Maternités et Hopitaux publics

Médiapart - Accouchement : le « syndrome méditerranéen » s’invite en salle de naissance

Septembre 2022, par Info santé sécu social

Cette croyance sans fondement scientifique consiste à penser que les patients perçus comme non blancs ont tendance à exagérer leur douleur, donnant ainsi peu de considération à leur parole. Des patientes et des sages-femmes dénoncent ses conséquences lors de l’accouchement.

Bessma Sikouk
12 septembre 2022

Péridurale, médicaments, échelle de la douleur : ces dernières décennies, les outils pour mieux prendre en charge les souffrances de l’accouchement se sont développés. Mais parmi les freins aux avancées médicales, on recense le « syndrome méditerranéen », cette croyance remontant à la colonisation et aux premières vagues d’immigration en France pour les patient·es originaires d’Afrique du Nord, et à l’esclavage pour les personnes noires.

Le sociologue et chercheur au CNRS Marc Loriol le définit comme une conviction des professionnel·les de santé selon laquelle « les malades de culture méditerranéenne, et surtout d’Afrique du Nord, sont jugés plus angoissés, plaintifs, douillets, demandeurs… Dès lors, il convient de moins donner suite à leur plainte ». Un préjugé qui peut conduire à des erreurs de prise en charge, dénoncent plusieurs patientes et sages-femmes interrogées par Mediapart.

Plusieurs cas médiatiques ont porté le débat sur ce phénomène, comme celui de Naomi Musenga, morte en 2017 après avoir appelé le Samu qui ne l’a pas prise au sérieux. La championne de tennis Serena Williams a également raconté que durant son accouchement, ses plaintes ont été ignorées jusqu’à ce que le personnel soignant découvre des caillots de sang dans ses poumons, ce qui aurait pu lui être fatal. Enfin, en août 2020, Yolande Gabriel, une Martiniquaise, est décédée à l’âge de 65 ans après avoir attendu les secours plus d’une heure. Ses douleurs ont également été minimisées durant son appel au 15.

Le « syndrome méditerranéen » a beau n’avoir aucun fondement scientifique, comme l’explique Isabelle Derrendinger – « Il n’existe pas de manifestation méditerranéenne de la douleur » –, il s’agit pourtant d’une croyance bien ancrée. Caroline Reiniche a travaillé pendant douze ans en tant que sage-femme dans l’hôpital public. « Comme plein d’autres formes de racisme médical institutionnalisé, il s’agit d’une réalité du quotidien », affirme-t-elle sans détour. C’est dans un contexte de manque de personnel et de moyens de l’hôpital public que ce préjugé racial s’inscrit.

Douleur niée et absence d’accompagnement

« Traumatisant » : c’est ainsi qu’Amelle S., d’origine marocaine, décrit son premier accouchement en 2015 dans un hôpital d’Île-de-France. « J’ai passé 35 heures de souffrance à dire que ça n’allait pas. Je hurlais comme un animal. » Malgré sa douleur, elle se souvient d’un personnel soignant excédé. « J’avais une sage-femme qui était affreuse avec moi, je la vois encore enfiler son gant en soufflant pour vérifier si mon col se dilatait. Elle attendait qu’il soit dilaté à 3 centimètres. J’avais l’impression que je la saoulais. »

Le site de l’AP-HP préconise qu’une « péridurale peut être posée lorsque le col est dilaté entre 3 et 8 centimètres, mais elle peut être mise en place plus tôt si les douleurs sont intenses ». La présidente du Conseil national de l’ordre des sages-femmes, Isabelle Derrendinger, confirme également qu’une analgésie péridurale peut être posée sans tenir compte de la dilatation du col. « Les techniques d’analgésie ont suffisamment évolué pour que ce ne soit plus probant, même si on entend encore ce genre d’argument. C’est un mauvais argument. »

Par ailleurs, les recommandations de bonne pratique de la Haute Autorité de santé (HAS) précisent qu’il n’y a pas lieu d’attendre une dilatation spécifique pour une analgésie.

Ce n’est pourtant qu’au bout de 24 heures que la péridurale est enfin posée à Amelle S. Quelques heures plus tard, d’après son récit, les souffrances reprennent de plus belle. Vers 4 heures du matin, elle a « la sensation que [son] cœur [va] s’arrêter ». La jeune femme remarque plusieurs médecins arriver hâtivement dans la salle pour réaliser une césarienne d’urgence parce que le cœur du bébé est en train de lâcher.

« Je ne pensais même plus à mon bébé, la seule chose qui sortait de ma bouche c’était : “Où est l’anesthésiste ?” », se rappelle-t-elle. Elle pense qu’on l’a « anesthésiée pendant qu’on [l]’ouvrait ». « J’ai eu la sensation d’être dans le film d’horreur Saw, ça me restera toute ma vie. D’un coup, je sens une horrible douleur dans le bas de mon ventre et à partir de là je ne sais plus ce qu’il s’est passé. Je ne sais pas si je me suis évanouie. » « Je n’ai pas tout de suite compris que c’était le “syndrome méditerranéen”, c’est en racontant mon histoire à ma cousine qui est médecin que je me suis rendu compte que je l’avais subi. »

Questionné à propos du cas d’Armelle S. et du « syndrome méditerranéen », le CHU qui l’a prise en charge n’a pas donné suite, précisant qu’il s’agit d’un « non-sujet ».

Cette expérience insoutenable de la douleur, Laura Maamir, Algérienne, l’a vécue dans la région Rhône-Alpes où elle a accouché en 2014. Après la percée de sa poche des eaux, elle part pour l’hôpital. À son arrivée, une sage-femme aurait remis en question ses dires : « Pour elle, je confondais avec de l’urine. » Après vérification, la sage-femme confirme finalement la situation et lui annonce que l’accouchement va être déclenché – c’est une procédure classique dans ce cas.

Mais les contractions de déclenchement sont connues pour être extrêmement douloureuses, indique la sage-femme Caroline Reiniche. « La douleur que j’ai ressentie à ce moment-là, je m’en souviens comme si c’était hier. C’était traumatisant. Je me revois hurler, pleurer, supplier, la totale », se remémore Laura Maamir. Comme pour Amelle S., malgré sa détresse, il ne lui sera rien proposé en termes de prise en charge de la douleur. C’est plus tard, après des lectures afro-féministes et décoloniales, que Laura Maamir incrimine le « syndrome méditerranéen ».

Interrogé sur ce point, l’hôpital concerné a répondu : « Pour nous le sujet n’existe pas. Il s’agit d’accusation de discrimination et ce n’est pas du tout la politique de la maison. Notre hôpital est en plus une des meilleures maternités de France. » La jeune femme en garde un souvenir tout autre : « C’était vraiment comme si on ne m’entendait pas ou on ne me voyait pas, au choix. Je pense surtout qu’on ne me croyait pas. »

Des solutions existent pourtant, comme l’affirme la sage-femme Caroline Reiniche : « Quand on déclenche, ce n’est pas grave de mettre la péridurale tôt. Je l’ai déjà fait et on sait qu’on peut le faire puisque c’est ainsi qu’on procède dans des contextes plus lourds d’interruption médicale de grossesse par exemple. » Mais pour la professionnelle de santé, là où le bât blesse, c’est « qu’à partir du moment où il y a cette idée de ne pas écouter ce qu’elles disent, il n’y aura pas de discussion ni d’explication des différentes options de soulagement de la douleur ».

De plus, comme le précise la sage-femme, la prise en charge de la douleur ne se concentre pas seulement autour de la péridurale, elle est avant tout « un accompagnement humain, une présence, une réassurance. Aider à respirer, se positionner, rassurer, tout simplement ».

Des conséquences graves
Un soutien que Lilia*, originaire du Maroc, n’a pas trouvé lorsqu’elle a accouché de son enfant en mars 2018 dans la clinique parisienne. « Parfois, il suffit de dire : “Je sais, c’est douloureux les contractions de déclenchement. Allez ! Tenez ! Vous allez y arriver” », explique-t-elle. Ces mots, elle ne les a pas entendus et son accouchement a été particulièrement éprouvant. « On n’a pas arrêté de me répéter : “Oh ! mais vous ne savez pas gérer votre douleur”, “Arrêtez de vous plaindre tout le temps”. »

En fin d’accouchement, elle indique à l’anesthésiste qu’elle n’arrive plus à respirer. D’après son récit, il se montre alors « très agacé ». « Il est venu me coller un oxymètre de pouls au doigt en me criant dessus et en me disant méchamment : “Vous allez bien voir que vous respirez, madame” », affirme-t-elle. Après la première mesure, l’anesthésiste lui aurait rétorqué : « Vous voyez ! » Dans le même temps, Lilia raconte qu’elle sent qu’elle « étouffe ». « La deuxième mesure ne devait pas être bonne… et après j’ai perdu connaissance. »

Lilia en est « persuadée », elle a été discriminée : « Le personnel soignant n’a eu de cesse de minimiser mes douleurs, infantiliser mes paroles pour, au final, amoindrir ce que j’ai vécu et qui était une urgence vitale. »

Lilia a fait une hémorragie de la délivrance (en fin d’accouchement), première cause de mortalité maternelle. Elle a par la suite dû être transfusée de trois poches de sang. Interrogée à ce sujet, la clinique n’a pas répondu.

En mars 2022, Yamna*, d’origine algérienne, est renvoyée chez elle après une interruption médicale de grossesse (IMG). Mais des douleurs et des saignements importants persistent plus d’un mois après l’intervention. Elle se rend à trois reprises aux urgences. La première fois, elle est sommée de rentrer chez elle. « On a minimisé mes douleurs, on m’a dit que j’en rajoutais et que c’était le fait d’avoir perdu mon enfant, alors que je savais parfaitement faire la différence entre mes douleurs et le deuil que j’étais en train de vivre. »

La deuxième fois, elle est prise en charge par une gynécologue qui lui aurait fait une échographie en lui disant qu’il n’y avait rien d’anormal et qu’il ne faut pas « venir encombrer les urgences ». Ce n’est que la troisième fois qu’un médecin remarque qu’il reste encore des caillots dans son utérus. Elle doit subir une intervention en urgence. « Si je ne m’étais pas écoutée en revenant plusieurs fois aux urgences, ça aurait pu être vraiment dangereux pour moi, estime Yamna. Je suis sûre d’avoir été victime du “syndrome méditerranéen” car mes douleurs ont été minimisées et la gynécologue s’adressait à peine à moi… comme si je ne parlais pas français. »

Sollicité à ce sujet, le CHU du Sud-ouest qui l’a prise en charge n’a pas donné suite.

Un stéréotype sans fondement
Aucune des structures que nous avons interrogées n’a d’ailleurs souhaité répondre dans le détail et évoquer ce prétendu « syndrome méditerranéen », pourtant de plus en plus étudié.

Pour Caroline Reiniche, l’urgence du travail quotidien à l’hôpital et les manques de moyens et de personnel n’arrangent rien mais la façon de les gérer est biaisée par ce type de préjugés. « S’il y a deux patientes au même stade et qu’elles ont toutes les deux besoin d’une péridurale, consciemment ou inconsciemment, on va d’abord donner à la patiente blanche parce qu’elle a davantage mal même si elles sont à stade égal et à douleur égale, et ça, c’est quelque chose que non seulement j’ai vu faire, mais que j’ai pratiqué aussi parce qu’on apprend par mimétisme. »

Le sociologue Marc Loriol partage ce constat : « Quand on n’a pas de temps, c’est plus simple de traiter les patients en fonction de stéréotypes. Ils aident à prendre des décisions plus rapidement même si certaines de ces décisions vont être des erreurs dramatiques. »

D’autant plus que les soignant·es n’ont le plus souvent pas conscience de ce biais. C’est ce qu’explique Myriam Dergham, interne en médecine générale et doctorante en anthropologie médicale. Selon elle, les connaissances délivrées ne sont jamais remises en question par les étudiant·es au cours de leurs études. Notamment parce qu’il y a un « enseignement par la terreur » et parce qu’il repose en partie sur des stages. Il se fait donc beaucoup par imitation des pairs et par pratiques partagées. D’où, d’après elle, la persistance du « syndrome méditerranéen » dans l’inconscient des soignant·es.

Un cliché qui est loin de disparaître, comme l’indique le sociologue Marc Loriol : « Pas parce que les soignants seraient mal informés mais parce qu’ils sont obligés de faire de plus en plus vite leur travail. » Les difficultés immenses auxquelles fait face l’hôpital risquent bien de ralentir encore la déconstruction de ce préjugé.

Bessma Sikouk