Perte d’autonomie, “dépendance”

Le Monde.fr : Dépendance : « On ne peut nier que les aidants sont pris dans des dilemmes profonds

Septembre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : Dépendance : « On ne peut nier que les aidants sont pris dans des dilemmes profonds »

Tribune

Collectif

Cinq chercheurs contestent l’idée que les aidants d’un proche dépendant puissent faire le libre choix de se retirer du marché du travail.

Publié le 09 septembre 2019

Tribune. Comment entendre la parole et les besoins des aidantes et aidants de personnes en situation de handicap ou de personnes âgées en perte d’autonomie ? La question se pose aujourd’hui alors qu’une réforme des dispositifs publics de soutien à l’autonomie est annoncée. Au sein de notre laboratoire (LISE-CNRS, CNAM, Paris), nous avons achevé ce printemps une recherche sur les proches aidants et avons, entre autres, procédé à l’analyse de près de soixante entretiens approfondis auprès de personnes fortement investies dans l’aide à domicile d’un ou d’une proche.

A ce titre, on ne peut que partager, au moins pour une petite part, le point de vue exprimé dans une tribune du Monde publiée le 2 septembre (« Il ne faut pas “envisager les aidants familiaux comme des corps exclusivement souffrants ou victimisés” », Le Monde du 2 septembre) : il est délicat de réduire la diversité de la situation des proches aidants à une plainte ou un enfermement.

Nombre d’entre eux trouvent une satisfaction à contribuer concrètement au bien-être d’un proche entravé dans son corps et sa participation au monde. Cette interprétation rejoint celle mise en avant par Nancy Fraser dans son texte « After the family wage » dans la revue Political Theory (vol. 22, no 4, novembre 1994). La philosophe américaine y défendait le développement d’arrangements politiques et sociaux permettant à tout le monde de faire librement le choix d’une activité pleine de sens auprès d’un proche vulnérable, plutôt que de privilégier pour tous et tout le temps la présence sur le marché du travail.

3,90 ou 5,84 euros de l’heure

Mais une telle inversion des valeurs ne se décrète pas, et donner à penser que les conditions d’un vrai choix sont réunies est fallacieux. Plus encore, évoquer sempiternellement le chiffre de 8,3 millions d’aidants en France ou prétendre que 90 % d’entre eux réalisent ce choix librement contribue plus à brouiller la réalité de l’aide qu’à sensibiliser l’opinion. Surtout quand ils cohabitent avec la personne aidée, sont en âge de travailler, de santé fragile, ou que leurs liens sociaux ont été emportés par le huis clos de l’aide en continu, les aidants sont pris dans des dilemmes profonds.

Les aidants de personnes en situation de handicap pallient notamment la saturation des accueils collectifs et des services à domiciles. Les 3,90 ou 5,84 euros de l’heure payés au titre de la prestation de compensation du handicap (PCH), comme « dédommagement » aux aidants familiaux, ne sont pas reçus comme une rémunération réelle, mais comme une « contribution » peu déterminée. Les personnes savent que leur non-présence sur le marché du travail est un risque d’exclusion sociale, car les cotisations retraites sont minimales et l’assurance-chômage absente. La situation est moins lourde pour les aidants de personnes âgées, car l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) peut assurer smic et couverture sociale décente.

« Les dispositifs français d’accompagnement du handicap et de la perte d’autonomie ont créé une base d’intervention globalement efficace et bien pensée. » (Photo : timbre dessiné par Michel Granger paru en 2005.)

« Les dispositifs français d’accompagnement du handicap et de la perte d’autonomie ont créé une base d’intervention globalement efficace et bien pensée. » (Photo : timbre dessiné par Michel Granger paru en 2005.)

On relève aujourd’hui l’efficacité d’une politique française de soutien aux aidants qui favorise l’investissement des proches. Les lois récentes ont clarifié leur statut juridique et favorisent le financement de formations affûtant leur action. Mais les balbutiements des droits au répit et aux congés, ainsi que l’insuffisance des rémunérations et des droits sociaux accordés rappellent aux familles qu’il faut concilier aide et présence sur le marché du travail, et combiner les ressources. D’ailleurs, malheur aux aidants isolés, aux enfants uniques, aux mères divorcées, aux familles où règnent discorde et assignations…

Inégalité devant la survenue du handicap

En dépit de ces insuffisances, les dispositifs français d’accompagnement du handicap et de la perte d’autonomie ont créé une base d’intervention globalement efficace et bien pensée. L’accompagnement individualisé, les visites à domicile, la mobilisation de savoirs pluridisciplinaires gagnent en performance, car l’expérience s’accumule. Certains départements peinent cependant à faire ce travail de façon humaine, et ils doivent être mieux soutenus.
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De la même façon, il faut reconnaître que les personnes et les familles ne sont pas égales devant la survenue du handicap ou de la perte d’autonomie. Le reconnaître n’implique pas de créer des formes bureaucratiques qui devraient s’appliquer à tous, mais suppose d’être prêts à concentrer les moyens de manière à éviter que les souffrances ne se cumulent. Cela implique de prendre en compte la complexité de la situation des aidants, dans les familles, quant à leur parcours de vie individuelle, leurs trajectoires professionnelles et leurs protections de moyen et long terme.

Le législateur a bien compris par le passé quels coûts économiques et sociaux immenses il épargne à la collectivité en accompagnant les proches aidants. Une consolidation du dispositif pour aller, notamment, vers des droits et des protections plus complètes, est plus que jamais à l’ordre du jour.

¶Les signataires : Olivier Giraud, directeur de recherche CNRS au laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE, CNRS et CNAM) ; Anne Petiau, chercheuse au Centre d’étude et de recherche appliquées (CERA) de BUC Ressources (Yvelines), centre régional de formation aux métiers de l’éducation spécialisée, de l’accompagnement social, médico-social et de l’aide à la personne ; Barbara Rist, maîtresse de conférences en sociologie au CNAM, membre du LISE ; Abdia Touahria-Gaillard, chercheuse à l’Observatoire des emplois de la famille de la Fédération des particuliers employeurs (Fepem) ; Arnaud Trenta, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES).

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