L’hôpital

Médiapart - SANTÉ REPORTAGE A Nantes, le projet de CHU, emblème d’une gestion technocratique de la santé

Juillet 2019, par Info santé sécu social

9 JUILLET 2019 PAR CAROLINE COQ-CHODORGE

Après Notre-Dame-des-Landes, c’est l’autre grand projet immobilier de Nantes : la ville veut construire un nouveau CHU, qui doit coûter un milliard d’euros. Il fait polémique en raison de sa localisation, sur l’île de Nantes, inondable, de son coût et de son projet médical. L’hôpital va perdre 362 lits dans le déménagement, au nom du « virage ambulatoire ».

Nantes (Loire-Atlantique), de notre envoyée spéciale. – « C’est comme dans le film, le directeur du CHU de Nantes pourrait dire à Agnès Buzyn : “Chérie, j’ai rétréci l’hôpital !” » ironise Jean-Luc Landas, médecin réanimateur qui a exercé au centre hospitalier pendant 30 ans, aujourd’hui en retraite. En tant que militant de la Ligue des droits de l’homme, il est membre d’un vaste comité pour le droit à la santé et à la protection sociale, à Nantes, opposé au projet de nouveau CHU.

À Nantes comme ailleurs, l’administration applique sa recette préférée pour contenir les dépenses de santé : réduire la taille des hôpitaux, en limitant la durée des hospitalisations, et le nombre de lits. Un nouveau Centre hospitalier universitaire (CHU) doit être construit en 2026, avec 228 lits en moins. Pourtant, la population ne cesse de croître en Loire-Atlantique : entre 2010 et 2015, l’agglomération nantaise a gagné 42 850 habitants (630 370 habitants au total), la Loire-Atlantique 83 000 habitants. Dans ce département, le nombre de lits par rapport à la population est déjà l’un des plus bas de France.

Après Notre-Dame-des-Landes, le nouveau CHU est l’autre grand projet immobilier de Nantes, plus important encore que l’aéroport abandonné. Et lui aussi ne cesse de faire polémique. D’abord pour son coût : 953 millions d’euros, soit le plus grand projet d’investissement hospitalier en France. Et le coût, comme souvent risque d’être sous-estimé.

« On pense que c’est un projet à 1,5 milliard d’euros, estime Olivier Terrien, représentant de la CGT au CHU. On va passer d’une dette de – 220 millions à – 650 millions d’euros », s’alarme-t-il. Pour boucler son projet, le CHU de Nantes va bénéficier d’une aide de l’État de 253 millions d’euros. Mais en 2027, quand le nouvel hôpital sera construit, il sera endetté à hauteur de 56 %.

Son emplacement, sur l’île de Nantes, fait également l’objet de critiques. L’île a longtemps été considérée comme inondable. Mais le préfet, en 2011, a estimé que même dans le scénario d’une élévation du niveau de la mer de 1 mètre à l’horizon de 100 ans, l’essentiel de l’île, y compris le nouveau CHU, resterait en zone non inondable.

Marie-Thérèse Neuilly, sociologue nantaise spécialiste des nouvelles vulnérabilités et de la prévention des crises, s’exprime « en tant que citoyenne, parce qu’il faut sortir du débat technico-politique. Cette île a toujours été sensible au fleuve. On ne sait rien de l’évolution future de notre environnement, on sait juste que l’on va vers le pire. Ce nouveau CHU n’est résilient à rien du tout. C’est un choix immobilier pour booster le centre-ville de Nantes, et ce n’est pas un choix très éclairé ».

Sur ce terrain alluvionnaire, 2 200 pieux doivent être plantés pour stabiliser l’édifice. « Et en cas de crue millénaire, l’hôpital serait 45 centimètres au-dessus du niveau de la crue. Mais tout autour, il n’y aura que de l’eau », s’offusque le professeur Bernard Le Mével, professeur de cancérologie à la retraite, et membre de l’association Groupement d’analyses et d’études de Loire-Atlantique (Galea), qui milite contre ce projet. Galea estime à 250 millions d’euros les surcoûts liés au choix de l’île de Nantes. Comme la CGT, Galea juge aussi « plus réaliste » l’estimation d’un coût final de 1,5 milliard d’euros.

En un tour de voiture, dans les faubourgs embouteillés de Nantes, le professeur Le Mével montre l’hôpital Laennec, à Saint-Herblain, ces 53 hectares boisés où il aurait aimé, comme d’autres, voir s’implanter le nouvel hôpital. Bernard Le Mével a dirigé jusqu’au début des années 2000 le centre de lutte contre le cancer de Nantes, indépendant du CHU. L’Institut de cancérologie de l’ouest (ICO) devait rejoindre l’île de Nantes, mais la nouvelle direction a finalement refusé, devant le coût du transfert.

Sur la route, le professeur de médecine montre la Polyclinique de l’Atlantique, un impressionnant complexe hospitalier privé dans les faubourgs de Nantes, avec tout l’espace nécessaire pour s’étendre. « Sur l’île de Nantes, il n’y a aucune possibilité d’extension, c’est un choix politique. Est-ce qu’il y a derrière une volonté de transférer de l’activité vers le privé ? » s’interroge-t-il.

Le médecin anesthésiste Jean-Luc Landas regrette le tour pris par le débat, très technique, qui n’a de ce fait pas retenu suffisamment l’attention de l’opinion nantaise. « Le fond du problème est ailleurs : qu’est-ce que c’est que cet hôpital ? »

Le projet architectural du nouveau CHU est magnifique : sur les dessins, la Loire se reflète sur des pavillons de verre, hauts de 6 étages, entre lesquels des passants déambulent, sur cette île largement dédiée à la promenade et aux circulations douces. L’hôpital est organisé autour d’un vaste plateau technique regroupant 54 blocs chirurgicaux, ainsi qu’un grand service d’urgences, deux fois plus grand que l’existant. « Dans le dimensionnement, on fait la part belle aux urgences, à la réanimation, aux soins critiques. Et on réduit l’hospitalisation classique », explique Laetitia Flender, directrice adjointe de l’hôpital

Sur 10,5 hectares doivent se concentrer la faculté de médecine, ainsi que les activités de court séjour du CHU de Nantes aujourd’hui réparties sur plusieurs sites, dont l’Hôtel-Dieu, et l’hôpital Laennec. Ces deux sites comptent aujourd’hui 1 612 lits. Sur lenouveau site, il n’y aura plus que 1 384 lits, 228 sont perdus. Et pour la seule hospitalisation conventionnelle, ce sont 362 véritables lits d’hospitalisation qui auront disparu.

Ce tour de magie a un nom : le « virage ambulatoire ». C’est la volonté des pouvoirs publics, depuis la fin des années 1990, de limiter la durée des hospitalisations à moins d’une journée : le patient entre le matin, est opéré (chirurgie ambulatoire), ou vient en consultation (médecine ambulatoire), et ressort le jour même. « Le virage ambulatoire est devenu le leitmotiv des élites modernisatrices », écrivent les sociologues Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, dans leur récent et indispensable ouvrage La Casse du siècle, à propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’agir, 2019).

La ministre de la santé Agnès Buzyn a fixé en 2017 un objectif très clair à l’hôpital public : « D’ici à 2022, je souhaite porter la médecine ambulatoire à 55 % et la chirurgie ambulatoire à 70 % », contre 43 % et 54 % aujourd’hui. Le CHU de Nantes va même plus loin, en se fixant l’objectif de 64 % de séjours ambulatoires, contre 48 % aujourd’hui.

C’est le professeur Gilles Potel, ancien chef de service des urgences et ancien président de la commission médicale d’établissement, qui est chargé, côté médecin, d’une mission transversale sur le nouveau CHU. Aux côtés de la directrice adjointe Laetitia Flender, il défend ce projet : « Sur 10 hectares, l’espace est optimisé. On y case la totalité de nos besoins. On anticipe, pour les 30 prochaines années, l’évolution technique des disciplines. L’ambulatoire est un progrès, les gens n’ont plus besoin de passer deux, trois, quatre jours à l’hôpital. Il n’y aura pas de diminution d’activité, le corps médical n’aurait jamais adhéré. Tout le monde doit se remettre en question et s’interroger : qu’est-ce qui apparaît, disparaît, se transforme ? »

La maternité est appelée à passer de 49 à 39 lits, grâce aux « retours précoces à domicile, explique pour sa part Laetitia Flender. On va aussi jouer avec les lits mutualisés entre la pédiatrie, la gynécologie et l’obstétrique ».

« Ils veulent diminuer la durée de séjour des parturientes, confirme Christophe Naulleau, secrétaire adjoint du syndicat FO de l’hôpital. Mais nous manquons déjà de lits. La semaine dernière, 30 femmes qui devaient accoucher chez nous ont été transférées dans d’autres maternités. » Laetitia Flender reconnaît que la maternité actuelle est déjà en tension : « Nous avons eu 4 200 accouchements l’an dernier, c’est un record, et ça bloque en salle d’accouchement. »

Même pour les personnes valides, jeunes, bien logées, entourées, l’ambulatoire peut être un choc, que raconte Pauline (voir son blog sur Mediapart) : la chirurgie gynécologique « à la chaîne », le personnel qui « court partout », le réveil d’anesthésie, seule, la chambre à libérer « fissa ». Et les SMS de l’hôpital reçus trois jours plus tard : « Si vous avez des nausées ou des vomissements importants, répondez simplement les trois lettres NPO par SMSC. »