L’hôpital

Médiapart - En réanimation, la rentabilité contre l’éthique médicale

Décembre 2016, par Info santé sécu social

Par caroline Coq-Chodorge

Troisième volet de notre enquête sur la tarification à l’activité. Deux médecins réanimateurs décrivent les effets pervers de ce mode de financement de l’hôpital sur leur spécialité.
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La réanimation est une spécialité hospitalière de pointe, très technique, qui prend en charge, parfois pour une longue période, des patients dans un état critique. Deux réanimateurs ont accepté de décrire l’impact de la tarification à l’activité (T2A) sur leur spécialité. Le premier a souhaité conserver l’anonymat : simple praticien hospitalier, il exerce dans un grand hôpital public parisien, au sein d’une équipe qui parvient encore à faire passer l’éthique médicale au-dessus des impératifs budgétaires. Le deuxième, Benoît Misset, est professeur des universités-praticien hospitalier, chef du service de réanimation du CHU de Rouen. Il a rejoint le service public après avoir longtemps exercé dans un établissement privé non lucratif parisien, l’hôpital Paris Saint-Joseph. Il y a joué le jeu de la rentabilité, jusqu’à en être « écœuré ».

La T2A, mal adaptée à la réanimation

Benoît Misset décrit ainsi sa spécialité, pratiquée par environ 2 000 médecins en France. « Nous utilisons des machines pour maintenir en vie des malades qui présentent une ou plusieurs défaillances vitales. Ils nous arrivent sans diagnostic. Nous devons en poser un ou plusieurs quasi immédiatement, décider d’un traitement urgent, mettre en place une assistance respiratoire, circulatoire, etc. C’est très difficile de prévoir la durée de l’hospitalisation de nos malades. Par exemple, une pneumonie aiguë peut justifier trois jours d’hospitalisation, ou trois semaines, ou trois mois... Cela dépend de la gravité de la maladie, de l’âge du patient, des complications qui surviennent ensuite, etc. »


Cette imprévisibilité du devenir des malades rend difficile une tarification a priori du séjour. C’est pourtant la philosophie de la tarification à l’activité : un tarif, censé correspondre à la meilleure prise en charge possible, a été fixé pour 2 300 malades types. Ce tarif prend en compte la pathologie et sa gravité, mais aussi l’âge du malade, ses autres maladies, etc.

En tant que membre de la Société de réanimation de langue française (SRLF, la société savante de réanimation), Benoît Misset a participé à la mise en place de la T2A dans sa spécialité, en 2003-2004. « En réanimation, nous avons très vite compris que nous serions perdants. Nous avons tenté d’adapter la T2A à notre activité, en élaborant un indice de gravité (IGS) au début du séjour. Celui-ci prédit bien le risque de décès, mais mal la durée d’hospitalisation. Par exemple, un patient dans un état très grave peut décéder très vite ou bien, au contraire, survivre, au prix d’un très long séjour. Nous avons obtenu de la tutelle un tarif à la journée d’hospitalisation calculé en fonction de cet indice de gravité. Mais l’étude de coût en réanimation a été mal faite, les tarifs qui nous sont appliqués sont inférieurs au coût réel et ne prennent pas en compte les progrès dans les pratiques. Tant que les budgets des hôpitaux étaient suffisants, cela allait : les directions admettaient que certaines activités, comme la réanimation, ne soient pas rentables puisque d’autres le sont, comme la dialyse, la chirurgie, l’ophtalmologie, etc. L’essentiel était que l’hôpital trouve un équilibre. Il ne devait pas y avoir de pression exercée sur les services structurellement déficitaires. Mais cet engagement n’a pas été tenu, parce que les budgets des hôpitaux sont de plus en plus contraints. »

Les effets pervers de la T2A

La tarification à l’activité pousse aussi… à l’activité, et pas toujours à bon escient. Benoît Misset devait remplir, à tout prix, son service de quinze lits : « Parce que mon service était structurellement déficitaire, mon directeur regardait de près le taux d’occupation de mes lits. S’il n’était pas suffisant, je risquais d’en perdre. On est donc moins sélectif. À Saint-Joseph, dans le XVe arrondissement, dont la population est plus âgée que dans la plupart des autres arrondissements de Paris, la moyenne d’âge de mes patients était très élevée. Mais est-ce toujours légitime de les réanimer ? Dans ce système, le service public devient un service marchand, tout vous incite à perdre de vue votre éthique médicale. »

C’est l’aspect le plus retors de la T2A : elle incite à l’activité, à la concurrence entre établissements, mais dans une enveloppe budgétaire fermée, dédiée à l’hôpital par l’assurance maladie, et qui augmente moins vite que les besoins de santé. Mécaniquement, les tarifs baissent chaque année, donc la productivité doit augmenter. « Chaque année, à Saint-Joseph, mon service devait rapporter + 5 %. Donc, je devais prendre un 21e malade dans le mois, même si je n’avais plus de lits. L’industrialisation de ce métier est difficile à supporter : il doit toujours y avoir plus de malades dans les lits, on doit toujours faire plus d’actes… Bien sûr, nous avons fait des progrès dans la prise en charge, et les malades sortent plus vite. Mais si la pression devient trop forte, les médecins pourraient être tentés de faire sortir trop tôt des malades, au risque qu’ils soient réadmis. C’est quelque chose que nous mesurons et que nous observons quelquefois. Nous craignons sérieusement que cela ne s’aggrave, car les tarifs vont continuer à baisser. »

L’hôpital public est soumis aux mêmes exigences que le privé. Dans le service de réanimation du grand hôpital public parisien, le praticien hospitalier anonyme raconte : « Après la conférence budgétaire de l’établissement, où les médecins ne sont pas conviés, un gestionnaire de l’hôpital vient nous voir avec des petits camemberts, pour nous demander de faire X % d’activité en plus, donc d’admettre plus de malades. Cela nous fait bondir ! On ne fabrique pas des yaourts, on ne choisit pas la durée de séjour de nos patients. Heureusement, les équipes résistent : les malades sortiront quand ce sera le bon moment. Mais si on est des mauvais élèves, on perd des postes paramédicaux et médicaux, on a moins de facilités pour travailler… Au niveau médical, nos effectifs sont déjà inférieurs à la réglementation qui encadre la réanimation : on devrait être sept, nous sommes quatre… On manque en plus de secrétaires : on doit taper nous-mêmes nos courriers, prendre les rendez-vous pour nos patients. On perd ainsi du temps médical à faire des choses non médicales. »

L’hôpital-entreprise

Gouvernée par la T2A, la gestion hospitalière emprunte désormais son vocabulaire au champ lexical de l’entreprise. Dans le grand hôpital public parisien, le service de réanimation a un projet d’agrandissement : « On ne réfléchit pas à partir d’une analyse des besoins à Paris dans notre spécialité, mais on a préparé un business plan, raconte le praticien hospitalier anonyme. La T2A valorise les hospitalisations courtes ; donc, nous sommes incités à fermer des lits d’hospitalisation traditionnelle, alors que nous en manquons. On prévoit de créer des lits surtout en hôpital de jour [le patient est accueilli en journée pour des consultations ou des examens, voire certaines interventions, et ressort en fin de journée – ndlr] et en hôpital de semaine [le patient est hospitalisé du lundi au vendredi – ndlr]. Pourtant, cela ne correspond pas à l’évolution de la prise en charge dans notre spécialité. »

Pour développer son unité à Saint-Joseph, Benoît Misset a lui aussi « appris à faire des business plans. Dans les réunions, on ne parlait que d’argent, de rentabilité, de marge financière. L’hôpital doit faire 25 % de marge pour pouvoir payer ses frais de fonctionnement. En réanimation, on était à – 7 % alors qu’on avait une activité de bon niveau, aussi bien en termes de quantité que de qualité. Le cadre infirmier du service, tous les lundis, recevait notre taux de productivité, calculé en fonction de l’occupation des lits et du nombre de personnel ce jour-là. Il était incité à réduire le nombre de personnels pour augmenter ce taux. Moi je recevais automatiquement tous les soirs sur ma messagerie le coefficient d’occupation de tous les services de l’hôpital, avec un mot du directeur pour dire que tel secteur serait bien inspiré d’ajuster son personnel à l’occupation des lits. Au bout de quelques semaines, c’était tellement pesant que j’ai paramétré ma messagerie pour que ces mails automatiques soient envoyés automatiquement dans la corbeille… Qu’est-ce qui me stressait le plus ? Le fait que je vive cette technique comme un harcèlement ? Ou bien le fait que je trouve idiot de demander un taux d’occupation à 100 % à un service de réanimation ? En effet, dans ma spécialité, c’est de la bonne gestion que de prévoir quelques lits libres pour les urgences vitales, surtout avant la nuit. Saint-Joseph marche bien, est “efficient” comme on dit, mais sélectionne petit à petit ses activités. Le soin y est industrialisé. On ne peut pas le lui reprocher, c’est un hôpital privé. Les dernières années, j’avais la sensation que les professionnels étaient plus tristes et perdaient le sens de leur métier. J’ai décidé de quitter cet hôpital, qui me payait mieux, mais finissait par m’écœurer, pour retrouver le secteur public. Ma première impression est que c’est plus facile de parler de projets médicaux dans mon nouvel hôpital. Je sais que la pression financière sera la même. J’espère simplement pouvoir réussir à trouver un meilleur équilibre entre l’efficience, la qualité et l’équité. »