L’hôpital

Médiapart - L’hôpital saura-t-il protéger nos données de santé ?

Novembre 2018, par Info santé sécu social

2 novembre 2018 Par Caroline Coq-Chodorge

Dans la grande réforme annoncée de l’hôpital, il y a certes un volet apprécié sur le financement. Mais le gouvernement mise aussi sur la collaboration entre le public et le privé afin notamment de développer un système prédictif de soins grâce à l’intelligence artificielle. Au risque de voir les données de santé des Français être pillées.

La crise de l’hôpital a atteint un état chronique. Grèves, dénonciation de la maltraitance des patients et des personnels, manque de moyens financiers et humains, plus un jour ne se passe sans quelque nouvelle illustration de l’état de délabrement du système hospitalier. « L’hôpital est au bout de ce qu’il peut faire », sa « course à l’activité est devenue folle », a convenu le président de la République lors de la présentation du plan « Ma santé 2022 », le 18 septembre 2018. Mais ce n’est pas aller au-delà. Le budget des établissements de santé en 2019 a été très légèrement remonté à + 2,4 %. C’est à peine l’inflation attendue. En tout cas, c’est nettement insuffisant pour répondre à la hausse naturelle des dépenses de santé, estimée à + 4 %. Mais surtout, il reste des zones d’ombre.

Quel financement en 2022 ?
Dans son projet de réforme de la santé, le gouvernement marque un seul point auprès du monde hospitalier : il a promis de revoir le mode de financement de l’hôpital, la tarification à l’activité où le budget d’un hôpital est alloué en fonction du nombre d’actes effectués. Généralisée depuis 2008, cette méthode de calcul est dénoncée par tout le monde hospitalier. Elle est jugée comme responsable d’une course sans fin à la productivité, des rythmes infernaux, d’une casse de la santé vue désormais comme un quasi-marché.

Pour l’instant, la réforme de la tarification en est au stade de projet. Lors de la présentation du plan « Ma santé 2022 », une “task force” chargée de la réforme du financement a présenté ses ambitions sous forme de graphique : en 2022, la tarification à l’activité ne devrait plus représenter que la moitié du financement de l’hôpital.

« Ce sera environ la moitié. Je ne veux pas trop m’avancer », tempère le haut fonctionnaire Jean-Marc Aubert, propulsé à la tête de cette task force, tout en étant responsable de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Ses annonces lors de la présentation du plan santé ont été limitées. Jean-Marc Aubert admet lui-même un manque de préparation : « La task force a longtemps été réduite à moi-même. Nous avons proposé quelques mesures qui seront adoptées en 2019, mais la plupart le seront en 2020 et 2021. »
Comme au début des années 2000, lors de l’introduction de la tarification à l’activité, la France a décidé de s’inspirer des expériences développées aux États-Unis : le paiement à la performance et le paiement à l’“épisode de soins”. Dans le premier modèle, des indicateurs de qualité sont arrêtés. Quand les « producteurs de soins » (sic) s’y conforment, ils reçoivent un bonus financier, ceux qui s’en éloignent éventuellement, un malus.

Le paiement à l’“épisode de soins” est encore plus complexe : une équipe de soins (qui peut englober des médecins généralistes, un service chirurgical et des soins de suite) est censée se partager une enveloppe forfaitaire. Pour obtenir le meilleur tarif, tous ces acteurs doivent se coordonner pour réduire le temps de l’hospitalisation (qui coûte le plus cher) tout en évitant les complications post-opératoires et les réhospitalisations. Puis ils se répartissent l’argent.

La complexité devient le maître mot de l’ensemble. Et en plus, les résultats sont médiocres, selon la plupart des évaluations. Les médecins, emmenés par le diabétologue André Grimaldi, dénoncent déjà ce faux modernisme : ce « financement dit “à la qualité”, ou plus exactement aux indices de qualité, va rigidifier un peu plus le système, accentuer le poids de la technocratie, sans réellement améliorer la qualité ». « Les expériences anglaise et américaine des dix dernières années le montrent », dénonce une pétition signée par des centaines de praticiens.
Le mécano du financement débute avec le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2019. Deux prises en charge forfaitaires sont introduites, pour le diabète et l’insuffisance rénale chronique. Dans un premier temps, ces forfaits ne concerneront que l’hôpital. Mais « ils ont vocation, à terme, à concerner l’ensemble des professionnels de santé, que ce soit en ville ou en établissement de santé », précise le projet de loi. Jean-Marc Aubert promet de simplifier le modèle : il n’y aura « pas plus de deux ou trois professionnels qui se partageront l’enveloppe, et pas plus de trois, quatre indicateurs de qualité », assure-t-il.

Les changements doivent aussi passer par des mesures locales. Des équipes de soins peuvent déjà expérimenter de nouveaux modes d’organisation à l’hôpital, avec de nouveaux financements. À l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), l’essai est suivi par l’économiste de la santé Lise Rochaix, responsable de la chaire Hospinnomics qui associe l’AP-HP et l’École d’économie de Paris. Elle décrit cette expérimentation comme « un espace créatif ». Elle se dit « assez enthousiaste, pour la première fois ». « L’importance de la tarification est comprise. En s’inspirant d’expériences étrangères, on cherche à trouver à la fois des gains de productivité et une meilleure qualité », explique-t-elle.

Le poids des cabinets privés de conseil
Mais cette transformation a des coûts cachés, des évolutions que le gouvernement se garde bien d’évoquer. Aux États-Unis, ces organisations hyper complexes ont ouvert un énorme marché au consulting privé. Dans une longue enquête, le magazine américain Politico affirme que le marché du conseil est « le seul grand gagnant » de la réforme de santé engagée par Barack Obama, qui a introduit ces nouveaux modes de financement.

En France aussi, « les cabinets de conseil vivent grâce à l’inflation réglementaire, reconnaît l’économiste de la santé Roland Cash. Depuis quinze ans, cela n’arrête pas : RTT, tarification à l’activité, loi HPST (hôpital-patients-santé-territoires), loi santé de 2016... Mais le marché est plus restreint. Les grands cabinets internationaux – Cap Gemini, McKinsey, EY – ont de petits effectifs en France ».
Au milieu des années 2000, Roland Cash était le responsable scientifique de la « mission tarification » du ministère de la santé, qui a déployé la tarification à l’activité. Puis il est parti dans le conseil. Il est aujourd’hui à la tête d’un petit cabinet – deux personnes – basé dans le Cher. La Cour des comptes a épinglé en avril dernier un fréquent recours au conseil par les hôpitaux, estimant que « les résultats [sont] souvent décevants et les marchés fréquemment irréguliers ». Roland Cash concède : « Il m’est arrivé de penser que notre intervention n’était pas très utile. Mais d’autres fois, elle l’était vraiment, notamment dans des situations conflictuelles au sein de l’établissement. »

L’économiste spécialiste du financement de l’hôpital doute lui aussi de la pertinence d’une nouvelle réforme « au regard de la complexité que cela risque d’induire ». Il préfère insister sur les authentiques défis du système de santé : « Pour éviter les hospitalisations inutiles, surtout de personnes âgées, il faut des organisations locales bien intégrées, des gens qui travaillent ensemble. Alors l’hôpital sera désencombré. Ce n’est pas le financement qui va débloquer cette situation. »

Daniel Benamouzig, sociologue spécialiste des organisations de la santé, rejoint l’analyse : « On sort d’un cycle d’une trentaine d’années à l’hôpital où l’on a fait beaucoup de gestion et d’économie. Les consultants ont aidé à importer de nouveaux outils managériaux. En revanche, on a négligé l’organisation du travail. Il est temps que les acteurs de l’hôpital se saisissent des parcours de soins, ceux qui amènent à l’hôpital et ceux qui permettent d’en sortir dans les meilleures conditions. Cela doit se faire filière par filière. Cette fois, les professionnels ont les clés. Mais qui porte une vision de l’hôpital aujourd’hui ? Les médecins restent trop souvent dans la complainte et la demande de moyens, déjà conséquents. »

L’exploitation des données de santé
Surtout que discrètement d’autres acteurs travaillent sur la réorganisation des soins : les entreprises spécialisées dans l’exploitation des données de santé. Emmanuel Macron a de grandes ambitions pour elles : « Nous avons tous les moyens de devenir un des champions de l’intelligence artificielle en médecine, des dispositifs médicaux à l’organisation du système de soins », a-t-il déclaré lors de la présentation du plan « Ma santé 2022 ».

Le gouvernement est en train de mettre en place une immense base de données de santé publique, le Health Data Hub (plateforme de données de santé). Le précédent gouvernement en avait déjà posé les fondations, avec le système national des données de santé (SNDS), qui ouvre les données de l’assurance maladie et des hôpitaux aux acteurs publics comme privés.

Le Health Data Hub s’inscrit dans la logique du partenariat entre public et privé. Trois pilotes ont été désignés pour mettre en place le système : un médecin, une haut fonctionnaire, et Gilles Wainrib, directeur scientifique et cofondateur de la société française Owkin, qui développe des outils d’intelligence artificielle à partir des données de santé.

À l’avenir, cette plateforme devrait recueillir les données de remboursement de l’assurance maladie et des hôpitaux, celles des grandes cohortes de recherche en santé publique, les données cliniques collectées par les hôpitaux (par exemple l’immense registre de l’AP-HP), celles récupérées par les objets connectés, etc. L’objectif est de les harmoniser pour les exploiter en “big data” afin de développer la recherche médicale, tester en temps réel l’efficacité des médicaments… Et aider les professionnels de santé pour leur diagnostic, le traitement, et leur indiquer le parcours de soins adéquat pour chaque patient.

Déjà, l’assurance maladie propose un « modèle prédictif » de réhospitalisation des personnes âgées après un passage aux urgences en fonction de l’âge, du sexe, des déterminants socio-économiques (couverture maladie universelle, indice de de la commune de résidence défavorisée ou non), de l’état de santé, du recours aux soins de l’année précédente, etc. À partir de ces données, l’intelligence artificielle pourra offrir « des performances prédictives plus importantes », estime l’organisme dans son rapport « Charges et produits pour 2019 ».

Sans surprise, « toute une nuée d’acteurs privés est dans les starting-blocks : des start-up, ou des professionnels de la donnée comme la société américaine IQvia », explique le sociologue Daniel Benamouzig, membre du comité d’évaluation du système national des données de santé, qui se prononce sur l’intérêt des demandes de recherche, publiques comme privées. Le secteur public sera-t-il capable de conserver la maîtrise de ces données et leur valeur économique qui attise tant les convoitises ? Pour Jean-Marc Aubert, le directeur de la Drees, le partage des tâches entre public et privé est évident : « La recherche publique peut trouver les mécanismes, mais c’est le privé qui trouvera les usages dont les gens ont besoin. Il faut bien sûr éviter que des données publiques servent des intérêts privés, trouver un partage équitable de la valeur. »

Quelles sont les garanties de protection des données personnelles de santé des Français ? Elles sont anonymisées avant d’être ouvertes, tout projet de recherche est étudié et doit démontrer son “intérêt public”, la violation du secret médical est illégale, comme la discrimination à l’assurance selon son état de santé ou son comportement. Tous les observateurs jugent la législation actuelle plutôt robuste, mais admettent qu’il n’y a aucune garantie pour l’avenir, car les progrès de l’intelligence artificielle sont fulgurants. « La législation devra évoluer », admet Jean-Marc Aubert. Mais dans quel sens ?

Un premier scandale a eu lieu en Angleterre : des hôpitaux publics londoniens ont confié les données médicales de 1,6 million de patients à Google Deepmind, leader de la recherche en intelligence artificielle, afin de développer une application de détection de l’insuffisance rénale sévère. Mais l’autorité de contrôle des données de santé a estimé que ce transfert de données a été fait « sur des bases légales inappropriées », sans que les finalités soient bien définies et que les patients en soient informés.

En France, tous les observateurs se félicitent que la puissance publique mette en ordre elle-même nos données de santé. À défaut, le privé s’en chargera. Mais le public ne dispose pas des mêmes moyens pour les exploiter. Chercheur à l’Institut national de santé et de recherche médicale (Inserm), Marcel Goldberg est l’un des responsables de la cohorte de recherche en santé publique Constances, qui dispose des données de 200 000 volontaires. Constances doit être intégrée au Health Data Hub. Marcel Goldberg constate que « la recherche publique n’a pas, faute d’investissement, de systèmes informatiques suffisamment sécurisés pour satisfaire les critères d’accès au système national de données de santé, qui sont justifiés. Et le privé débauche nos chercheurs, des chasseurs de têtes rôdent autour de nous ».

Jean-Marc Aubert est familier du sujet : après avoir travaillé au cabinet du ministre de la santé Xavier Bertrand, puis à l’assurance maladie, il a rejoint le monde du conseil, puis la société IMS Health, une très grande entreprise américaine spécialiste des données de santé, récemment rebaptisée IQvia. Celle-ci s’est constitué une base de données avec ses clients : des laboratoires pharmaceutiques et des assureurs essentiellement. Dans une conférence l’an dernier, Jean-Marc Aubert expliquait que son entreprise cherchait à accéder aux données des hôpitaux. Il est aujourd’hui à la tête de la Drees, une des autorités de tutelle du système national des données de santé, qui regroupe les données de l’assurance maladie et des hôpitaux. Il assure qu’il saura gérer un possible conflit d’intérêts : « Je n’ai plus aucun intérêt financier avec IQvia. La Drees n’a, a priori, pas de décision à prendre vis-à-vis d’une entreprise particulière. Si jamais je devais me prononcer dans un dossier incluant IQvia, il est prévu que je ne sois même pas mis au courant. » Il souligne que le retour dans le public est un choix difficile : « J’ai divisé par plus de deux mon salaire. Cela ne donne pas très envie. » Marcel Goldberg, de l’Inserm, confirme le rapport de force disproportionné au profit du privé : « Je ne peux recruter qu’en CDD, au tarif universitaire. » « On ne joue pas dans la même cour que Google ou IQvia, on va se faire piller », prévient-il