L’hôpital

JIM - Mort de Naomi Musenga : faute individuelle ou collective ?

Mai 2018, par Info santé sécu social

Strasbourg, le lundi 14 mai 2018 –

L’émotion suscitée par la révélation du mépris avec lequel a été traitée une jeune femme de 22 ans, alors qu’elle appelait les secours dans un état de détresse marqué, a été telle que des débordements n’ont pas pu être évités. Tout au long du week-end, les agents du SAMU de Strasbourg, où les faits se sont déroulés, ont reçu des appels malveillants, des insultes et des menaces. Parfois contactés sur leur téléphone personnel, plusieurs agents ont même redouté des représailles physiques. Six d’entre eux ont choisi de porter plainte.

Ce n’est pas de la faute des opératrices…
Cette situation a été dénoncée avec force par la famille de Naomi Musenga et notamment ses deux frères Gloire et Martial. Ils ont tenu à rappeler leur refus de toute violence et ont voulu rendre hommage à l’ensemble des agents du SAMU. Ils se refusent à toute haine. Une attitude pacifiste qui concerne jusqu’à l’opératrice ayant répondu à Naomi qu’elle « allait mourir comme tout le monde », alors que la jeune femme évoquait sa souffrance et son sentiment d’angoisse. « Si les opératrices ne l’ont pas aidée, c’est à cause de problèmes dans leur structure, pendant leurs heures de travail, auparavant, etc… Ça n’a rien à voir. Elles n’avaient rien contre Naomi personnellement, elles ne la connaissaient pas. Donc ce n’est pas leur faute », considère ainsi Martial.

Refus de porter le chapeau pour un système surchargé
Cette thèse de la surcharge de travail, pourtant démentie par la direction des Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS) qui a répété que les conditions de l’agent étaient normales et qu’elle revenait de quinze jours de congés, est également la ligne de défense de l’opératrice. Plutôt maladroitement, si elle a reconnu interrogée par M6 que ses propos avaient pu être « malvenus », elle a en effet surtout insisté sur les difficiles conditions de travail. « Ça suffit de porter toujours le chapeau pour le système. On est sous pression en permanence. On travaille en douze heures d’affilée. Ce sont des conditions de travail qui sont pénibles. Je peux rester deux ou trois heures accrochée à mon téléphone, parce que je n’ai pas le temps de me lever tellement ça déborde de partout. Quand on passe en procédure dégradée parce qu’il y a beaucoup plus d’appels que de monde censé les gérer, on n’y arrive pas » a-t-elle décrit.

Quand tous se renvoient la faute
Si la défense de l’opératrice apparaîtra à certains déplacée, la thèse d’une responsabilité collective et non individuelle semble s’imposer. Même si l’ensemble des structures concernées ont tenté de la rejeter. Ainsi, outre les messages des HUS, la Fédération des sapeurs pompiers a tenu à rappeler que la procédure avait été parfaitement respectée par ses agents, alors même que le passage de l’appel des pompiers au SAMU a pu influencer l’attitude de l’opératrice du SAMU ; la minimisation étant déjà à l’œuvre dans les propos de l’opératrice du 18.

Pas la faute d’une seule personne
Ces tentatives ne trompent pas les défenseurs de la famille Musenga, qui ont porté plainte contre les HUS, souhaitant notamment élucider non seulement les conditions de prise en charge de Naomi mais également les éventuels dysfonctionnements qui après sa mort ont pu empêcher de déterminer avec précision les causes de son décès. Au-delà du terrain judiciaire, les différentes analyses vont dans le sens d’une responsabilité collective. Dans les colonnes du Généraliste, le professeur Frédéric Lapostolle, directeur médical adjoint du Samu 93 observe : « Quand il y a un accident, c’est généralement que plusieurs verrous ont sauté et c’est probablement le cas ici. La patiente passe par les pompiers qui ont toute latitude pour envoyer d’emblée un véhicule de premier secours, c’est ce qui est fait dans près de la moitié des cas, mais pas ici. La façon dont l’appel est transmis du pompier au Samu n’est pas adaptée non plus, la conversation avec l’ARM n’est pas adéquate, et il n’y a pas eu de transmission au médecin. De manière générale il faut faire en sorte que tous ces verrous soient fermés ». Les failles de notre système de secours fragmenté et compartimenté sont également l’enseignement tiré de cette affaire par les responsables politiques. Ainsi, le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux a considéré que devaient être accélérés les travaux en vue de la mise en place d’un numéro unique, bien identifié de tous les Français, à l’instar du 911 américain ; tandis que des annonces sont attendues dans l’après-midi de la part d’Agnès Buzyn qui rencontre des représentants d’urgentistes.

Cessons de culpabiliser les patients
Enfin, outre les analyses concernant l’organisation structurelle des secours et alors que l’impossible détermination de la cause du décès de Naomi suscite l’incompréhension de beaucoup de praticiens, certains font remarquer que l’attitude de l’opératrice pourrait être en partie la conséquence d’un discours souvent répété ces dernières années tendant à culpabiliser les patients censés abuser largement des services de secours. Alors que de nombreux témoignages ont afflué sur les réseaux sociaux évoquant des situations comparables à celles de Naomi (mais il est vrai que les réseaux sociaux racontent rarement les histoires qui se passent bien !), la sociologue Sylvie Morel (CNRS) sur le site The Conversation remarque : « Les discours et représentations de défiance envers des patients suspectés d’emblée d’abuser des urgences en appelant indûment le 15 et le 18, ou en se rendant dans le service d’urgence pour des broutilles (qualifiées par les professionnels de "bobologie") font partie d’un discours collectif intériorisé et robuste, comme le montre une recherche que j’ai réalisée de 2005 à 2011 dans le milieu de l’urgence pour ma thèse de sociologie. Or si les usagers recourant aux numéros d’urgences sans raison valable existent bel et bien, ils constituent une minorité » observe-t-elle signalant encore : « L’emploi du terme "d’usager" du système de soins n’est pas neutre du point de vue sociologique. Comme l’explique le sociologue François-Xavier Schweyer dans son ouvrage sur le sujet, cette notion reflète une vision administrative bien plus que professionnelle – elle n’est d’ailleurs jamais utilisée par les soignants. A travers son analyse, le chercheur montre que l’avènement de cette catégorie relève avant tout d’une logique politique et administrative visant à maîtriser les dépenses publiques, et non à démocratiser le système de soins dans lequel l’usager serait central ».

Et si l’affaire Musenga remettait le patient et non plus l’usager au centre du système ?

Aurélie Haroche