L’hôpital

Témoignage d’interne sur les urgences, un regard sur la société

Septembre 2019, par Info santé sécu social

9 SEPT. 2019 LE BLOG DE JALAL CHARRON

Interne en santé publique, j’ai fait le choix d’assurer des gardes dans les services d’urgence de deux hôpitaux publics du nord de Paris. Chacune de ces gardes a été une expérience marquante. Après chaque nuit traversée dans l’univers des urgences, je ressentais le besoin de m’épancher, de raconter les choses que j’avais vues ou ressenties.

L’idée de ce témoignage est de coucher par écrit mon vécu et mes réflexions. En effet, pour moi, les urgences parlent de notre société et nous en révèlent un pan invisible. Les soignants y exercent leur métier avec difficulté, dans un univers où la violence est fortement présente.

Les urgences offrent un regard sur notre société

Premier fait marquant des urgences : la misère extrême dans laquelle est plongé un grand nombre de patients. Si Zola avait écrit au XXIème siècle, il aurait trouvé matière pour sa fresque parmi les patients des urgences.
Une péruvienne, immigrée, travailleuse clandestine qui me confie ses difficultés en pleurant : à peine mille euros pour vivre à cinq avec ses deux enfants, son mari et le frère de celui-ci dans quelques mètres carrés, en Seine-Saint-Denis. Elle est là parce qu’alcoolisé, son mari lui a porté des coups.
Un homme d’une cinquantaine d’années, d’origine africaine, désemparé, qui m’exhorte de trouver une solution pour sa fille, psychotique qui vit et soliloque sur la place de la République depuis quatre ans.
Un géorgien qui vient mourir seul en France, dans l’indifférence et la pauvreté, d’un carcinome hépato-cellulaire avancé. Notre médecine ne pouvait rien pour lui.
Un migrant, sur la route, qui souffre d’une douleur abdominale depuis les Balkans. Deux mois après, enfin à Paris, il se fait opérer d’une appendicite compliquée d’une péritonite. Trois jours à l’hôpital puis il sort. La suite des soins ? Dans la rue, porte d’Aubervilliers.
Des exemples, il y en a des dizaines chaque nuit. Migrants, toxicomanes, sans domiciles fixes, travailleurs pauvres, etc. Leurs conditions de vie favorisent la survenue de problèmes de santé. Leurs difficultés d’accès aux soins primaires rend leur passage aux urgences inévitable.

Permettant un espace de rencontre entre les personnes en grande précarité et les soignants, les urgences confrontent son personnel à ce pan de la société souvent invisible. Et si la force d’une société se mesure à la place qu’elle accorde aux plus faibles, alors les urgences nous offrent un regard sur celle-ci.

Érosion de la bienveillance dans un système à bout de souffle

A son arrivée aux urgences, pour les soignants, tout patient est présumé coupable. Coupable d’être patient. Coupable d’éprouver un peu plus le système. Il sera innocenté par la suite, si la gravité de sa situation justifiait effectivement son passage aux urgences.
L’organisation actuelle – le manque de ressources humaines notamment - épuise le capital empathie de certains soignants. Une routine s’installe ; la souffrance et la misère deviennent banales, quotidiennes. Une norme collective se développe : celle de l’indifférence et de l’exaspération. Exaspération devant certaines demandes perçues comme injustifiées, illégitimes, dans ce contexte tendu.
« Les tricheurs » sont ceux dont l’état de santé ne nécessitait pas la venue aux urgences et qui auraient choisi d’y venir par effet d’aubaine. Les demandes sociales et les patients les plus précaires sont, en particulier, visés par ce qualificatif. En effet, les urgences étant parfois, pour eux, le seul point d’accès au système de santé, ils peuvent s’y présenter avec des demandes minimes, qui auraient pu être prises en charge en ville.
Mais, comment peut-on penser qu’on puisse choisir d’attendre aux urgences pendant des heures par opportunisme ? C’est méconnaître l’influence des déterminants sociaux sur la santé et les comportements de santé : les patients précaires ont un moindre accès aux soins et ont des difficultés à se repérer et à évoluer au sein du système de santé. Les inégalités sociales de santé sont importantes en France, parmi les plus élevées en Europe.
Les patients en situation de précarité sont également plus difficiles à prendre en charge : barrière de la langue, hygiène négligée, difficultés à préciser leurs symptômes, à comprendre et suivre les consignes de soin, etc. Leur monde est trop éloigné de celui des soignants. L’échange demande un effort supplémentaire, davantage de temps. Mais aux urgences, le temps manque. Et que dire des demandes strictement sociales ? Ces patients pour lesquels les seuls soins à mettre en œuvre sont de leur offrir un repas, de leur permettre de s’hydrater ou de dormir quelques heures à l’abri, les « malades de l’hôpital » de Claudine Herzlich. Ces demandes-là sont encore plus mal perçues. Pourtant, si l’on se place dans une perspective historique, les hôpitaux, les hôtels-Dieu du Moyen-Âge avaient vocation à accueillir les plus pauvres, les indigents et ne se sont ouvert au reste de la population qu’en 1941.

Un univers de violence… où l’on use d’une rhétorique guerrière.

Atmosphère de fin du monde. Cris, insultes, sang, ampoules de verre brisées, éparpillées sur le sol, présence des agents de sécurité, voire des forces de l’ordre. Aux urgences, la violence est omniprésente.
Le vocabulaire utilisé relève d’un champ lexical guerrier : « Ici, c’est la guerre » ou encore « Il faut tenir le secteur long ! ». Les soignants se perçoivent comme des survivants et chaque nuit est l’occasion de se prouver leur combativité. La réputation des lieux est connue en Île-de-France, on est fier de travailler là.

Tenir, combattre, il le faut : les altercations avec les patients et leurs familles sont fréquentes et il n’est pas rare d’entendre les soignants discuter des suites d’une plainte pour violence déposée contre un patient ou sa famille au sortir d’une garde. Côté patient : l’attente trop longue, les émotions ; côté soignant : le stress, le surmenage, le manque de temps disponible pour rassurer les familles. L’ensemble contribue à tendre le climat et rend certaines situations explosives. En témoigne le dernier rapport de l’observatoire de la violence : les urgences sont le second secteur en France – après la psychiatrie - signalant le plus grand nombre de situations de violence ; plus de 3000 signalements en 2018.

Le tableau paraît sombre. Pourtant, chaque nuit est une aventure, une traversée, faite d’instants de colère, de frustration, de renoncements mais aussi de rencontres humaines, de moments de joie et de rire.
Il n’en reste pas moins que la souffrance des urgences est le symptôme d’un malaise au sein de notre système de santé, et plus largement de notre société. Un rempart en train de céder.
Il est urgent de redonner aux soignants, si courageux, les moyens d’exercer leurs métiers à hautes exigences humaines. Il est urgent que notre société se donne les moyens de réellement accueillir, loger et intégrer les plus miséreux.