L’hôpital

Le Monde.fr : Aux Hôpitaux de Marseille, les raisons d’un déficit inquiétant, commun à tous les CHU

il y a 1 mois, par infosecusanté

Le Monde.fr : Aux Hôpitaux de Marseille, les raisons d’un déficit inquiétant, commun à tous les CHU

L’inflation, surtout, mais aussi le manque de soignants ou la charge financière de la dette font partie des causes multiples de cette situation. D’un service à l’autre, chacun raconte une même impuissance à faire plus.

Par Camille Stromboni (envoyée spéciale à Marseille)

Publié le 19/02/2024

C’est un déficit vertigineux qui se dessine : une centaine de millions d’euros, pour l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM). « Nous avons une vraie inquiétude », reconnaît le directeur du mastodonte hospitalier du Sud-Est, François Crémieux, pourtant rodé aux situations de crise. Comme la trentaine de centres hospitaliers universitaires (CHU) qui ont alerté fin janvier sur des déficits inédits, ses comptes ont plongé.

Le déficit de l’AP-HM est passé de 52 millions d’euros en 2022, à 117 millions en 2023, selon les chiffres prévisionnels du groupe hospitalier. Lors d’une conférence de presse organisée le 5 février, ses dirigeants ont appelé à un « appui exceptionnel » de l’Etat, alors que l’institution marseillaise, dont le budget représente 1,8 milliard d’euros, retrouve tout juste ses couleurs, deux ans après la fin de la crise due au Covid-19. Depuis fin décembre 2023, grâce à une campagne de recrutement des soignants fructueuse, l’AP-HM a réussi à rouvrir la quasi-totalité de ses « lits », en médecine, en chirurgie, en obstétrique, en pédiatrie. Et son activité s’approche enfin de celle de 2019.

Comment expliquer ce plongeon ? Inflation, inflation, inflation : Marie Deugnier, la secrétaire générale, qui chapeaute les services administratifs, des achats aux finances en passant par les ressources humaines, peut l’illustrer à tous les étages, les coûts explosent. « Ce n’est pas seulement le chauffage ou l’électricité, pointe du doigt la responsable de 44 ans, installée dans les locaux de la direction qui jouxtent la Conception, l’un des hôpitaux de l’AP-HM. Nous sommes comme un ménage, nous avons plein d’autres biens et services de consommation. » Un ménage à 500 millions d’euros d’achats par an ! Augmentation des prix d’exploitation pour l’informatique, de la maintenance du matériel biomédical (IRM, scanner, respirateurs…), du coût de la flotte de véhicules, des biens médicaux et pharmaceutiques, des achats alimentaires… l’inflation a représenté 25 millions d’euros du déficit actuel, évalue le CHU marseillais.

Les conséquences sont déjà là, avec une trésorerie mise à mal : les délais de paiement ne peuvent plus être respectés auprès de nombreux fournisseurs. En moyenne à cinquante jours, ils enregistrent désormais des pics à cent vingt jours, qui pourraient atteindre cent cinquante jours durant l’été. « Nous préservons les achats vitaux, mais c’est une gestion extrêmement fine au quotidien, décrit la responsable. Les difficultés financières ont un coût caché : des process de gestion beaucoup plus lourds, des arbitrages permanents… et pendant ce temps-là, on ne fait pas autre chose. »

« On ne s’y retrouve pas »
Sur le plan des ressources humaines, il a fallu assumer une facture plus lourde, observe aussi son directeur. « L’année était compliquée, relate François Crémieux, alors que le taux d’absentéisme des personnels atteint à peine son niveau d’avant-crise, soit environ 10 %. Les remplacements, les heures supplémentaires, l’intérim… ont un coût élevé. » Pour maintenir l’offre de soins, ce sont 350 équivalents temps plein d’heures supplémentaires, contre une centaine en 2019, qui ont été nécessaires.

Personne ne l’oublie non plus à l’AP-HM, le passé pèse lourd, avec un déficit structurel et surtout quelque 900 millions de dette héritée des grands travaux du début des années 2000, dont il faut assumer la charge financière. Cette dernière s’est gravement alourdie, avec l’augmentation des taux d’intérêt – un quart de la dette repose sur des taux variables.

Dernière composante de ce tableau contraint : l’activité, qui détermine le financement des hôpitaux, est venue grever le budget. Comment l’expliquer ? Faute de bras suffisants, elle n’a repris à « plein » que progressivement sur l’année qui vient de s’écouler. Dans le même temps, les revalorisations salariales actées par le gouvernement à l’été 2020 pour les soignants ont été compensées par l’Etat en 2023 par une hausse des « tarifs » versés pour chaque type de malade et de séjours pris en charge, dans le cadre de la tarification à l’activité (une des sources principales du financement des hôpitaux). Mais l’activité n’a pas augmenté suffisamment, alors que les revalorisations salariales, elles, se sont appliquées.

Résultat : « On ne s’y retrouve pas », pointe Marie Deugnier, évaluant le poids de ce décalage à 25 millions d’euros de déficit. Quand bien même 2023 reste une année de « transition » : la garantie de financement, soit le mécanisme mis en place par l’Etat alors que l’activité était bouleversée par les patients « Covid », continue d’amortir, pour les deux tiers, le budget des hôpitaux, quand la tarification à l’activité ne représente que 30 % de leur enveloppe.

Impuissance à faire plus
Sur le terrain, d’un service à l’autre, chacun raconte cette même impuissance à faire plus, malgré des patients qui en ont besoin, dans une course à l’efficacité et à l’équilibre. Le professeur Benjamin Blondel, en chirurgie orthopédique et vertébrale, le dit en souriant, non sans un certain sens de l’exagération : « On a une formule 1, mais avec le réservoir d’une R5 », lâche-t-il, en montrant le bâtiment central où sont installés les blocs opératoires et le service de réanimation, accroché à la longue barre de béton historique de la Timone, un autre hôpital de l’AP-HM. Sa spécialité fait partie des activités jugées « rentables » pour l’hôpital, avec des patients plutôt « simples », qui rentrent et sortent vite, et ne nécessitent pas de médicaments très coûteux.

En ce début février, ses deux blocs tournent à plein, accueillant chirurgie programmée du dos pour l’un, traumatologie pour l’autre. Mais la troisième salle dévolue à sa spécialité, tout équipée, reste désespérément vide. Ou plutôt remplie de matériel désormais stocké là en permanence. « Pour réussir à l’ouvrir, il faut toute une équipe, des médecins, mais aussi des infirmiers de bloc et anesthésistes, et on n’arrive pas à avoir cet alignement », décrit-il.

Après avoir franchi la passerelle menant à ses lits d’hospitalisation, le médecin illustre sans difficulté un « cercle sans fin » : treize personnes occupent toutes les chambres de l’étage, attendant d’être opérées. Sur une journée, il espère en opérer… cinq ou six.

Douze autres ont été renvoyées chez elles, soit toutes celles pour lesquelles cela était possible, le plus souvent pour de « petites » fractures, du poignet, de la cheville… Elles seront rappelées pour venir plus tard dans la semaine. « On a augmenté notre activité ambulatoire [sur la journée], avec ce système de chirurgie reprogrammée, souligne-t-il. Après, c’est sûr que les patients ne s’attendent pas forcément à attendre cinq jours pour pouvoir être opérés… »

Installé dans son bureau au 9e étage, le professeur Jean-Luc Jouve, président de la commission médicale d’établissement, le rappelle simplement : « On parle du rétablissement de l’hôpital, mais il retrouve sa situation de 2019, alors qu’il était déjà en crise profonde, avec près d’un quart de blocs fermés. »

« Il faut savoir innover »
« On pourrait faire 20 % d’activité en plus ! », soutient le professeur Thomas Cuisset, chef de cardiologie interventionnelle, qui presse le pas entre deux interventions. Dans son planning du jour de cinq « valves aortiques », vient de s’intercaler une urgence : une thrombectomie pour une embolie pulmonaire chez un patient d’Avignon. Chez lui, il est moins question du bloc opératoire, puisqu’il peut s’en passer pour une partie de son activité, que de fermetures de lits en soins intensifs, faute d’infirmiers ou d’aides-soignants, qui l’empêchent de tourner à plein.

Depuis l’épidémie de Covid-19, il a développé une unité ambulatoire, qui permet d’accueillir plus de patients en économisant dans le même temps des personnels la nuit et les week-ends ; il a aussi retravaillé les plannings, réorganisé les horaires… « On optimise déjà l’utilisation de la ressource, on sait qu’on doit participer à être le plus performant possible aussi sur le plan financier, dit le quadragénaire. Mais on ne voit pas ce qu’on peut faire de plus face à ces tensions sur les lits. »

A quelques centaines de mètres, dans le service d’ORL installé au premier étage de l’hôpital de la Conception, c’est même de « l’ultra-fast track », dont parle le professeur Justin Michel, 44 ans, en présentant « l’unité de chirurgie sur patient éveillé » mise en place pendant le Covid-19. Six cents patients ont pu ainsi être pris en charge en 2023, avec ce circuit en deux heures, pour des gestes chirurgicaux sur le larynx, le nez, le sinus. « Il faut savoir innover en situation difficile, mais sans dégrader la qualité des soins », défend-il en montrant la salle de détente prévue avant l’opération, avec casque de réalité virtuelle.

L’une de ses cinq salles de bloc, qui était ouverte avant la crise due au Covid-19, est restée fermée depuis, faute d’anesthésiste. « Nous avons élargi un peu les horaires et demandé un effort sur les écarts entre opérations pour gagner du temps, afin de maintenir l’activité, explique-t-il. Mais il ne faut pas épuiser les équipes. » En face, la demande ne cesse d’augmenter : le nombre de médecins ORL s’effondre en ville, avec une pyramide des âges alarmante pour les années qui viennent, mais aussi dans les centres hospitaliers alentour, décrit-il, en citant la chute des effectifs à Aix-en-Provence, à Martigues, à Salon-de-Provence (Bouches-du-Rhône)… laissant le CHU toujours plus en première ligne.

Camille Stromboni(envoyée spéciale à Marseille)