L’hôpital

Libération - Covid : colère noire chez les urgentistes de la « ville rose »

Juillet 2020, par Info santé sécu social

JOURNAL D’ÉPIDÉMIE

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 9 juillet 2020

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique quotidienne d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus. Il relaie aujourd’hui une lettre de 25 médecins urgentistes de Toulouse qui démissionnent de leurs fonctions.

Ma femme me demande souvent « T’en as pas marre d’avoir toujours raison ? » Je sens bien la pointe d’ironie féminine dans cette question. Alors je réponds que j’aimerais bien avoir tort, surtout quand avoir raison signifie jouer les Cassandre, apercevoir l’iceberg avant les autres sans pouvoir modifier la trajectoire finale. Il y a moins d’un mois, dans ces colonnes (« Summer is coming »), j’alertai sur la situation catastrophique des services d’urgence qui avaient affronté la pandémie et dont les personnels, exsangues, voyaient venir l’été avec effroi ou lassitude.

Oihan, 34 ans, urgentiste, m’avait clairement prévenu : « On nous a filé des moyens temporaires pour passer la crise, qui en pratique correspondent aux moyens dont on aurait besoin pour bosser décemment en temps normal. Les trois quarts de ces moyens ont été repris dès le bordel fini et on nous a gentiment expliqué que oui, mais bon, faut pas déconner non plus, hein, ça coûte du pognon tout ça. » Un pognon de dingue. Vous connaissez la chanson.

Je savais que Oihan avait raison. Avec l’administration hospitalière, le pire n’est pas seulement toujours probable, il est certain. Cela tient moins à la personnalité des cadres qu’à la logique du système. Alors que l’on célèbre l’arrivée au gouvernement de Jean Castex et de Roselyne Bachelot, deux fervents défenseurs de l’hôpital-entreprise, qui ont contribué à mettre en place la tarification à l’activité, comment imaginer que ceux qui ont toujours considéré les soignants comme des inconscients dépensant sans compter se réinventeraient réellement, dès lors qu’ils se seraient autoconvaincus que la crise serait passée ?

Si le mécanisme décrypté avec lucidité et cynisme par Oihan se met en place, dans la France entière, ce sont les urgentistes d’un des Samu les plus réputés du pays, le Samu 31, qui les premiers lancent l’alerte…

Christophe Pauron, 47 ans, est responsable du Smur de Toulouse. Il me fait cette confidence : « Nous avons tous conscience du coût des soins, et avons toujours travaillé en essayant d’être les plus économes possible. Il y a quelques années, le centre de régulation était au bord de l’implosion. Les médecins régulateurs ont accepté de prendre en charge, en plus de leur travail, la régulation d’un département annexe pour pouvoir débloquer des fonds qui ont permis de créer un nouveau centre de régulation informatique fonctionnel, sans que cela coûte à l’hôpital.

« En octobre dernier, nous avons alerté car les conditions de travail devenaient dangereuses, pour les personnels comme pour les habitants de la région. Nos demandes ont été notées, mais rien n’a été fait. Jusqu’à la pandémie. Soudain, ce que nous demandions pour travailler dans des conditions décentes, et qui nous avait été refusé, nous a été octroyé du jour au lendemain. Ce qui nous a permis, malgré la tension et la charge de travail, de faire face à la crise, en mettant en place une régulation Covid dans laquelle sont venus travailler volontairement des dizaines de jeunes externes que nous avons formés pour nous seconder. Nous avons créé des VLMG, véhicules légers emportant un binôme : médecin généraliste et ambulancier, qui nous permettaient d’éviter d’envoyer aux urgences en ambulance des patients qui n’allaient pas bien et avaient besoin d’une visite à domicile rapide alors que les médecins de ville sont, comme partout, surchargés.

« Pendant ces quelques mois, nous n’avons pas sorti la tête de l’eau car ces nouvelles lignes de gardes ne s’étaient pas accompagnées de recrutement donc, pour les remplir, nous avons accepté de travailler d’arrache-pied. C’était épuisant, mais nous nous sentions utiles, efficaces et respectés. Et puis fin juin, le couperet administratif est tombé. Tout ce qui nous avait été accordé nous est retiré brutalement, au motif que la pandémie serait terminée. L’équipe est sous le choc. Je vois des régulateurs avec vingt ans de bouteille terminer leur garde en larmes, avec la sensation terrible de ne pas pouvoir répondre à la détresse des gens de manière décente. Je vois des gens qui aiment leur métier avoir honte de l’exercer dans les conditions qu’on leur impose. Des soignants qui ont le service public à cœur songer à raccrocher leur blouse, parce qu’ils auraient honte de dire à leurs enfants comment s’est passée leur journée de travail… »

Un de ses collègues, François Delbes, a bientôt 50 ans : « Arrivé depuis environ trois ans au CHU de Toulouse, partagé entre les urgences et le Samu, je n’avais exercé ma fonction d’urgentiste qu’en région parisienne, dans un Samu bien doté. Ici, j’ai découvert le poids du travail, les collègues en poste qui ne pouvaient pas se parler, pas le temps, la tête dans le guidon. La jeunesse de l’équipe médicale, avec une pression déjà conséquente, des arrêts médicaux répétés, et évidemment des mails hebdomadaires pour assurer des remplacements. Il y a aussi l’écrasante activité aux urgences, avec la responsabilité de 15 à 20 patients en simultané la nuit pour chacun d’entre nous, soit 350 entrées en moyenne et la nuit blanche quasi assurée.

« Que dire de l’activité au Samu avec un nombre d’appels incessants, à peine le temps de pisser, et trois véhicules le week-end pour tout le département, avec les spécificités du rural avec son lot d’accidents de la route, d’accidents agricoles, et de la ville avec ses rixes, ses maladies cardiovasculaires. Et comme c’est l’hôpital de référence dans certaines spécialités, il y a les jonctions avec les Smur des départements voisins pour y emmener des polytraumatisés, des accidents vasculaires cérébraux, des infarctus. Et puis au cas où on s’ennuierait, en plus, on s’occupe de marins en détresse aux quatre coins du globe, [activité spécifique du Samu de Toulouse, héritage de Louis Lareng, pionnier, entre autres, de la téléconsultation médicale, ndlr].

Tout cela retentit sur ma vie personnelle avec une grande irritabilité en sortie de garde, une fatigue qui dure bien plus "qu’un lendemain de garde" et des enfants qui me trouvent moins souvent à la maison. J’envisage personnellement, à contrecœur, de changer de spécialité médicale ou de muter dans un autre établissement. Parce que ce n’est plus possible. »

Charlotte, urgentiste, a 33 ans : « Etre urgentiste dans un CHU en 2020, c’est aller travailler la peur au ventre. C’est avoir honte de ne pouvoir soigner correctement les gens par manque de moyens. C’est répondre en régulation en s’excusant de ne pas avoir de solution pour aider les gens autre que d’envoyer une ambulance pour un service d’urgence. C’est refuser un bon nombre de demandes d’hospitalisations. C’est rentrer le soir en ayant honte de raconter sa journée à sa famille. J’admire mes collègues qui ont quarante ans d’hôpital public derrière eux. Mais en 2020 je doute que c’est ce soit possible dans ces conditions. Fini l’époque dorée où le Covid a permis de soigner les gens dignement avec des moyens et de la confraternité. Maintenant on est retourné à l’âge de pierre. »

Philippe Frontin, 58 ans, directeur adjoint du Samu, a connu à Toulouse trois situations exceptionnelles : « Je suis arrivé à Toulouse il y a trente ans. J’ai vécu l’explosion d’AZF, les attentats de Merah et la pandémie de Covid. À chaque fois les médecins, mais aussi l’ensemble du personnel, ont fait preuve d’un niveau d’adaptabilité et de résilience difficilement imaginable. Mais ce qui se produit actuellement représente pour moi le quatrième évènement exceptionnel de ma vie professionnelle. Et là, on ne parle pas d’explosion, d’attentat, d’épidémie… mais d’un quotidien qui devient intenable pour les médecins que nous sommes. »

Il m’explique que le Samu de Toulouse est historiquement sous-doté, que la population de l’agglomération a explosé, sans pour autant que le nombre de postes et de lignes de garde ait évolué en trente ans. Certaines nuits, me confie-t-il, pour une agglomération d’un million d’habitants, il n’y a qu’un seul véhicule de Samu disponible : « Le manque criant de moyens, la suppression de solutions innovantes mises en place pour le Covid, et qui s’avèrent être utiles au quotidien pour la population, rendent la situation périlleuse. Et la charge émotionnelle supportée par les urgentistes dépasse de loin tous ces événements exceptionnels que nous avons vécus. Je quitte mon boulot en ayant peur pour certains de mes collègues. Je vois qu’ils sont à bout, je sais comment ce genre de chose peut finir, quand les soignants qui ont leur boulot à cœur sont contraints de l’exercer dans des conditions indignes. A un moment, ça suffit. J’ai conscience d’être un dinosaure… Des médecins comme moi, qui restent trente ans dans la même structure, ça n’existera plus. C’est comme pour les infirmières. On en forme des cargaisons, on les envoie aux urgences où on les épuise au bout de deux ans, et on les remplace. Tout se passe comme si on avait décidé de traiter les soignants comme des Kleenex, de les essorer et de les jeter. Au total, on diminue notre espérance de vie pour rallonger celle des autres. »

Et Julie, 39 ans, résume bien le dilemme auquel sont confrontés les soignants : « On nous retire les moyens de travailler décemment et on nous dit : "Faites au mieux." Mais au mieux avec quoi, bordel ? Nous sommes médecins, pas magiciens. On implose. Tous. Je vois des collègues d’une solidité exceptionnelle s’effondrer. Je vois tout le système de santé et ce qu’il veut servir de noble s’effondrer. Comme si on disait, nous aussi, depuis des années qu’on ne peut pas respirer, et que là, on perde connaissance. »

Dans une lettre adressée à la direction de l’ARS et de l’hôpital, 25 médecins urgentistes, du pôle de médecine d’urgence du CHU de Toulouse, décrivent les raisons qui les poussent à démissionner lundi prochain.

« Ah ils étaient bruyants les applaudissements, tous les soirs à 20h. Elles étaient larmoyantes, les déclarations comme quoi nous faisions un travail formidable. Au SAMU 31, au sein du Pôle de Médecine d’Urgence du CHU de Toulouse, le personnel s’est mobilisé sans compter pour faire face au mieux à la crise sanitaire. Prendre en charge les malades du Covid tout en assurant également les soins les meilleurs possibles à nos autres patients, victimes d’accidents de la route et autres infarctus. Et pourtant…

« En 2019, harassés de ne plus pouvoir garantir la sécurité des patients faute de moyens humains, les médecins urgentistes s’étaient mobilisés. Il fallait plus de médecins régulateurs au Samu, plus d’équipes Smur (le bassin démographique toulousain étant le moins bien doté de France), et plus de médecins aux urgences. La direction du CHU de Toulouse avait alors déclaré entendre l’expression de ces besoins, et accepté de travailler à la mise en œuvre des moyens nécessaires.

« Face au spectre d’une catastrophe sanitaire, des solutions ont été trouvées à la hâte au moment de la crise du Covid. Les équipes médicales ont organisé les procédures, créant ex-nihilo autant de process que de lignes de garde, pour offrir à la population une prise en charge de qualité, de l’appel au centre 15 jusqu’aux urgences, en passant par les soins préhospitaliers. Tous ont œuvré en dépassant outrageusement leur temps de travail de travail réglementaire.

« Avec l’accalmie, ceux des moyens qui ne s’avéraient plus nécessaires ont été suspendus après concertation. Bien sûr, ceux constituant un apport majeur et indispensable à la sécurité des patients ont été maintenus. La présence d’un urgentiste la nuit aux urgences de Purpan, d’un médecin régulateur en nuit profonde au centre 15, l’existence d’une quatrième équipe de Smur sept jours sur sept (au lieu de cinq jours sur sept précédemment) et l’activité d’équipes de médecins généralistes intervenant sous l’égide du SAMU sont des éléments dont le service rendu à la population rend inimaginable qu’ils ne soient pas pérennisés.

« A moins d’avoir un profond mépris pour nos concitoyens. A moins de considérer les urgentistes comme des torchons qui essuient les crises. A moins de faire fi de la sécurité des patients.

« Le maintien de ces quelques moyens, dont la nécessité était déjà criante, implique forcément moins de repos. Plus de lignes de garde, c’est donc plus de gardes pour chacun. Les urgentistes y sont prêts. Si c’est pour faire notre métier dans des conditions un peu plus correctes vis-à-vis de nos patients, nous acceptons de sacrifier encore davantage notre temps. Mais exercer ce métier difficile, dans des conditions épouvantables et indignes pour les patients : c’est non.

« La direction du CHU de Toulouse a décidé de suspendre la totalité de ces moyens, nous contraignant à travailler dans la peur. La peur permanente de ne pouvoir assurer nos missions face aux besoins de la population. La crise du Covid a suscité la peur de nos concitoyens et de nos dirigeants. Nous avons tenu face à celle-ci. Nous refusons désormais d’exercer au quotidien dans la peur, faute de moyens pour travailler correctement.

« C’est pourquoi nous choisissons de quitter nos fonctions dans une institution où la seule de nos revendications, celle de la sécurité de nos patients, est traitée avec le plus grand mépris. »

Summer has arrived. Sous vos applaudissements.

Christian Lehmann médecin et écrivain