Perte d’autonomie, “dépendance”

Le Monde.fr : Dépendance : « Traiter les personnes âgées comme une charge pour les générations futures est insupportable »

Novembre 2018, par infosecusanté

Dépendance : « Traiter les personnes âgées comme une charge pour les générations futures est insupportable »

La grande dépendance devrait être un chantier prioritaire pour le gouvernement. L’ancienne ministre Monique Pelletier témoigne et lance un cri d’alarme dans une tribune au « Monde ».

LE MONDE ECONOMIE | 07.11.2018 à 06h00 |
Par Monique Pelletier (ancienne ministre déléguée à la condition féminine (1978-1981))

Tribune. Le chantier du grand âge et de la dépendance est lancé… Enfin ! Tant de familles attendent que l’Etat cesse de laisser perdurer des situations trop souvent indignes. Les personnes âgées, victimes de maladies dégénératives, ne peuvent plus vivre seules. Elles sont devenues « dépendantes », c’est-à-dire privées d’autonomie. Elles terminent leur vie soit en institution, dans un Ehpad, soit chez elles. On estime leur nombre à plus de 1 million en 2018 – 1,6 million en 2030 –, soit 10 % de leur classe d’âge, les plus de 85 ans.

Ces établissements sont, selon les chiffres de 2016, pour 44% d’entre eux publics, 25% privés et 31% associatifs. Ils bénéficient d’un financement tripartite : l’Assurance-maladie pour les prestations médicales, les conseils départementaux pour les services d’aide et de surveillance, les résidents et leurs familles pour l’hébergement. Sur ce dernier point, les Ehpad privés conservent une totale liberté tarifaire, erreur majeure puisque les prix de l’hébergement atteignent parfois 10 000 euros par mois !

Cette facture demandée aux résidents et à leurs familles constitue un problème. En témoignent les énormes bénéfices de ces Ehpad privés, d’autant plus que tout y est rationné : le nombre des aides-soignantes est insuffisant. Chacune d’entre elles assure les soins de quatre résidents au moins et de dix, vingt, voire trente la nuit. Le temps des soins quotidiens consacrés à chaque résident ne dépasse pas dix minutes. Ils n’ont qu’une douche par semaine et quelques minutes de toilette les autres jours. Ajoutons que la somme allouée aux cuisiniers pour quatre repas par jour est rarement supérieure à 4 euros par résident ! Ces carences graves expliquent les grèves inédites de ces aides-soignantes en début d’année, qui ne peuvent dispenser les soins nécessaires et se sentent responsables de ces maltraitances.

Ce régime accélère la mort des personnes dépendantes (en moyenne, deux ans après leur entrée) laquelle intervient souvent en service d’urgences hospitalières, faute de présence médicale dans l’établissement. Ces « maltraitances » ne sont pas acceptables.

Développer les services à domicile

Neuf personnes âgées sur dix expriment le vœu de vieillir et de mourir chez elles. Cette solution doit être encouragée et organisée, d’autant plus que c’est la moins onéreuse pour les pouvoirs publics. Lorsque le grand âge se profile, le logement doit être aménagé pour éviter les chutes : remplacer la baignoire par une douche, élargir une porte pour permettre le passage d’un fauteuil, et, s’il s’agit d’un pavillon, descendre la chambre au rez-de-chaussée. Le coût des travaux nécessaires est relativement peu élevé. Le président de la République avait annoncé le financement de ces travaux pour 80 000 logements en 2015. Rien n’a été fait !

Il est grand temps de professionnaliser ce secteur qui, en se développant, permettrait de maintenir plus longtemps les personnes âgées chez elles

Les services soignants à domicile existent, mais à part quelques départements ou villes où leur fonctionnement est bien organisé, ils restent insuffisants, avec une présence trop courte et trop coûteuse. Ce sont donc les familles qui délèguent l’un des leurs pour assurer l’aide nécessaire à leur parent dépendant. Ces « aidants » sont plus de 10 millions en France, en 2018. S’il s’agit d’un conjoint dont la femme ou le mari vit à son domicile, il est le plus souvent lui-même âgé et donc moins résistant. Il doit cependant nourrir cette personne, la porter et la déplacer, faire sa toilette, les nombreux jours où l’assistante ne vient pas. Lorsqu’il s’agit d’un père veuf devenu dépendant, la charge est assurée par les enfants, s’il en a. Ce sont en majorité les filles et belles-filles qui assistent leur père ou leur mère. Or la plupart des femmes ont une activité professionnelle et sont moins disponibles que par le passé.

Est-ce normal que plus de la moitié des personnes dépendantes soient à la charge de leur enfant, lequel lui-même souffre trop souvent de fatigue ou de maladie ? Quelques entreprises ont pris la mesure du problème et développent un système de solidarité intersalariés. Mais ce sont les services professionnels d’assistance à ces « vieux » qui doivent être totalement réformés car ces emplois sont sous-qualifiés, sous-payés et précaires. Il est grand temps de professionnaliser ce secteur qui, en se développant, permettrait de maintenir plus longtemps les personnes âgées chez elles. Cela signifie formation, revalorisation des rémunérations, statut et possibilités de promotion.

350 000 emplois d’aide à domicile ménager devraient être créés. Cela permettrait aux proches de s’inquiéter des attentes du malade, de faire les courses, prendre les rendez-vous médicaux, donner de l’affection.

Une situation qui était prévisible

Les gouvernements qui se sont succédé ont semblé incapables d’agir, tenant un discours considérant le fait de vieillir comme un problème. A cette approche médico-sociale s’ajoute un constat d’impuissance : l’équation financière. Le coût que présentent les personnes âgées dépendantes serait insoluble. Ce discours m’indigne, parce que la situation, issue de la démographie, est depuis longtemps prévisible. Des mesures auraient dû être prises, or rien n’a été fait, ou si peu.

Cette façon de traiter les personnes âgées comme une charge, un poids mort pour les générations futures, est insupportable. Disons-le haut et clair : les « vieux » sont les mal-aimés de notre époque. Ils dérangent. A tel point qu’ils se sentent parfois coupables de vivre trop longtemps. Le taux de suicide chez les plus de 85 ans est deux fois plus élevé que chez les 25-44 ans.

Les générations montantes ne pourront assumer seules la charge accrue qui se profile. Ce nouveau partage entre les générations est inéluctable. C’est une obligation salutaire, car elle nous contraint à envisager autrement la fin du parcours avec la participation de toutes les parties prenantes, y compris les personnes âgées.

J’ai 92 ans. Je souffre de handicaps moteurs que je maîtrise le moins mal possible. Très entourée par mes enfants, j’ai la chance de vivre une vieillesse heureuse et libre. Ce que je constate trop souvent autour de moi, c’est l’isolement et la désespérance de trop de personnes âgées. Cette injustice est indigne. Le gouvernement va-t-il enfin répondre à l’attente des familles et des personnes âgées ? Je l’espère et le crois.