L’hôpital

Télérama - Covid-19 : l’inquiétante fatigue des infirmiers français

Octobre 2020, par Info santé sécu social

Valérie Lehoux,
Publié le 13/10/20

Alors que le nombre d’hospitalisations repart à la hausse, l’Ordre national des infirmiers tire la sonnette d’alarme. Epuisés, en manque de considération, 43 % des infirmiers interrogés dans une récente enquête disent ne pas savoir s’ils feront encore ce métier dans cinq ans.

Des conditions de travail dégradées, des repos reportés, des tâches qui dépassent les domaines de compétence réglementaires… Une étude menée par l’Ordre national des infirmiers, du 2 au 7 octobre, dévoile un découragement profond chez les professionnels. 57 % d’entre eux assurent ne pas avoir suffisamment de temps pour prendre en charge correctement leurs patients. Plus d’un tiers affirment être en effectifs réduits par rapport à la normale. Et 43 % des infirmiers envisageraient de changer de métier. D’ailleurs certains l’ont déjà fait. Entretien avec Patrick Chamboredon, président de l’ONI.

Vous attendiez-vous à des résultats aussi préoccupants ?
Franchement, non. Une dégradation aussi importante, en si peu de temps, c’est inédit. Avec le Covid, le sentiment d’épuisement a quasiment doublé en quatre mois : il touchait près de 30 % des infirmiers lors de la précédente étude au printemps ; il en concerne désormais 57 %. Bien sûr, c’est la conséquence directe des conditions de travail. Car si on parle beaucoup des difficultés matérielles des médecins, celles des autres professionnels de santé sont tout aussi réelles. Et dans un service de réanimation notamment, nous faisons tous partie de la même chaîne : médecins, infirmiers, aide-soignants, kinés, etc.

“Certains infirmiers ont déjà rendu leur blouse, et quitté la profession. Et des étudiants nous disent que finalement, ils hésitent à continuer dans cette voie, après ce qu’ils ont vu et vécu au printemps dernier...”

L’épuisement est sans doute aussi lié aux annonces faites sur les temps de repos, les vacances d’automne qu’il faudrait reporter. Certains infirmiers ont déjà rendu leur blouse et quitté la profession. Et des étudiants nous disent que finalement, ils hésitent à continuer dans cette voie, après ce qu’ils ont vu et vécu au printemps dernier... Sur le terrain, il faut savoir que les élèves de troisième année ont fait fonction d’infirmiers à part entière ; les première et deuxième année n’étaient pas directement au front, mais ils étaient aussi mobilisés. Aujourd’hui, l’absence de visibilité pèse sur tout le monde. On nous annonce encore des mois d’épidémie, et le vaccin reste une hypothèse lointaine. À court terme, l’horizon n’est radieux pour personne, a fortiori pour celles et ceux qui assument une profession difficile et peu reconnue.

L’épuisement dont vous parlez est-il physique ou moral ?
Les deux. Quand la première vague a frappé le pays, nous nous sommes beaucoup inquiétés – à raison – pour les patients qui souffraient de maladies graves ou chroniques, et dont les interventions étaient déprogrammées, et le suivi médical moins bien assuré. Mais dès le début aussi, nous avons mis en garde contre l’effet de ressac d’une deuxième vague... sur les professionnels de santé. Au printemps, tout le monde a tenu sur l’adrénaline de l’urgence. L’union sacrée s’est faite au sein de l’hôpital, avec des procédures simplifiées et un mot d’ordre partagé, le fameux « quoi qu’il en coûte » assumé par le président de la République. Des barrières sociologiques sont tombées entre les médecins, les administratifs, les infirmiers, les brancardiers. Nous nous sommes tous lancés à corps perdu dans la bataille.

Je ne dirais pas que cette union a disparu, mais les professionnels de santé, aussi motivés soient-ils, sont d’abord des femmes et des hommes. D’autant plus fatigués qu’ils ignorent combien de temps la mobilisation va devoir durer. Et puis certains sont tombés malades : on n’a pas d’estimation précise pour la France, mais on sait que plusieurs centaines d’infirmiers sont morts du Covid dans le monde.

Le répit de l’été n’aura donc pas suffi à reprendre des forces ?
20 % des quelque 60 000 infirmiers qui ont répondu à l’enquête disent qu’ils n’ont pas pris leurs congés. C’est considérable. Pendant la première vague, certains patients (qui avaient besoin d’autres soins) ont refusé que les infirmiers accèdent à leur domicile par crainte qu’ils soient vecteurs du coronavirus – tout cela alors que les équipements de protection faisaient souvent défaut. D’où la mise en place de deux filières : l’une pour les malades du Covid, l’autre pour les « non-Covid ». On a évité ainsi les risques de contamination. Mais deux filières, cela veut dire plus d’effectifs, et les remplaçants, ayant travaillé en même temps que les titulaires, n’étaient pas disponibles pour assurer la relève pendant les vacances. D’autant que depuis l’été, la multiplication des tests PCR mobilise beaucoup de monde.

Vous dites que certains, découragés, ont déjà quitté la profession. Combien sont-ils ?
Je ne sais pas, mais les témoignages se multiplient. Le Ségur de la santé n’a rien réglé : même si l’effort financier est réel (une augmentation de 180 euros nets, qui sera effective progressivement en deux ans), et que nous remontons un peu dans le classement de l’OCDE des rémunérations, il faut aller plus loin. La France compte environ 700 000 infirmiers. À l’horizon 2040, on estime qu’ils devront être un million. La profession continue de susciter des vocations, puisque environ 100 000 bacheliers chaque année veulent entamer des études d’infirmiers (pour un numerus clausus d’un peu plus de 30 000). Il existe une appétence réelle pour ce métier… Encore va-t-il falloir la maintenir, pour que la désaffection de ces derniers mois ne s’installe pas.

Avec le Covid, 30 % des infirmiers disent avoir effectué des tâches qui sortaient de leur domaine de compétences réglementaire…
C’est inacceptable. Parfois, les infirmiers sont surqualifiés pour ce qu’on leur demande – ce qui à la limite peut être positif pour le patient, mais pas pour eux ! Mais singulièrement pendant l’épidémie, ils se sont retrouvés à assumer des missions pour lesquelles ils n’avaient pas été formés – je pense notamment aux étudiants. Il y a eu des dépassements de tâches, des défauts d’encadrement. Et même dans un quotidien plus « ordinaire », il arrive souvent que les infirmiers assument des responsabilités qui dépassent leurs compétences réglementaires. Par exemple, très concrètement, si un patient arrive avec une hypertension sévère, l’infirmier va vérifier qu’il a bien pris son traitement, qu’il n’est pas en surcharge hydrique, s’il a des diurétiques... Et si un médecin n’est pas disponible immédiatement, il va éventuellement ajuster sa posologie pour éviter le risque d’AVC. Cela, l’infirmier sait le faire grâce à son expertise clinique et empirique. Or réglementairement, il n’en a pas le droit ! C’est une lourde responsabilité qu’il doit assumer seul.

“Nous n’allons pas remplacer les médecins, évidemment, mais il est temps qu’on nous reconnaisse davantage d’autonomie. Notamment pour les vaccins, et vu le contexte actuel, c’est plus nécessaire que jamais.”

Il est donc essentiel d’accorder les textes à la réalité du terrain. La reconnaissance d’une profession passe par la reconnaissance des actes qu’elle accomplit. Les textes ont été légèrement revus en 2014, mais pour l’essentiel, ils datent d’il y a quasiment vingt ans. Or en vingt ans, les techniques ont évolué, les pratiques aussi. On parle de plus en plus de l’ambulatoire, mais on ne donne pas aux infirmiers les moyens de l’assumer. Nous n’allons pas remplacer les médecins, évidemment, mais il est temps qu’on nous reconnaisse davantage d’autonomie. Notamment pour les vaccins, et vu le contexte actuel, c’est plus nécessaire que jamais. Car nous avons un vrai problème de santé publique en France : les gens, en particulier ceux qui souffrent d’une affection de longue durée, ne se font pas assez vacciner contre la grippe saisonnière.

Mais les infirmiers peuvent administrer le vaccin contre la grippe !
Pas seuls. Si vous souhaitez vous faire vacciner par un infirmier, il vous faudra d’abord aller voir un médecin. Pourquoi ? Quand on vaccine quelqu’un, on le fait asseoir, on lui mesure la tension, on lui demande s’il prend des anticoagulants… Bref, nous sommes tout à fait à même d’effectuer ce geste-là, sans prescription préalable. Il serait plus que temps qu’on nous y autorise. Cette année, si l’épidémie de grippe arrive en même temps que celle du coronavirus, le système de santé hospitalier va exploser.

Tout cela ne se règlera pas en trois semaines. Que préconisez-vous pour le court terme ?
D’abord, que les personnels puissent prendre leurs congés, que le management soit bienveillant, et qu’on s’attaque au problème du sous-effectif dans les services hospitaliers. Il est impératif de préserver les soignants si on veut garantir un niveau de soin correct aux Français. Ensuite, il faudra rendre cette profession plus attractive, et pas seulement avec des salaires revalorisés, mais en lui ouvrant de nouveaux champs d’action. Les infirmiers font rarement la une des journaux ; ils ont pourtant une expertise qui ne demande qu’à être entendue pour le bien du patient. On ne fait pas cette profession par hasard. La deuxième vague arrive… Il est urgent que les lignes bougent pour qu’ensemble, nous assumions ce défi.