les conditions de travail de se dégrader : « Une maternité voisine a fermé, et on a dû absorber six cents accouchements supplémentaires, sans moyens supplémentaires. On dépasse aujourd’hui les trois mille accouchements par an. Les gardes deviennent épuisantes, le travail est déshumanisé. C’est de l’abattage, il n’y a plus de relations avec les patientes. »

Beaucoup d’heures supplémentaires, des gardes de 24 heures sans presque aucun repos : le personnel se sent harcelé.

La cheffe de service a dû recentrer son activité sur l’essentiel, la sécurité dans la salle d’accouchement : « On ne fait plus de préparation à l’accouchement. Il n’y a plus de consultation d’homéopathie, de conseillère en lactation ou de yoga prénatal. On ne fait même plus d’accompagnement à la douleur, avec de l’acupuncture ou de l’hypnose. Les femmes ne sont plus préparées à la violence de l’accouchement. »

Si les IVG sont toujours assurées, l’accueil a là encore été dégradé. « J’avais auparavant une infirmière dédiée à ces femmes, dans un lieu distinct. J’ai dû supprimer ce poste. Les IVG sont aujourd’hui accueillies dans la consultation de gynécologie obstétrique, au milieu des femmes enceintes. »

À tout cela s’est ajoutée, au mois d’août, une activité intense : « On a réalisé cent accouchements supplémentaires sur le mois, jusqu’à vingt par jour. Les salles d’accouchement étaient sans cesse pleines. C’était très très dur : des gardes de 24 heures sans presque aucun repos, peu de pauses, y compris pour manger ou aller aux toilettes. Le personnel a fait beaucoup d’heures supplémentaires, il finit par se sentir harcelé. Et il est déstabilisé par le recours aux intérimaires, bien mieux rémunérés et qui choisissent leurs horaires de travail, alors que l’équipe restante comble les trous. De nombreux départs de soignants sont annoncés pour la rentrée. »

Faute de personnel, la cheffe de service a dû aussi fermer des lits dans l’été. Pour libérer plus vite ceux qui restent ouverts, la sortie à deux jours de l’accouchement devient la norme. « On ne fait donc presque plus de conseil pour l’allaitement, on ne peut plus dépister les dépressions néonatales. On a plus qu’à espérer que nos collègues de ville prennent le relais. »

Comme les humains, le matériel, « surutilisé », a cassé : « Notamment deux tables d’accouchement qu’on ne parvient pas à remplacer parce qu’elles viennent de Chine. »

Côté médecins, ce sont les pédiatres qui ont craqué : « Des médecins en sous-effectif chronique, avec des gardes plus lourdes et des petits patients plus graves. Ils n’ont pas supporté et beaucoup démissionnent. »

En cette rentrée, la cheffe de service a une nouvelle fois prévenu sa direction et l’ARS : « On doit être momentanément déclassé au niveau 1, accueillir seulement des grossesses à 36 semaines minimum jusqu’à la réouverture des lits de néonatologie. »

À force de cautionner une dégradation constante de la qualité des soins, parce qu’il faut bien accoucher les femmes, la cheffe de service finit par s’interroger : « Est-ce que ma responsabilité médicale peut être mise en cause ? »

« Où vont ces enfants ? Que leur arrive-t-il ? »

Les débuts de vie des enfants, lorsqu’ils sont malades ou victimes d’accidents, peuvent être tout aussi malmenés. Dans un service de réanimation néonatale de référence, une pédiatre explique refuser « entre un quart et un tiers des enfants qui nous sont adressés par le Samu, parce qu’on manque d’infirmières, donc de lits. Ce sont des enfants prématurés, asthmatiques, avec une bronchiolite, qui attendent qu’une place se libère dans le camion du Smur. Où vont ces enfants ? Que leur arrive-t-il ? Personne ne le sait. Avant, cette situation était exceptionnelle. Maintenant, cela arrive tout le temps. On accepte de ne plus avoir de places, on ne se soucie plus des enfants qu’on refuse, sinon cela serait trop dur ». Elle est désolée pour ses collègues urgentistes.

L’urgentiste du Samu comprend lui parfaitement sa situation : « Ils ont un seul lit et cinquante appels, ils doivent trier. C’est intolérable, ce niveau de tri. » Il raconte l’attente dans le camion « dans la rue, devant le domicile, une ou deux heures, on y fait même plus attention. Deux heures, c’est épouvantable avec un enfant qui va mal, qui a mal ».

Parfois, l’hôpital qui a finalement accepté l’enfant est à deux heures de route : « Quand il est dans un état grave, quelles sont les conséquences ? Elles ne sont jamais mesurées, sinon cela ferait scandale », estime la pédiatre.

Pour les personnes âgées, « je triche sur l’âge, les comorbidités »

À l’hôpital, le sort le moins enviable est réservé aux personnes âgées, surtout les plus malades, dépendantes, isolées. Pour ceux-là, les médecins du Samu ont le plus grand mal à trouver un lit d’hôpital : « Parfois, j’ai l’impression d’avoir un BEP force de vente : je triche sur l’âge, les comorbidités. Si vous associez 80 ans, un cancer, une autre pathologie aiguë, personne n’en veut. »

On ne compte plus les injonctions des gouvernements successifs à hospitaliser directement les personnes âgées dans des services adaptés, sans passer par les urgences, en vain. « On nous promet depuis très longtemps des lits de gériatrie. Mais personne ne veut travailler avec les vieux, ils font peur aux jeunes médecins, parce que l’université ne fait rien pour les aider à apprivoiser cette peur », estime l’urgentiste.

Comme leurs confrères, les urgentistes du Samu évitent ces malades, toujours pour de bonnes raisons : « Notre travail en tant que médecin, c’est de trouver le bon service pour nos patients. Mais on sait qu’on nous refusera l’admission en cardiologie ou en pneumologie d’une mamie de 98 ans qui a fait un œdème du poumon. Alors, on la fait transporter par les pompiers, parce qu’eux au moins peuvent l’envoyer aux urgences les plus proches, sans discussion. »

Ainsi, les personnes âgées continuent à passer des nuits aux urgences, dans les couloirs, sur des brancards, dans l’attente d’un lit d’hospitalisation que de nombreux services leur refusent.

Rien n’avance non plus dans les Ehpad, où il n’y a bien souvent « pas de médecin coordonnateur, et très peu de personnel, surtout la nuit ». Avec un humour féroce, il raconte une situation folle : « Une nuit dans un Ehpad, pour un arrêt cardiorespiratoire. C’est l’infirmière qui faisait le message cardiaque. » Mais elle a dû l’interrompre quelques minutes, car « c’est aussi elle qui nous a ouvert la porte. Elle était toute seule pour je ne sais pas combien de patients… »

« Ce n’est pas une question d’argent mais… »

Toutes les personnes interrogées l’affirment : l’argent n’est pas un réel sujet. Mais les deux mille euros net du jeune médecin sont-ils à la hauteur des 50 à 70 heures de travail par semaine, cinq jours par semaine et un week-end sur deux ? « Les médecins restaient à l’hôpital parce qu’ils avaient le sentiment de bien faire leur travail, de participer au service public, raconte la jeune pédiatre. Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui notre petit salaire quand tout manque ? Les lits, le matériel, la climatisation, des résultats de laboratoires rapides, un système d’information performant. Mes amis ne me croient pas quand je leur dis qu’on travaille encore sous Windows 98. Faire une prescription prend dix minutes, et parfois cela ne marche tout simplement pas. »

La tarification à l’activité, qui pousse l’hôpital public à multiplier les actes, finit aussi par brouiller la frontière avec le privé : « Si on doit faire du chiffre, autant le faire dans le privé, en étant mieux payé. Au moins, là-bas, tout le monde travaille dans le même sens, pour la rentabilité. Il n’y a pas de problème d’accès aux blocs, aux brancards. »

L’assistante de régulation médicale dit à peu près la même chose : « Notre salaire de base est de 1 600 euros net. Mais avec les nuits, les dimanches travaillés, je suis plutôt autour de 1 800 euros. Cet été, ils ont doublé nos indemnités de garde de nuit ; de + 1,17 euro à + 2,34 euros l’heure travaillée. Nos heures supplémentaires ont été majorées. J’en ai fait peu, car j’ai besoin de prendre de la distance. C’est contre-productif de dire aux gens : vous verrez, vos heures supplémentaires seront bien payées. Moi je préférerais faire un travail où mes horaires sont respectés et où je ne travaille pas en permanence en sous-effectif. »

L’urgentiste, avec près de trente ans d’expérience à l’hôpital, émarge lui à 5 000 euros brut, augmentés de 30 % avec les gardes. Il enchaîne encore les gardes de 24 heures, entrecoupées d’une ou deux journées de repos. « À mes 20 ans, je pouvais travailler deux ou trois jours de suite, ce n’est plus possible avec l’âge et la charge de travail actuelle. Des jeunes le font, mais finissent par exploser ».

Pour lui aussi, ce n’est pas une question d’argent, mais « voir des intérimaires gagner en 12 heures au minimum mille euros, et jusqu’à deux mille – trois mille euros les 24 heures… C’est n’importe quoi, tout le monde finit par fuir vers l’intérim ».

« Ça use, on finit par avoir honte »

À l’hôpital, l’usure arrive très vite : « En cinq ans d’internat, j’ai vu l’hôpital s’effondrer, raconte la jeune pédiatre. Pendant le Covid, on a mis tellement d’énergie, il y a eu tellement d’espoir que le système change. J’ai aussi cru à l’arrivée d’Olivier Véran, qui venait de nos rangs. Tout cela a eu un impact moral. Mon métier me passionne, je fais des sacrifices depuis l’âge de 18 ans. Mais est-ce qu’on doit s’abîmer pour un hôpital qui ne nous le rendra pas ? »

La mort rôde partout, celle des patients, celle des collègues : la jeune pédiatre a été touchée par trois suicides dans son entourage médical.

Avec ses trente ans d’expérience, l’urgentiste du Samu sait lui précisément ce qu’il peut faire et ne plus faire : « Je ne retournerai jamais aux urgences, où on maltraite au quotidien les patients. À mon âge, je ne supporte plus de voir ça. Le week-end dernier, il y avait une quarantaine de patients en attente, sur des brancards, une trentaine de plus de 80 ans. Je pense un peu aux autres, et à moi plus tard. Ça me fait peur : comment vais-je vieillir ? »

S’il est encore à l’hôpital, « c’est pour mes patients, mes enfants. Je suis peut-être le dernier des Mohicans, mais je me sens redevable au service public. J’ai bénéficié d’une bourse du collège à l’université. Mais ça use, on finit par avoir honte de transmettre un système de santé aussi merdique. Il y a eu des progrès techniques incroyables en médecine. Mais quel sens à tout ça s’il n’y a plus de place pour la personne âgée avec une fracture ? »

La cheffe de service de maternité hésite entre la révolte et l’impuissance : « Mon service est tellement malmené, je ne peux pas me taire. Mais je n’ai pas de bonnes solutions à soumettre. Je suis une hospitalière dans l’âme, c’était un si bel outil. Mais maintenant, même les gens les plus attachés à l’hôpital public partent. »

L’assistante de régulation médicale quitte son service, pour un autre, plus tranquille. Elle partira dans quelques semaines. « J’y ai travaillé cinq ans, c’est une magnifique expérience. Mais j’ai besoin de l’espoir que les choses vont s’arranger pour continuer . Or je ne les ai vues que se dégrader. L’hôpital a besoin de sang neuf. »

Caroline Coq-Chodorge