La santé au travail. Les accidents de travail et maladies professionnelles

Médiapart - Santé au travail : les règles pourraient s’assouplir

Septembre 2018, par Info santé sécu social

30 AOÛT 2018 PAR MATHILDE GOANEC

Comme l’assurance-chômage, la protection de la santé au travail est au menu des réunions qui ont lieu à Matignon, entre les syndicats, le patronat et le premier ministre. Deux rapports ont été commandés par l’exécutif, défendant clairement des visions opposées. Le rapport Lecocq, qui semble avoir les faveurs du gouvernement, veut simplifier pour tout transformer.

Pour répondre aux vives inquiétudes suscitées par la disparition conjointe des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et du risque chimique dans le compte pénibilité, le gouvernement avait promis de frapper un grand coup pour améliorer la protection de la santé au travail.

Emmanuel Macron, dans son discours sur la protection sociale devant la Mutualité française en juin, en avait même fait, avec la formation, l’un des deux axes de sa politique envers les salariés. Édouard Philippe, dans le cadre des réunions bilatérales de rentrée avec les partenaires sociaux, a également prévenu que le sujet serait l’un des premiers sur la table.

L’enjeu est de taille. Même si des progrès énormes ont été faits en la matière, comparé au mitan du siècle dernier où les travailleurs tombaient comme des mouches, la protection de la santé au travail en France reste une raquette à trous. Le pays enregistre toujours, selon les chiffres de la Caisse nationale d’assurance maladie, 600 accidents du travail et maladies par heure travaillée en 2016, et a perdu 58 millions de journées travaillées en raison d’arrêts maladie.

Plus de 50 000 personnes ont déclaré en 2016 une nouvelle maladie professionnelle et les cancers liés à des expositions sur le lieu de travail, hors amiante, sont en augmentation. Les troubles musculo-squelettiques n’en finissent pas de handicaper durablement les salariés, malgré des efforts continus d’information sur le sujet, et les maladies psychiques explosent. Le coût du stress au travail est d’ailleurs estimé entre 1,9 et 3 milliards d’euros, incluant soins de santé, absentéisme, pertes d’activité et de productivité. Enfin, avec encore près de 600 morts par an, la France reste l’un des pays d’Europe les plus meurtriers pour les travailleurs, selon Eurostat.

Deux rapports ont donc officiellement été commandés, l’an dernier, pour nourrir la réflexion de l’exécutif en la matière. Le premier, sur la prévention des risques chimiques, demandé par Muriel Pénicaud, a été rédigé par Paul Frimat, professeur de médecine à Lille. Rendu en avril et dévoilé par le magazine spécialisé Santé et Travail fin août, il propose une série de mesures chocs et coercitives vis-à-vis des employeurs pour réduire l’impact des expositions chimiques, l’une des principales causes des affections professionnelles graves. Selon la dernière enquête Sumer, en France, plus de deux millions de salariés sont exposés à des produits cancérogènes sur leur lieu de travail. Ce rapport n’a curieusement jamais été rendu public.

Le second, dirigé par la députée LREM Charlotte Lecocq et présenté mardi 28 août à Matignon au premier ministre, ainsi qu’aux ministres du travail et de la santé, a eu au contraire droit à tous les ors de la République. Édouard Philippe a tenu à distinguer, dans un communiqué, un rapport d’une « grande qualité », porté par une « forte ambition » qui « vise à transformer en profondeur notre système de prévention des risques professionnels pour le rendre plus lisible et plus efficace ».

Les deux auteurs des rapports, Frimat et Lecocq, s’entendent sur la nécessité de « simplifier » les dispositifs, pour ensuite diverger sur l’attitude à adopter vis-à-vis des employeurs. Mais là où Paul Frimat propose des « amendes administratives » pour les employeurs indélicats vis-à-vis du risque chimique, d’étendre la possibilité d’un « arrêt temporaire d’activité par l’Inspection du travail », en cas de manquement sur la prévention, et de généraliser les « bonus-malus » sur les cotisations patronales versées à l’assurance maladie, Charlotte Lecocq porte une philosophie radicalement différente : moins de « contrainte » pour les entreprises, plus de « bienveillance » et de « confiance ».
Une approche par la négociation, dans le droit fil des ordonnances réformant le code du travail, qui ont donné aux entreprises un poids accru au détriment des règles énoncées par l’ordre public. Le rapport Lecocq a d’ailleurs été rédigé avec l’appui d’Hervé Lanouzière, inspecteur de l’Igas, chargé l’an dernier de la mission de pilotage et de coordination des ordonnances, les deux autres corédacteurs étant Bruno Dupuis, consultant en management, et Henri Forest, ancien secrétaire confédéral de la CFDT. « Tout ce qui avait échappé à la loi El Khomri et aux ordonnances, c’est-à-dire la quatrième partie du code du travail consacrée à la santé et à la sécurité, revient dans le rapport Lecocq », remarque Gérald Le Corre, inspecteur du travail et syndiqué à la CGT.

À quoi pourrait ressembler l’organisation de la protection de la santé au travail demain, si le gouvernement approuve dans ses arbitrages les préconisations du rapport Lecocq ? La principale innovation du document, soit la fusion de presque tous les organismes publics ou associatifs dans une seule et même agence nationale, agrémentée de déclinaisons régionales réunies sous la bannière « France santé travail », semble loin d’être purement technique.

L’idée de Charlotte Lecocq est de créer une sorte de « guichet unique » à la disposition des salariés et des employeurs, pour éviter « les doublons » et la coordination « très chronophage pour aligner cette multiplicité d’acteurs ». Il s’agit de réunir en un seul endroit tout un maillage, soit des associations et institutions aussi diverses que les services de santé au travail interentreprises – qui emploient notamment les médecins du travail –, les agents des Carsat (caisses d’assurance retraite et de la santé au travail), bras armé de la branche accident du travail et maladie professionnelle de la Sécurité sociale, les salariés de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (l’Anact) et ses déclinaisons régionales (l’Aract), ou encore l’Organisme de prévention dans la branche du bâtiment, l’OPPBTP… Tous ces organismes ayant la particularité d’être, historiquement, gouvernés de manière paritaire, c’est-à-dire à la fois par des syndicats de salariés et le patronat.

« Un interlocuteur unique, nous en avons toujours rêvé, explique, enthousiaste, Martine Keryer, médecin et secrétaire nationale du syndicat CFE-CGC. Nous avons donc de grands espoirs dans cette agence même si la fusion va être, en pratique, très compliquée. » Pour la CGT, il s’agit au contraire d’un choix idéologique dangereux. « Nous sommes historiquement favorables à un système unique de prévention dirigé… par les salariés, remarque Marc Benoît, secrétaire du syndicat CGT de l’INRS, l’un des organismes de recherche visés par la fusion. Là, on va créer une structure tripartite, qui éloigne les représentants des salariés. On va donner un pouvoir encore plus fort à l’État, qui est par ailleurs lui-même employeur et donc juge et partie. En face de nous, pour schématiser, nous aurons deux patrons. »

L’État, en effet, n’est pas vraiment un modèle en termes de santé au travail, comme le montrent les retards sur la prise en compte du danger de l’amiante dans la fonction publique, l’importance des troubles psychosociaux qui touchent les fonctionnaires ou encore la lenteur de la mise en place de CHSCT pour les agents de l’État. « La question de la fusion ne peut pas être séparée de celle de la démocratie sociale, poursuit Marc Benoît. Sinon on aboutit à la rhétorique classique : j’évoque un problème pour justifier le changement mais je ne change pas le problème. » La fusion des différents acteurs concourant à la prévention de la santé au travail, au sein d’une unique instance tripartite, « ne doit pas être un outil aux mains du gouvernement pour mettre à mort la gouvernance paritaire », estime de son côté Force ouvrière dans un communiqué.

Au-delà du mode de gouvernance, c’est bien la double question du contrôle et de la prévention qui est posée. La position du rapport Lecocq, saluée par le gouvernement, est sans ambiguïté. L’agence « France santé travail » n’exercera « aucune mission de contrôle », activité dévolue uniquement aux inspecteurs du travail et aux médecins inspecteurs du travail, afin qu’elle devienne « l’interlocuteur de confiance » des entreprises en matière de prévention.

Or les organismes qu’elle se propose d’absorber sont placés, par nature, sous la double étiquette de la prévention et du contrôle. « La Carsat fait du conseil, mais elle est d’autant plus efficace que l’employeur sait qu’elle peut aussi être coercitive, et en capacité d’augmenter ses cotisations si les préconisations ne sont pas respectées, rappelle Marc Benoît. Un médecin du travail, si rien n’est fait pour prévenir un risque, peut rédiger un courrier de signalement. Idem pour l’inspection du travail : le patron va d’autant plus entendre le conseil en prévention s’il sait qu’il peut y avoir un PV et donc peut-être une poursuite pénale derrière. »

Une analyse que partage le syndicaliste Gérald Le Corre, inspecteur du travail, s’appuyant sur la convention 81 de l’OIT (l’Organisation internationale du travail), à laquelle la France adhère. « Cette double appartenance est fondamentale, c’est d’ailleurs ce qui nous différencie d’un gendarme ou d’un policier. L’inspection juge de l’opportunité des poursuites, en fonction du contexte, de la réaction de l’employeur, de sa bonne volonté. »

Pour les auteurs du rapport Lecocq, qui s’appuient sur le « point de vue des usagers », « un climat de méfiance entre employeurs et services de contrôle (inspection du travail et Carsat notamment) » s’est néanmoins installé. Il en découlerait « une peur pour le chef d’entreprise de solliciter leur avis et donc une relation très faible ». Même inquiétude vis-à-vis du médecin du travail qui ferait aux employeurs « un procès d’intention ».

« Depuis la création, dans les années 1950, de la branche AT-MP, de la médecine du travail et de l’inspection, l’état de santé au travail s’est fortement amélioré grâce à ces institutions dont la dimension est double : coercition et prévention », insiste Marc Benoît. « Si, à la lecture de ce rapport, la simplification à l’extrême du système apparaît clairement, le renforcement attendu de la prévention est ici parfaitement abstrait », constate de son côté Force ouvrière.

Martine Keryer, à la CFE-CGC, syndicat plutôt axé sur les cadres et agents de maîtrise, avoue ne pas savoir comment « faire deux choses à la fois », surtout lorsque l’éventail va des risques toxiques aux problèmes psychiques liés à l’organisation du travail. « C’est compliqué, si vous envoyez la grosse artillerie qui va augmenter les cotisations ou punir sur l’exposition aux produits chimiques ou les TMS [troubles musculo-squelettiques – ndlr], de demander ensuite de la souplesse et de la prévention sur des sujets qui nous tiennent à cœur, comme les risques psychosociaux. » Christian Darne, représentant la CFDT à l’INRS, est plus que dubitatif : « Le gouvernement fait un pari risqué, celui de faire confiance. Est-ce que l’enjeu de la santé au travail permet de faire ce pari ? »

Pour Alain Carré, vice-président de l’association Santé et médecine du travail, les perspectives ouvertes par le rapport Lecocq s’apparentent à un véritable « cataclysme ». « Ce qui compte désormais, ce n’est plus la prévention médicale primaire vis-vis des salariés, mais de venir en appui de l’employeur. Le médecin du travail devient l’agent d’une médecine de sélection, via la délivrance de certificats d’aptitude, et l’accompagnateur du chef d’entreprise, sous couvert de prévention. » Le médecin s’alarme notamment de la disparition de la fiche d’entreprise évaluant les risques professionnels, établie par le médecin du travail, ainsi que du document unique, remplacé par un « plan de prévention ».

Cette tendance, cependant, n’est pas nouvelle. Dans la loi El Khomri, déjà, le rythme des visites médicales avait été singulièrement affaibli et les visites recentrées sur les salariés « à risque ». Une transformation justifiée par le manque de médecins du travail disponibles et formés. Les employeurs, qui militent depuis des années pour la « démédicalisation des services de prévention », autrement dit pour « l’affaiblissement du rôle et de l’autonomie des médecins du travail », comme l’avait relevé le sociologue et historien Pascal Marichalar dans une étude consacrée au Cisme, l’ancienne association patronale de santé au travail, semblent donc avoir été doublement entendus.

Le rapport entérine également une forme d’inclination de la chambre sociale de la Cour de cassation qui, dans ses derniers arrêts, paraît plutôt favorable aux employeurs. Ces derniers ne seraient plus soumis à une « obliga­tion de sécurité de résultat » en matière de santé au travail, mais à une « obliga­tion de moyens ». « L’obligation de sécurité de résultat, poussée à l’extrême, décourage la prévention », estime le rapport Lecocq.

« On va apprendre les bonnes pratiques aux employeurs et il suffira qu’ils fassent preuve de ces bonnes pratiques pour qu’on les exempte de leur responsabilité en termes juridiques, s’inquiète Alain Carré. Les médecins du travail, dans un tel système, sont des empêcheurs de tourner en rond. Ils peuvent mettre en évidence des risques que l’employeur juge minimes ou inexistants. Et ils vont le dire, l’écrire. Leurs juristes se battent bec et ongles contre nous depuis longtemps. » La bataille, en effet, fait rage sur les écrits des médecins du travail, régulièrement attaqués désormais devant le conseil de l’ordre, en cas de procédures engagées au pénal ou aux prud’hommes par les salariés.

Médecins et inspecteurs du travail tremblent aussi au détour de certaines phrases. Car le rapport envisage par exemple d’adapter la réglementation en fonction de la taille ou du secteur d’activité des entreprises. Ou encore de « revisiter la réglementation pour la faire évoluer vers une simplification et une recherche d’efficacité réelle », dans l’esprit d’une soft law, à l’anglo-saxonne. « Qui va dire où est le risque ? Pour un couvreur qui travaille en hauteur, c’est évident, pour tout le reste c’est plus diffus, constate Gérald Le Corre. Ce qui ressort de tous les travaux, c’est qu’un certain nombre de gens sont malades alors qu’ils n’avaient pas conscience d’être dans une activité à risque. Ensuite, en adaptant la règle en fonction de la taille, on va accentuer le report des accidents et des maladies vers les entreprises sous-traitantes, déjà bien mal dotées en représentants du personnel, capables d’exercer une forme de contrôle… »

Le syndicaliste vit déjà cela dans sa région, la Normandie. « Nous avons déjà le problème avec le plan national santé III, axé sur la prévention, génial, signé par tout le monde, y compris la CGT… Mais c’est de l’affichage. Dans la vie concrète des entreprises, ça ne bouge pas. Nous avons par exemple soulevé le problème des conteneurs, manipulés par les dockers et les douaniers, remplis de produits cancérigènes. Une solution simple existe déjà, à Rotterdam. Eh bien, on nous balade sur les mesures depuis 2010. Parce que les enjeux économiques sont trop forts pour s’en tenir à la négociation. »

Reste la question des effectifs dédiés à cette nouvelle architecture. Là encore, les faits sont têtus. Toutes les institutions citées dans le rapport et soumises potentiellement à la réorganisation, les Carsat, l’inspection du travail, la médecine du travail, ou les organismes de de recherche, ont perdu des moyens humains ces dernières années. « À l’INRS, cela fait dix mois qu’on fonctionne sans budget, nous avons des activités de prévention qui ne peuvent pas être réalisées, faute de moyens, souligne Christian Darne. Donc déjà passons de la parole aux actes, et ensuite on pourra peut-être discuter et réfléchir sur l’organisation. »

Un certain nombre de syndicats craignent cependant que le deal ne soit déjà acté. Comme pour les discussions autour de l’assurance-chômage, le patronat pourrait accepter de renoncer à la dimension paritaire du système de la santé au travail, en échange d’un peu de mou sur ses obligations, en matière de sécurité et de santé au travail.