L’hôpital

Médiapart - CHU Leaks : des documents confidentiels accablent l’hôpital toulousain

Avril 2018, par Info santé sécu social

3 AVRIL 2018 PAR PABLO TUPIN ET HAKIM MOKADEM (MEDIACITÉS-TOULOUSE)

Mediacités a eu accès à plus de 26 000 fiches d’incident enregistrées par le personnel du CHU de Toulouse. Graves dysfonctionnements techniques, manque d’effectif, mise en danger des patients : cette fuite inédite de documents confirme la situation plus qu’inquiétante de l’hôpital toulousain. Nous publions l’enquête de notre partenaire.

Mediacités-Toulouse.– Octobre 2016 :

« Une journée de plus où nous rentrons chez nous avec le sentiment d’avoir bâclé notre travail et de réaliser la mise en danger des patientes et de nous, personnel hospitalier », écrit une soignante de l’hôpital Paule-de-Viguier. Ce témoignage est extrait d’une fuite de 26 173 formulaires appelés « fiches d’incident », enregistrées par le personnel du CHU de Toulouse. Alors qu’en dix ans, le ministère de la santé a réalisé 7 milliards d’économies sur le budget de l’hôpital public, et que les professionnels de la santé sont de plus en plus nombreux à exprimer leur ras-le-bol, ces documents offrent un éclairage glaçant sur la situation au sein du centre hospitalier toulousain.

Les fiches d’incident sont des rapports internes aux hôpitaux de Toulouse, rédigés informatiquement par le personnel pour signaler un événement indésirable. Ces formulaires sont ensuite centralisés par des services administratifs qui doivent apporter une solution aux difficultés rencontrées par les soignants. La fuite de ces 26 173 documents confidentiels est due à une erreur des services informatiques des hôpitaux de Toulouse, qui les ont temporairement rendus visibles sur tous les ordinateurs reliés à l’intranet de l’hôpital. C’est ainsi que Mediacités a pu se procurer la quasi-totalité des fiches d’incident émises par le CHU depuis septembre 2013 et jusqu’en mars 2017.

Ces « CHU Leaks » sont donc constitués de milliers de témoignages bruts de soignants, pointant parfois des problèmes logistiques bénins, parfois de graves anomalies de fonctionnement mettant en danger la vie des patients. Nous avons sollicité la direction de l’hôpital qui, tout en reconnaissant les faits, s’est employée à en minimiser la teneur. La CGT n’a pu que déplorer une situation dramatique que le syndicat majoritaire dénonce depuis de longues années.

Parmi les fiches d’incident, plusieurs dizaines mettent en lumière des dysfonctionnements techniques graves. En janvier 2016, par exemple, un cardiologue de Rangueil signale un défibrillateur qui « ne reconnaît pas le signal au moment de choquer le patient » lors d’une urgence vitale. Le 20 septembre 2016, deux tensiomètres « ne fonctionnent pas », toujours à Rangueil : le soignant qui enregistre la fiche d’incident précise que cela engendre « un retard de prise en charge » et que le personnel est « fatigué de ce manque de moyens qui met en danger la vie des patients ».

Citons également ce fait grave, survenu en juillet 2016 au service de chirurgie faciale : « Lors de l’intervention chirurgicale, la pièce à main du moteur […] a craché un liquide noir dans la bouche du patient […] et a brûlé la lèvre et la joue gauche », décrit un médecin. La direction de l’hôpital se défend : « un audit » a été réalisé à la suite de cet événement, « en présence du fabricant, avec le remplacement de l’ensemble du parc de pièces à main concernées ».

D’autres fiches signalent des bâtiments vétustes et inadaptés. L’une d’elles, datée de janvier 2017, est consacrée à un ascenseur de l’Hôtel-Dieu présentant un écart trop important avec le palier et provoquant la chute de patients transportés en brancard ! Un « problème récurrent » en suspens depuis au moins un an. Dans le service de traumatologie de Rangueil, la porte d’entrée d’un service d’accueil et de soins (SAS) d’urgence est jugée défaillante « depuis près de trois ans », selon un signalement du 2 mars 2016, et la température ne dépasserait pas les 15 degrés en hiver.

« Les patients sont allongés dans ce hall, sans même une couverture, relate un agent de service. Un rideau cache-misère a été installé. Avec la force du vent qui s’engouffre dans le hall, il se soulève, allant même jusqu’à recouvrir le premier patient installé. Nous travaillons dans des conditions inacceptables, les patients sont reçus dans des conditions inacceptables pour un hôpital qui se prévaut être le deuxième de France [selon un palmarès de l’hebdomadaire Le Point – ndlr]. Il est grand temps que cette situation soit prise en compte par la direction. » Des travaux de « réfection du chauffage et de la climatisation » ont été engagés à la suite de ce signalement, nous a assuré cette dernière.

Dans les services de gynécologie de l’hôpital Paule-de-Viguier, une fiche d’incident datée d’août 2016 évoque une « chute de peinture sur le champ opératoire », qui constitue une « faute d’asepsie grave » et donc un risque d’infection. « Toujours pas d’eau depuis hier […] n’y a-t-il pas un plombier de l’hôpital pour assurer un long week-end sans eau ? », se questionne un agent qui devait effectuer un lavage chirurgical en novembre 2016, au sein des blocs opératoires de ce même hôpital.

Des pannes peuvent aussi survenir en pleine opération. « Une coupure d’électricité a eu lieu au bloc, rapporte un médecin cardiologue de Rangueil le 13 juin 2016. Arrêt des appareils alors que des procédures étaient en cours. 7 à 8 minutes pour rallumer les machines, risque vital réel pour les patients. » Selon la direction, le problème serait lié à « une micro-coupure du réseau EDF. Un programme d’investissement technique important a été engagé par le CHU pour améliorer les équipements et sécuriser les installations », assure-t-elle. Selon la CGT, ces dysfonctionnements « sont quotidiens » et « augmentent le temps avant certaines prises en charge pourtant urgentes ».

Les conséquences dramatiques du manque d’effectif

De nombreux formulaires concernent le manque de personnel dans les différents établissements et services du CHU et ses conséquences, parfois dramatiques. Par exemple, le 30 septembre 2016, ce cri de détresse à Purpan : « Deux infirmières le matin pour 26 lits = danger !!!!! On en a marre car ça fait deux fois dans la semaine. »

Une équipe de soignants, toujours sur le site de Purpan, alerte sa hiérarchie quant à la surcharge de travail croissante dans son service de traumatologie, le 12 mars 2016 : « Équipe en sous-effectif ce soir […]. Nombre de patients dépendants important, mise en danger des patients importante. Ils doivent attendre pendant de longues minutes. » Les personnels soulignent que cette absence de moyens humains a des répercussions calamiteuses sur la prise en charge et la qualité des soins : « patients souillés et douloureux […] retard de surveillance post opératoire, besoin d’appeler à côté pour être aidé ».

Le 6 janvier 2016, une infirmière du service gynécologie de l’hôpital Paule-de-Viguier, laissée seule avec une aide-soignante pour 14 patientes, écrit sa détresse : « Mise en danger de la vie des patientes, mauvaise prise en charge de la douleur, dégradation de l’image des patientes (patientes laissées plusieurs minutes souillées de vomis, mauvaise prise en charge psychologique (annonce de cancer faite récemment, pas le temps […] de discuter avec la patiente, pas de possibilité de faire passer une psychologue et difficultés pour faire passer la sophrologue). Une équipe épuisée physiquement (même pas 5 minutes de pause entre 13h30 et 23h) et moralement (sentiment de travail mal fait et de mettre en danger la vie des patients). »

Citons également des retards de brancardage en raison du manque de personnel. En février 2017, un médecin de l’hôpital des enfants raconte : « Cela se reproduit quotidiennement vu la surcharge de travail des brancardiers […]. 300 patients en plus cette année et aucune répercussion sur les effectifs du brancardage. Comment fonctionner correctement dans ces conditions ? » Dans une fiche d’incident du 5 août 2016, une patiente de Rangueil nécessitant un scanner en urgence en raison d’une suspicion d’hémorragie cérébrale a attendu neuf heures avant de pouvoir être brancardée. « Pour information, la patiente est décédée le 8 août dans la soirée », conclut le document. Si la direction reconnaît des « dysfonctionnements internes », elle ajoute que sur les 422 300 transports réalisés en 2017, 83,6 % l’étaient en moins de 30 minutes.

Le taux d’activité du CHU ne cesse d’augmenter : + 4,5 % en 2016 et + 2 % en 2017, selon La Tribune. Mais les embauches ne suivent pas. « On a une activité qui ne cesse de croître au vu de l’augmentation de la population toulousaine et un nombre d’agents qui diminue alors que de nouveaux services ont ouvert », explique la CGT, qui évoque le chiffre de 150 postes en moins ces deux dernières années. Pour le syndicat, « le manque de personnel a forcément des conséquences sur la qualité des soins délivrés au patient ».

La preuve ? Une étude de 2014 publiée dans la revue médicale britannique The Lancet a mis en lumière le lien entre la surcharge de travail des infirmiers et l’augmentation de la mortalité. Cette étude menée auprès de 400 000 patients opérés dans 300 hôpitaux de neuf pays européens a montré que le risque de mortalité augmentait de 7 % par patient supplémentaire à prendre en charge pour une infirmière.

Le syndicat majoritaire des hôpitaux de Toulouse accuse la direction de faire la sourde oreille face aux cris d’alerte du personnel hospitalier : « C’est dramatique. Le matériel acheté continue à être inadapté ou de mauvaise qualité au nom des économies nécessaires. Et le matériel défaillant met des mois à être remplacé. C’est scandaleux et cela amène à des incidents qui pourraient être évités. La direction est parfaitement au courant des incidents décrits puisqu’elle reçoit les fiches. Malheureusement, nous le constatons au quotidien, les agents n’ont pas de réponse à leurs signalements et la plupart du temps rien n’est mis en place pour que les problèmes matériels ne surviennent plus. »

Le point de vue est différent du côté de la direction : « Tout le personnel du CHU doit déclarer un événement indésirable sans aucun filtre », nous écrit Dominique Soulié, directeur de la communication. L’analyse de ces fiches d’incident « permet d’identifier des plans d’action d’amélioration et ainsi de réduire les risques et dysfonctionnements pour les patients, les visiteurs et les professionnels ». Pour lui, ces formulaires ne souligneraient pas d’importantes défaillances mais seraient un marqueur de « la vitalité de la dynamique qualité du CHU ».

En février 2016, Raymond Le Moign a pris la direction du CHU en annonçant vouloir réduire son déficit de manière drastique : son objectif était de ramener le déficit de l’établissement de 30 à 10 millions, puis de l’amener à l’équilibre. Ses résultats ont visiblement séduit le ministère, puisqu’il a été nommé directeur de cabinet de la ministre de la santé Agnès Buzyn le 2 janvier 2018. Raymond Le Moign a laissé le CHU avec un déficit de 14 millions d’euros.

Cette politique d’austérité a contribué à rendre la situation explosive : le dialogue est au point mort entre les syndicats et la direction. Le centre hospitalier a été endeuillé par une vague de suicides au début de l’été 2016. Le cabinet Addhoc, chargé d’une enquête par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), indiquait en novembre 2016 que de nombreux personnels étaient « en situation de détresse. Les indicateurs d’alerte sont au rouge et les troubles sont visibles et alarmants : burn out, dépression, tentatives de suicides, suicides ». Mediacités avait détaillé la situation dans une enquête publiée le 13 juin 2017.
Depuis le mois de janvier, partout en France, des soignants font connaître leur mécontentement à travers le hashtag #BalanceTonHosto sur Twitter. Parallèlement, des urgentistes se sont mis à compter le nombre de patients qui dorment sur les brancards toutes les nuits, et mettent en ligne les résultats sur le site No Bed Challenge, pour dénoncer le manque de lits disponibles. Ces nombreux témoignages venus de toute la France montrent que le CHU de Toulouse n’est pas le seul établissement au bord de la crise de nerfs. Ce qui ne consolera en rien les Toulousains.


Cette enquête a été réalisée par Mediacités. Créé en décembre 2016, c’est un journal en ligne d’investigation locale présent à Lille, Lyon, Toulouse et Nantes, qui renoue avec les fondamentaux du journalisme en mettant à l’honneur des sujets d’enquête. Média indépendant, sans publicité ni actionnaire financier ou industriel, Mediacités a fait le choix d’un modèle payant par abonnement (6,90 euros par mois ou 59 euros par an).

En octobre 2017, Mediacités a accueilli Mediapart dans son capital. Cette prise de participation minoritaire prolonge un partenariat éditorial engagé depuis un an. Mediapart a enquêté avec Mediacités sur le club de football de Lille (à lire ici, ici, et là) et le groupe d’assurances lyonnais April (à lire ici et là). Mediapart a également publié plusieurs enquêtes réalisées par Mediacités, notamment sur le train de vie du directeur de l’opéra de Lyon et sur le système clientéliste mis en place par Gérard Collomb.

Mediacités a travaillé sur ces « CHU Leaks » depuis le début du mois de février 2018. La CFDT de l’hôpital n’a pas répondu à leurs questions, à l’inverse de la CGT, syndicat majoritaire, rencontrée le 14 mars. La direction de l’hôpital a répondu partiellement le 29 mars par courriel, par l’intermédiaire de Dominique Soulié, directeur de la communication. « Nombre de [vos] questions relevant de la vie interne de l’établissement et n’ayant pas vocation à être rendues publiques, nous n’avons pas souhaité répondre point par point aux différentes fiches d’évènements indésirables que vous nous avez communiquées », a-t-elle précisé.