L’hôpital

Mediapart : Un été chaotique s’annonce aux urgences

Juillet 2018, par infosecusanté

Un été chaotique s’annonce aux urgences

18 juillet 2018| Par Mathilde Goanec


Alors que le gouvernement l’avait promise avant l’été, l’annonce de la réforme de l’hôpital est repoussée à la rentrée. Les services d’urgence craquent, les hôpitaux manquent de moyens et le personnel met en garde : la sécurité des patients ne sera plus forcément assurée cet été.

« Tout est parfaitement monitoré », assure Agnès Buzyn, ministre de la santé, en réponse aux alertes lancées par les soignants des services d’urgence, qui craignent une explosion des complications cet été dans les hôpitaux, déjà mal en point. Pourtant, dès le mois de mars, une centaine d’établissements étaient placés sous la houlette du dispositif « hôpital sous tension » 3, pensé pour faire face à « une situation critique de régulation des urgences hospitalières ». Une note 3, émise le 23 mai par le ministère d’Agnès Buzyn, demande par ailleurs aux agences régionales de santé (ARS) de se préparer à « anticiper et préparer des situations de tension dans les structures de médecine d’urgence ». Parfaitement monitoré, vraiment ?

Comment faire, en effet, quand l’été s’installe et avec lui son cortège de professionnels en congé non remplacés ? Alors que le thermomètre est au plus haut depuis quelques jours, l’épisode de canicule de 2003 est dans toutes les têtes : l’enchaînement de plusieurs nuits très chaudes avait, cette année-là, en partie provoqué près de 15 000 décès, notamment parmi les personnes âgées. Sans compter que la saison estivale se caractérise aussi par la baisse du nombre de personnels présents dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou les maisons de retraite, reportant encore plus la charge sur les urgences de l’hôpital.

« Si on a un gros pépin épidémique, et que l’on veut maintenir une logique de rentabilité, c’est-à-dire ne pas déprogrammer des interventions prévues depuis longtemps et qui rapportent, on ne pourra pas faire face », met également en garde Éric Schwartz, infirmier au centre hospitalier régional d’Orléans et membre du CHSCT pour la CFDT. « Il n’y a pas de surplus d’activité pendant l’été à l’hôpital, certains services travaillent plus, d’autres moins, analyse de son côté Christophe Prudhomme, porte-parole 
de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF). Mais la dégradation du service public ne permet plus d’assurer la continuité des soins, on a trop tiré sur la corde. Il y a clairement cette année un effet de seuil. »

Des signaux sont particulièrement évocateurs : dans certaines villes – des préfectures, comme Blois, Troyes ou Bourges 3 –, le ministère de la santé a fait appel, dès le mois de juin, à la « réserve sanitaire », ces médecins retraités ou en fin de carrière, qui peuvent être mobilisés en cas de catastrophe ou d’attentat. Partout, on compte et on recompte les lits, les infirmiers et les médecins présents, le nombre d’aides-soignants, pour donner à voir la difficulté de l’exercice. À Dijon, les équipes estiment à 120 le nombre de lits manquants à l’hôpital pour juillet et août, en raison des congés estivaux.

« Les équipes des urgences sont à bout et ne peuvent plus travailler dans ces conditions précaires, détaille le tout récent comité de défense des urgences dijonnais, emmené par la CGT. La sécurité des prises en charge des patients consultant aux urgences ou appelant le Samu ou le 15 n’est clairement plus garantie. » Dès le mois de mars, les syndicats avaient alerté la direction du CHU de Dijon. Elle avait promis 20 lits en plus dans les services, pour décongestionner les urgences. Cinq sont finalement arrivés. Le scanner est en travaux, la tâche s’annonce herculéenne pour juillet et août.

À Nice, l’association Soignants Au cœur des urgences posait le 23 juin dernier une alerte sur le risque médical (voir leur communiqué ici 3). « Nous répondons tant bien que mal aux soins les plus urgents, mais nous manquons cruellement de personnel pour répondre dignement aux besoins fondamentaux de nos patients et garantir leur surveillance. Avec un personnel constamment débordé, la sécurité optimale des patients n’est plus assurée et le risque de passer à côté d’un accident grave est réel. »

Le 12 juillet, à cause de la fermeture de la maternité du Blanc, dans l’Indre, pendant l’été, des sages-femmes ont organisé en guise de protestation 3 un cours pour accoucher dans sa voiture, puisque l’établissement pouvant les prendre en charge le plus proche se situe désormais à une heure de route. « Prenez une bâche ou des sacs poubelles, pour ne pas imbiber les sièges de liquide amniotique et de sang, expliquent l’une d’entre elles aux futures mamans, comme le rapporte France Bleu Berry 3. Il faut une couverture, un chargeur de portable qui marche sur l’allume-cigare, un bonnet pour le bébé, la liste des numéros d’urgence, de la ficelle de cuisine pour serrer le cordon et si possible, des ciseaux propres pour le couper. »

Un peu partout, les médecins font défaut. À Saint-Calais dans la Sarthe, les urgences vont tout bonnement fermer au mois d’août, faute de médecins. Selon la direction générale de l’organisation des soins d’Île-de-France, cette année, tous établissements confondus, 600 plages horaires de 24 heures ne seront pas dotées de praticiens lors des deux mois de vacances d’été, comme le rappelle Marianne 3. En 2017, 73 médecins urgentistes ont démissionné des hôpitaux d’Île-de-France, contre 43 en 2015. Cerise sur le gâteau, déjà indigeste, le syndicat national des médecins remplaçants (SNMRH) a appelé les intérimaires à boycotter les hôpitaux publics cet été, pour protester contre un plafonnement de leur salaire pour les gardes.

De vulgaires « mercenaires », a grincé la ministre de la santé, qui mettraient en péril le système de soins cet été. Christophe Prudhomme, à l’AMUF, ironise volontiers : « On ne peut pas valoriser le marché à tout bout de champ et quand le marché mécontente, vouloir s’en passer. Ce qui est rare est cher, il va falloir s’y habituer. »

Pour calmer les inquiétudes, Agnès Buzyn a promis lors d’un déplacement à Nantes que le ministère veillerait à « augmenter la capacité d’accueil des urgences et à favoriser les ouvertures de lits dans les zones touristiques, pendant l’été », rapporte Ouest-France 3. « La ministre ment : le CHU de Nice, zone touristique s’il en est, ferme 15 % de ses lits pendant les vacances, dénonce Christophe Prudhomme. Au Cap d’Agde, dans l’annexe de l’hôpital de Sète, il n’y aura plus de radiologie à partir de 16 heures aux urgences, c’est fou ! L’activité n’est pas régulée par les besoins mais par le manque de personnel. »
Rester 48 heures dans les couloirs des urgences, c’est désormais commun

La saison des vacances vient accentuer une crise structurelle des services d’urgences, elle-même reliée à un désarroi profond du système de soins français, détaillé dans ce papier de Caroline Coq-Chodorge. « Aux urgences, désormais, c’est le coup de bourre permanent, explique Éric Buisson, secrétaire général CGT du CHU de Dijon. Il y a 15 jours, si nous étions en surcharge, c’était la rougeole ! Cet hiver, c’était la grippe ! La vérité est plus simple : nos urgences sont surchargées 365 jours par an. »

« Aux urgences, nous sommes confrontés à des situations que nous n’avons jamais connues, confirme André Grimaldi, professeur d’endocrinologie-diabétologie à La Pitié-Salpêtrière, dans la capitale. Il ne s’agit plus de petits hôpitaux qui manquent de personnel, c’est l’ensemble du système qui est en convulsion. Même les grands hôpitaux ne font plus face, ce qui n’était pas vrai il y a dix ans. »

Au centre hospitalier régional d’Orléans, vainqueur régulier du triste No bed challenge 3, ce décompte national organisé pour objectiver le nombre de personnes passant la nuit sur un brancard d’urgence, le cahier de doléances du personnel des urgences (réalisé par la CFDT avant l’été et consulté par Mediapart) s’avère particulièrement éloquent.

« Pas le temps de s’arrêter pour pisser sans prendre du retard dans les prises en charge », se plaint un aide-soignant. D’autres racontent « des déshabillages de patients dans le couloir, mis nus sur le bassin dans le couloir », des patients qui « s’abîment sur des brancards car “literie dure” et manque de temps pour la prévention des escarres ». Un agent hospitalier, lassé des rappels le week-end ou à l’issue d’une garde de nuit, faute de personnel, s’interroge : « Avons-nous le droit à une vie en dehors du travail ? »

Le mal touche les petits comme les gros, les hôpitaux au bord de la faillite comme les bons élèves. L’an passé, le CHU de Dijon affichait avec gourmandise un excédent budgétaire de 17 millions d’euros. « Mais pas un sou n’est prévu pour ouvrir des postes, déplore Éric Buisson. Entre 2014 et 2018, nous avons embauché seulement 38 personnes supplémentaires, alors que notre activité augmente de 6 % chaque année… »

Dans le fameux hôpital parisien de La Pitié-Salpêtrière, s’insurge André Grimaldi, « on a accueilli en urgence un malade venant de Châteauroux parce qu’il n’y avait pas de place ailleurs. Et on a envoyé un grand brûlé en Belgique parce qu’il n’y avait plus de place à Paris… Il y a des malades en urgence absolue qui attendent deux heures, trois heures dans une ambulance, font le tour de Paris avant de trouver une place ». Un jour « il va y avoir un pépin », prévient le diabétologue.

Pour limiter les déficits, artificiels puisque creusés par le montant de l’enveloppe allouée chaque année par la puissance publique, les hôpitaux privilégient depuis longtemps les actes médicaux rapides, programmés et vite renouvelés. Ce qui ne fait pas du tout l’affaire des urgences, car les lits dans les services sont occupés en permanence, d’où les bouchons. « Il y a deux jours, nous avions 80 personnes sur des brancards, qui attendaient, rappelle Éric Schwartz, infirmier au centre hospitalier régional d’Orléans. Rester 48 heures dans les couloirs, c’est désormais commun. Il faut, pour désengorger tout ça, nous laisser des lits libres dans le reste de l’hôpital ! »

Il ne s’agit pas pour les patients de simplement s’armer de patience, rappelle le syndicaliste CFDT. « Un brancard à la place d’un lit dans une chambre, concrètement, cela veut dire un plateau-repas, quand il y en a, faire ses besoins dans les toilettes des urgences si on peut se déplacer, aller à la selle, si l’on est perfusé, dans un couloir, derrière un paravent. C’est scandaleux. »

Malgré l’inconfort pour le patient, le risque de l’erreur médicale et la souffrance du personnel, le non-remplacement des agents hospitaliers s’inscrit dans une logique d’économies qui ne varie plus. « Il y a encore quelques années, rappelle Éric Buisson, à Dijon, on prenait des étudiants infirmiers, des salariés en CDD pour injecter des gens dans les services afin de pallier les congés. » Depuis, l’hôpital s’est mis à tout calculer au plus juste : « On chronomètre à la seconde près le travail auprès des patients pour inventer des normes : pour 15 lits, il faut tant d’aides-soignants, d’infirmiers, etc. À Dijon, on calcule au plus près le nombre de patients intubés ou extubés. Si on extube, cela fait une infirmière en moins… »

La rationalisation se niche partout, souvent au détriment de l’hôpital public, comme le constate André Grimaldi. Selon le spécialiste, à l’hôpital Bichat, en bordure de Paris, une sélection des malades venant aux urgences a été instaurée. « Il y a désormais les “cliniquables” et les “non cliniquables”. En gros, si vous avez la Sécurité sociale, une mutuelle, une famille, que vous ne souffrez pas d’une maladie complexe ou chronique, vous êtes “cliniquable”, c’est-à-dire que vous êtes un sujet pour les cliniques privées. Tous ceux qui n’ont pas les ressources financières suffisantes, souffrent de maladies chroniques ou pathologies multiples, sont, eux, pour l’hôpital. »

Devant ces maux multiples dont les urgences sont l’avant-poste, le ton est monté d’un cran ces dernières semaines. Des soignants de l’hôpital psychiatrique du Rouvray, près de Rouen, ont mené deux mois de grève et 15 jours de grève de la faim pour réussir à se faire entendre de leur agence régionale de santé, qui a finalement lâché 30 postes de plus pour l’hôpital. Au Havre, les infirmiers se sont perchés 3 sur le toit de leur hôpital pour se faire entendre. À Dijon, l’hôpital est au bord de la grève reconductible, avec les urgentistes en tête de cortège.

« Monter sur un toit, faire la grève de la faim, c’est déraisonnable d’en arriver là, juge Éric Schwartz, des urgences orléanaises. Mais on s’y attend de plus en plus. Pour le compromis, l’échange, le dialogue, il faut être deux. Or le gouvernement et les directions nous laissent parler mais rien ne bouge. Cela pousse les gens à des positions radicales, parfois désespérées. »