L’hôpital

Médiapart - Hôpital Georges-Pompidou : une mort, une plainte et les mensonges de l’AP-HP

Juin 2019, par Info santé sécu social

1 JUIN 2019 PAR PASCALE PASCARIELLO

L’hôpital européen Georges-Pompidou est visé par une plainte pour « homicide involontaire », « non-assistance à personne en danger » et « faux et usage de faux ». L’établissement parisien a dissimulé les circonstances du décès d’un patient, dû à une prise en charge trop tardive. Après avoir reconnu les dysfonctionnements, l’AP-HP tente aujourd’hui de défendre une version contredite par les documents dont Mediapart publie des extraits.

Les effets secondaires des restrictions budgétaires dans les hôpitaux publics peuvent être mortels. Ce qui s’est passé à l’hôpital européen Georges-Pompidou tend à le prouver.

« Nous avons les documents qui attesteraient de la responsabilité de l’hôpital dans le décès du frère de mes clients », explique Nadine Melin, avocate de la famille qui vient de déposer plainte contre l’hôpital européen Georges-Pompidou, pour « homicide involontaire », « non-assistance à personne en danger » et « faux et usage de faux ». De source judiciaire, le parquet de Paris étudie les suites qui seront données.

Comme Mediapart l’a révélé, Laurent*, 58 ans, est décédé faute d’avoir été pris en charge à temps par le service de réanimation débordé. Alors qu’il s’asphyxiait et malgré les différentes alertes de l’infirmière, il est resté plus de six heures sans voir aucun médecin. Si les médecins présents ce soir-là ont bien relevé par écrit les dysfonctionnements à l’origine du décès, ces précisions ont été masquées par l’établissement qui a adressé un compte-rendu falsifié à la famille.

Le 12 avril, admis à l’hôpital pour y être opéré d’une fracture de vertèbre, Laurent apprend en cours d’examen qu’il est atteint d’un cancer, sans pour autant que son pronostic vital ne soit engagé à court ou moyen terme.

Son état de santé ne présentant aucune contre-indication, l’intervention a lieu et tout se passe bien. Par la suite, il contracte une infection à staphylocoque doré. Il est mis sous antibiotique, et son état s’améliore.

Le 10 mai, sa famille constate qu’il est pris de convulsions et alerte l’infirmière du service d’orthopédie dont il dépend. « Cela faisait déjà deux jours que nous demandions au service d’intervenir mais rien n’avait été fait. Nous étions vraiment inquiets au point où nous avons hésité à rester dormir auprès de lui ce soir-là. C’est notre plus grand regret aujourd’hui », précise Manon*, sa sœur.

Peu avant 22 heures, l’infirmière appelle, une première fois, le service de réanimation. Sans qu’aucun médecin vienne l’examiner, c’est par téléphone qu’une perfusion de sucre est prescrite pour pallier ce que l’on suppose être une hypoglycémie (un manque de sucre dans le sang).

Son état empirant, l’infirmière rappelle à nouveau et à deux reprises les médecins. Mais débordés et à la suite d’une erreur de transmission de dossier, ce n’est que six heures plus tard qu’ils le prendront en charge. Ils découvrent alors Laurent en semi-coma, qui, ayant manqué d’oxygène durant une période aussi longue, s’est étouffé en inhalant ses matières intestinales.

Malgré plusieurs tentatives pour le réanimer, il décède trois jours plus tard, le 14 mai, lorsque les médecins décident de débrancher les appareils de réanimation.

Dans le compte-rendu d’hospitalisation, daté du 22 mai et dont Mediapart publie un extrait, les médecins décrivent les dysfonctionnements et le retard d’intervention. Tout y est consigné : la surcharge de travail d’un « service débordé », les différents appels et l’absence de transmission du dossier du patient ; faute de ces informations, « l’interne retourne au bloc sans voir le patient ».

« Nous avons tout de suite demandé qu’une autopsie soit pratiquée, explique-t-elle, mais l’hôpital a refusé de la faire », prétextant que les causes de la mort étaient connues. Laurent a fait « une crise cardiaque », leur dit-on. Réponse pour le moins surprenante, puisque l’asphyxie dont il a été victime provoque effectivement une crise cardiaque, sans que cela ne renseigne en rien sur son origine.

La suite est accablante pour l’hôpital. Alors que la famille réclame le dossier médical, ce n’est que cinq mois plus tard et après de multiples relances qu’elle parviendra enfin à le récupérer. Parmi les documents qu’elle reçoit, le compte-rendu d’hospitalisation censé préciser l’origine de l’asphyxie de Laurent a été complètement modifié, occultant la responsabilité de l’hôpital.

L’horaire du premier appel est supprimé, effaçant de la sorte les six heures passées à attendre l’intervention des médecins. Effacées aussi la mention du service submergé et l’erreur de transmission du dossier du patient, retardant sa prise en charge. Enfin, la falsification va jusqu’à la suppression de l’état « comateux » à son arrivée en réanimation à 4 heures du matin.

L’hôpital européen Georges-Pompidou a tout simplement fait disparaître les dysfonctionnements de ses services à l’origine du décès.

Lors de nos révélations en décembre, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) avait reconnu « plusieurs écarts aux bonnes pratiques », concernant notamment « les délais de réponse lors d’un appel téléphonique à la réanimation ».

À la suite de la plainte déposée le 21 mai, Mediapart a recontacté l’AP-HP qui livre cette fois-ci une tout autre version en tentant de cautionner la fraude de l’hôpital. Elle se lance dans un remarquable exercice de dissimulation.

D’abord, l’AP-HP explique qu’une enquête interne a été menée et que ses conclusions excluent tout défaut de prise en charge. Première surprise : cet audit a été mené par l’hôpital, qui est donc juge et partie.

Les médecins réanimateurs que nous avons pu questionner ont été unanimes : « Nous n’avons pas été informés de l’existence d’une quelconque enquête. » L’un des responsables d’une unité de réanimation précise qu’« un audit interne, sans participation large des acteurs de santé, ne peut en garantir l’impartialité. S’il y a eu audit interne, c’était un secret bien gardé entre l’AP-HP, la direction de l’hôpital, son service responsable de la qualité des soins et le professeur Bernard Cholley à la tête de la réanimation. »

La suite de l’argumentation de l’AP-HP est tout aussi mensongère. Selon elle, les horaires retranscrits initialement seraient erronés : « Le service de réanimation intervient à 2 h 30 dans la chambre du patient […] et non “vers 4 heures”. » Pourtant, même le document falsifié par l’hôpital et sur lequel se fonde l’AP-HP mentionne bien une prise en charge à 4 heures.

Selon l’avocate de la famille, Nadine Melin, « l’existence de versions contradictoires d’un même compte-rendu de réanimation interroge naturellement mes clients qui craignent une volonté de dissimulation des causes réelles du décès de la victime ». Interrogée sur l’AP-HP, elle précise que « c’est très précisément ce qui justifie le dépôt de plainte de mes clients qui, face à la résistance de l’AP-HP, attendent de la justice qu’elle puisse établir les responsabilités de chacun ».

« Nous alertons sur la situation du service depuis 2014 », précise un médecin anesthésiste-réanimateur qui souhaite garder l’anonymat pour « éviter d’avoir un retour de bâton de la direction ».
Il égrène la longue liste des courriers adressés par des médecins à la direction, depuis 2017, restés lettre morte, et « des prescriptions de l’inspection du travail, sur lesquelles la direction de l’hôpital s’est assise ».

« C’est toujours le même refrain : nous sommes à 70 % des effectifs avec une activité chirurgicale croissante sans aucun recrutement supplémentaire pour assurer l’anesthésie lors des opérations et la surveillance nécessaire en réanimation. L’hôpital a recours à l’intérim. Ce qui est dangereux parce que ça ne permet pas la continuité des soins. Du côté des médecins, nous sommes plusieurs à être allés voir la médecine du travail parce que nous sommes surmenés. Nous ne supportons plus le stress provoqué par ces conditions de travail qui nous mettent en danger et qui peuvent surtout avoir de graves conséquences pour les patients. Et c’est déjà le cas », précise-t-il.

Depuis le décès de Laurent, « rien n’a été fait par la direction ni par l’AP-HP. Au contraire, on a fusionné deux services de réanimation avec des personnels qui ne sont pas formés aux mêmes spécialités. C’est catastrophique, poursuit le médecin. La direction ferme les yeux. On ment quand on dit qu’on améliore la qualité des soins. La qualité ne cesse de diminuer. Notre service n’est pas le seul à connaître de tels problèmes. L’orthopédie dont dépendait le patient décédé est aussi dans une situation dramatique. »

Manon, la sœur de Laurent, regrette que l’hôpital n’ait pas daigné lui répondre ni même s’excuser. « L’hôpital et l’AP-HP ont décidé de prendre contact avec l’ex-épouse de mon frère, qui n’est jamais venue le voir à l’hôpital. C’est certainement une autre stratégie pour essayer d’enterrer l’affaire. Car c’est nous qui suivions le dossier depuis le début, et c’est à nous que l’hôpital avait confié le corps de notre frère lorsque nous avons préparé son rapatriement dans son pays de naissance, pour l’enterrement. Mais nous irons jusqu’au bout, même si la bataille judiciaire risque d’être longue et qu’elle ne nous rendra pas notre frère. C’est pour sa mémoire et pour que les autres patients ne subissent pas le même sort. »